Ni Derrida, ni Searle - Philosophie - Espace pédagogique académique

Ni Derrida, ni Searle

, par Louis Rouillé - Format PDF Enregistrer au format PDF

 Introduction : le contexte

Jacques Derrida n’a pas vécu assez longtemps pour "lire dans la presse" les accusations d’agression sexuelle portées sur la personne de John R. Searle en 2017, et qui lui ont valu de perdre son statut de professeur émérite de l’université de Berkeley en 2019. Dire que Derrida s’en serait réjoui est trompeur, dans la mesure où on imagine mal qu’il puisse se réjouir d’un tel marasme académique, cependant il aurait pu s’en réjouir dialectiquement car cela aurait pu servir son propos et nourrir la controverse entre les deux philosophes. Il nous aurait fait imaginer la scène de harcèlement sexuel relatée dans la presse, aurait mis dans la bouche de Searle un speech act bien senti et aurait demandé à Searle d’en faire une analyse, tout en se gardant d’affirmer sérieusement que la chose fut le cas, ce qui lui aurait donné l’occasion de produire un autre speech act défiant l’analyse, mis en scène pour l’occasion. On aurait eu là un petit condensé de la rhétorique acerbe et auto-réfléchissante dont se revendiquait le philosophe français. Ainsi qu’une mise en abyme très sophistiquée (chiadée, même) de la forme ad hominem, qui est certainement la forme argumentative la plus brillamment illustrée dans le débat Derrida-Searle, par les deux philosophes, chacun dans son style.

J’ai lu le débat Derrida-Searle, [1] car j’ai le plaisir et la chance de travailler aux côtés de Bruno Leclercq à l’université de Liège cette année, et que celui-ci enseigne ce débat dans un cours de master de philosophie du langage. Cette lecture me fut très pénible et je ne l’aurais certainement jamais initiée spontanément. J’avais déjà eu oui dire de cette controverse. Étant moi-même formé en philosophie analytique dans un contexte majoritairement français à l’école normale supérieure entre 2012 et 2019, j’ai beaucoup réfléchi aux dialogues entre les traditions et à la forme désirable qu’ils pourraient prendre. Dans ce contexte, le débat Derrida-Searle fait figure de contre-modèle, et c’est à peu près ce que j’en retenais. [2] Cette lecture ne m’a évidemment pas laissé indifférent, comme on le verra plus bas. D’une certaine manière, elle me permet d’avancer sur la "question institutionnelle" qui me traverse et qui trouble aussi beaucoup de mes camarades. C’est loin de Paris, en périphérie, que l’on avance certainement le plus sereinement sur le sujet. [3] Je remercie donc Bruno de me permettre, comme il permet à beaucoup d’autres personnes. Que Derrida et Searle soient aussi remerciés, dans tous les sens du terme.

 Développement : l’événement

 Préliminaires

Le débat entre les deux philosophes passe pour contradictoire. Mais je crois qu’il est plutôt contraire. Pour rappel : on appelle contradictoires deux propositions qui ne peuvent ni être vraies ensemble, ni être fausses ensemble. Par exemple, la contradictoire de "tous les humains sont mortels" est "il y a un humain immortel". Si l’une est vraie, l’autre est fausse ; et vice versa. En revanche, on appelle contraires deux propositions qui ne peuvent pas être vraies ensemble, mais qui peuvent être fausses ensemble. Par exemple, "tous les humains sont des femmes" et "tous les humains sont des hommes". À l’évidence, si l’une est vraie, l’autre est fausse, dans la mesure où "être une femme" et "être un homme" sont mutuellement exclusifs (mais pas nécessairement exhaustifs). À l’évidence aussi, ni l’une ni l’autre n’est vraie. Les deux propositions sont effectivement incompatibles, mais, surtout, elles sont toutes les deux fausses. Et c’est ce dernier point qui est important.
La position de Derrida et celle de Searle sont clairement incompatibles, et ils font tout leur possible sur chaque sujet pour exhiber cette incompatibilité. Mais, l’important n’est pas tant de savoir que si l’un a raison, l’autre a tort. On voudrait savoir si au moins l’un des deux a raison. Et il y a des bonnes raisons de penser que les deux ont tort. Ce qui rend le débat, avouons-le, beaucoup moins intéressant.
On pourrait s’arrêter là, car c’est une bonne raison de ne pas lire la controverse.

Pour celles et ceux qui, par accident ou par nécessité, ont lu l’échange entre les deux philosophes, ce qui suit prendra la forme de ce que je crois être des clarifications saines sur certains thèmes choisis de cette controverse. Le but étant que les lecteurs comprennent mieux les enjeux, la rhétorique et le contenu de ce débat après la lecture qu’avant. J’ai donc sélectionné les points sur lesquels je crois pouvoir dire des choses éclairantes, et je laisse volontairement de côté les points sur lesquels ma compréhension ne me paraît pas meilleure que celle des autres. Contribuer à mesure de ce que l’on pense être utile et pas au-delà, c’est mon éthique de la discussion.

 Sérieusement ?

Le premier point ahurissant est la dispute autour de la distinction sérieux / non-sérieux. Pour rappel, un discours "sérieux" (ou assertif, ou factuel) est un discours qui vise à décrire (une partie de) la réalité ; un discours "non-sérieux (ou pseudo-assertif, ou non-factuel) est un discours qui ne prétend nullement décrire (une partie de) la réalité. Sur cette distinction, les deux philosophes se caricaturent eux-mêmes et en viennent à écrire des choses vraiment navrantes. En deux mots, les raisons pour lesquelles ni Searle, ni Derrida :

  • Searle rappelle la définition, et ce rappel est salutaire, vu la mauvaise foi évidente et la confusion rarement atteinte du propos sec [sic] de Derrida, lors de son commentaire d’Austin. Mais il ajoute ensuite que cette distinction technique est simple, basique, utile en tout point et qu’elle ne pose aucun problème théorique (en se citant lui-même Searle 1975 "The Logical Status of Fictional Discourse" pour toute explication). C’est absolument ridicule : la distinction posée, de nombreux problèmes surgissent en philosophie du langage, et la philosophie de la fiction est pleine de problèmes difficiles et intéressants. [4]
  • Derrida est consternant dans sa première exposition de ce qui l’intéresse au-delà de la distinction sérieux / non-sérieux, mais aussi dans ses reprises incessantes sur le sujet. Les exemples qu’il propose sont inutilement sophistiqués et presque inintelligibles. La dérive de la discussion sur les connotations de la distinction est mal menée et confondante (misleading) à plus d’un titre. Bref : l’intention de Derrida est intéressante, mais elle est si mal exprimée qu’on se demande si c’est un fait exprès !

Voici donc une manière éclairante de reformuler la distinction qui rende compte des divergences.

Prenons la définition classique du "discours faux" du Sophiste de Platon comme discours qui "dit des choses qui ne sont pas comme étant" (262d-263d). L’exemple de l’Étranger étant : "Théétète, avec qui je m’entretiens en ce moment, vole en l’air". Théétète convient que ce discours dit de lui-même une chose qui n’est pas, car Théétète est bien assis en face de l’Étranger et pas dans les airs. L’Étranger se contente de cette distinction "discours vrai" / "discours faux", qui lui permet d’avancer vers le "parricide". Mais on peut naturellement raffiner, car il y a manifestement plusieurs types de discours faux, si l’on prend en compte les intentions croisées des deux locuteurs.

  • Soit l’intention de l’Étranger est de dire le vrai, soit c’est de dire le faux. Si son intention est de dire le vrai en disant "Théétète vole en l’air", alors il commet une erreur. Premier type de discours faux : l’erreur.
  • Si son intention n’est pas de dire le vrai, alors il y a deux cas.
    • Soit son intention est de dire le faux afin de tromper Théétète. Dans ce cas, il convient de qualifier le discours de l’Étranger de mensonge (discours faux avec intention de tromper) ;
    • Soit son intention est de dire le faux sans intention de tromper. Dans le deuxième cas, il convient de qualifier le discours de l’Étranger de fiction (discours faux sans intention de tromper).

Trois types de discours faux donc : l’erreur, le mensonge, la fiction.

Maintenant, regardons la distinction sérieux / non-sérieux qui prend tellement de place dans le débat Derrida-Searle. Cette distinction vient singulariser la fiction : les erreurs et mensonges sont sérieux, la fiction est non-sérieuse. Par "sérieux", qui est un terme technique, il faut comprendre : usage assertif, ou discours factuel. La fiction est, par définition, un non-usage assertif ou non-factuel du langage. Comme l’écrivait joliment Sir Phillip Sidney en 1580 dans sa Defence of Poesy :

the poet, he nothing affirmeth, and therefore never lieth.

C’est une définition standard, traditionnelle, pratique, très facile à faire comprendre et à laquelle on arrive en deux définitions et demi, comme je viens de le faire. [5] So far, so good.

Une fois en possession de ces distinctions, on se demande ensuite : qu’en est-il de l’énoncé de l’Étranger ?
Manifestement, ce n’est pas une erreur : il ne croit pas décrire la réalité. Ce n’est pas un mensonge non plus, car il ne cherche pas à induire Théétète en erreur. Ça n’est pas non plus une fiction au sens habituel du terme, car il ne s’agit pas vraiment d’imaginer quoi que ce soit. Autrement dit, quand l’Étranger attire l’attention de Théétète sur l’énoncé "Théétète vole en l’air" en lui demandant d’évaluer l’énoncé, il semble s’affranchir de la distinction sérieux / non-sérieux. [6] Disons plutôt : il semble que la distinction n’est pas très utile dans ce contexte. Ce genre d’exemple ne remet pas en cause la distinction en tant que distinction, mais elle en limite la portée : il y a des cas où notre utilisation du langage requiert un cadre d’analyse qui relève d’autre chose que la distinction sérieux / non-sérieux, où on n’est ni dans le discours factuel ou l’assertion, ni dans le discours non-factuel ou la non-assertion. On n’est pas dans le cadre habituel, mais c’est bien du langage. Demander quel est l’acte de langage de l’Étranger, voilà un exemple simple qui est censé compliquer l’analyse. Les exemples de Derrida jouent le même rôle, mais ils sont si inutilement sophistiqués, qu’ils deviennent contre-productifs.

Pourquoi Derrida s’intéresse-t-il à des énoncés comme celui de l’Étranger ? Réponse : Derrida est intéressé par ces cas non pas parce qu’ils sont marginaux (contrairement à ce qu’affirme Searle), mais parce qu’ils sont méta-philosophiques.
En fait (dès le 1er texte), Derrida se demande ce que c’est que de faire de la philosophie. Question qui n’est pas du tout dans l’horizon de la théorie des actes de parole de Searle. Derrida se demande : que font les philosophes du langage avec le langage ? Il s’agit donc de prendre pour objet un usage réflexif du langage, et c’est cette réflexion qui intéresse le philosophe français. Dans ce contexte, on comprend aisément son goût pour les formulations paradoxales dont le but est précisément de mettre en scène la pensée discursive réfléchissante, de mettre en valeur des "boucles étranges", à la manière des koans qui sont conçus pour déstabiliser le raisonnement logique. [7]
Pour qui baigne ou a baigné dans l’univers philosophique français, normalien, agrégatif, l’arrière-plan méta-philosophie (qu’est-ce que la philosophie ? Qu’est-on en train de faire en ce moment où l’on philosophe ?) est toujours là. Il est évident. C’est la potentielle et toujours déjà-là 3e partie de la leçon. C’est inoffensif. C’est la tarte à la crème.

Bref : Searle a raison de rappeler la distinction sérieux / non-sérieux, mais qu’il se garde d’en faire un fétiche, justement, ou une application bête et méchante. En particulier, pour qui veut étudier Platon (ce qui n’est une entreprise ni marginale, ni farfelue à première vue), il ne s’agit pas de s’arrêter à l’idée que Platon n’asserte rien, puisqu’il écrit ce qu’il faut bien appeler des fictions théâtrales. S’arrêter là et s’interdire d’aller plus loin sous prétexte qu’on commencerait à rendre tout confus, c’est, dans le jargon de la correction de commentaire de texte philosophique à l’agrégation, un refus d’obstacle.

 Connotation du vocabulaire technique

Deuxième étage de la fusée : la distinction sérieux / non-sérieux devient la cible d’une nouvelle attaque de Derrida après coup. Derrida s’offusque du champ lexical utilisé : "sérieux" et "parasite" en particulier, ont une connotation morale très forte, et sont des mots peu chargés de connotation logique. Searle ré-affirme encore et encore que ce sont des termes techniques, et que donc la connotation est censée être évacuée par le geste de définition. Arrivé à ce point, Derrida croit pouvoir lire dans l’inconscient scientifique de Searle dont le désir profond serait de débarrasser la philosophie du langage et la linguistique de tous les parasites et de remettre un peu de sérieux dans les logorrhées des théoriciens littéraires. [8] Rhétoriquement, le tour est joué : par contraste, rejaillit sur Derrida l’aura du défenseur des minorités, du devenir minoritaire. [9] Une fois l’inconscient (linguistique, lexical) dans les parages, Searle peut facilement assimiler la méthode derridienne à de la pseudo-science (dans ce cas, de la fausse philosophie). L’inconscient appelle cette critique depuis Popper, et c’est dans les parages, il me semble : Freud la fraude.
Tout cela est naturellement ridicule, mais comment (ne pas) parler du ridicule sans se ridiculiser ?

Il est clair que le choix du vocabulaire technique n’est pas une mince affaire : il ne s’agit ni d’appeler n’importe quoi par n’importe quel terme sous prétexte que c’est un terme technique, ni de prendre au pied de la lettre chaque terme technique avec toutes ses connotations. Du bon choix d’un terme technique dépend aussi son acceptation par la communauté des techniciennes et techniciens, et donc, in fine, son succès. Bref, tout le monde sait cela et le sent bien : il y a là de la micro-rhétorique que Searle ne peut pas ignorer sans mauvaise foi. Le mot "sérieux" a clairement des connotations psychologiques et morales (en français comme en anglais) ; mais ces connotations ne sont pas du tout pertinentes lorsqu’il s’agit de définir les relations entre le langage et le monde ; par conséquent, pourquoi ne pas abandonner le mot (et ses connotations) pour un autre terme technique inoffensif ? Par exemple, "assertif" ou "factuel" iraient très bien à la place de "sérieux". Mais Searle bataille ici pour garder la possibilité d’utiliser le mot qu’il veut, même si le mot est mauvais. Les débats sur la "liberté académique" aujourd’hui ne volent pas beaucoup plus haut. On peut voir le débat Derrida-Searle comme une des prémices de ce débat sur la "liberté académique" actuel : si Searle participe à ce débat, c’était qu’il était parti en croisade contre le déconstructionnisme qui gangrenait déjà les universités américaines par son membre littéraire. Qu’en est-il aujourd’hui... ?

Rendons la chose intelligible par une série d’exemples qui formeront comme une pyramide à degrés.
Un exemple inoffensif (mais pas innocent) d’abord : Terence Parsons a publié en 1980 un livre intitulé Nonexistent Objects qui a connu un grand succès et a permis un renouveau des études meinongiennes dans la philosophie analytique. Une des applications de la théorie qu’il défend consiste en une théorie du discours fictionnel. En développant sa sémantique du discours fictionnel, il fait une remarque de bon sens lorsqu’il dit que tous les personnages qui apparaissent dans les romans ne sont pas logés à la même enseigne ontologique, puisque certains sont des personnages historiques et d’autres sont issus de l’imagination des auteurs. Par exemple, dans Guerre et Paix, Napoléon, qui joue un rôle très important dans le roman, est évidemment un personnage historique français archi-connu, tandis que Pierre Bézoukhov, l’un des personnages principaux, est un personnage de fiction proprement dit n’ayant jamais eu aucune contrepartie réelle. Pour distinguer ces deux types de personnages possibles, Parsons introduit la terminologie suivante : on appellera "immigrant" (en anglais immigrant) un personnage d’origine réelle ou historique (par exemple, Napoléon dans Guerre et Paix), et "autochtone" (en anglais native) les personnages d’origine fictionnelle (par exemple, Pierre Bézoukhov dans le même roman). La terminologie file la métaphore de l’origine, elle est facile à comprendre et, dans un contexte américain, elle résonne.
Mais on peut convenir aisément que l’appellation est maladroite. D’abord, elle n’éclaire en rien la question de l’origine : comprendre la différence entre Napoléon et Pierre Bézoukhov dans Guerre et Paix est sans intérêt aucun pour quiconque s’intéresse aux phénomènes migratoires en général. Ce vocabulaire technique créé donc du bruit inutile dans les données linguistiques. Ensuite, cette terminologie attire l’attention du lecteur vers la question démographique et migratoire alors qu’il est question ici de métaphysique. Encore une fois, la métaphore de l’origine n’apporte pas grand-chose au problème métaphysique traité, si ce n’est que cela frappe l’imagination et donc, potentiellement, la mémoire. Comme une blague pour tenir en éveil son auditoire lors d’un exposé un peu barbant. Enfin, cette terminologie peut choquer, lorsqu’elle est sortie de son contexte. Il est fort à parier que Parsons n’aurait pas choisi cette terminologie 40 plus tard, étant donné justement (la conscience de) l’importance de la question migratoire aujourd’hui : censure woke, naturellement, (diront qui vous savez).
L’introduction de cette terminologie particulière dans le texte de Parsons ne revêt aucune espèce d’importance théorique ou argumentative. Les termes "personnage immigré" et "personnage autochtone" fonctionnent purement et simplement comme des abréviations sans conséquences. Parsons, j’en suis convaincu, se laisserait facilement convaincre qu’il serait préférable de changer de mots, puisque ceux-ci se révèlent contre-productifs pour l’économie générale de son texte.

Deuxième exemple, un peu plus offensif : autres temps, autres mœurs, même métaphore.
En 2016, Françoise Lavocat publie au Seuil Faits et fiction : Pour une frontière : elle y défend l’idée qu’il y a une distinction entre le discours fictionnel et le discours factuel, et que cette "frontière" métaphysique est importante à tenir dans le champ la théorie littéraire contemporaine. Le livre fait grand bruit. Tant et si bien qu’un événement est organisé le 7 octobre 2017 de 19h à 2h du matin, dans le cadre de la Nuit Blanche à Paris : c’est "Le procès de la fiction. Un procès fictif de la frontière entre fait et fiction", un symphosium-performance organisé par la plateforme curatoriale - art / recherche "Le peuple qui manque" (Aliocha Imhoff et Kantuta Quirós). Le livre de Lavocat est proposé comme point de départ d’une série d’interventions par des universitaires et artistes divers, dans le cadre d’un procès fictif dans la salle de l’hôtel de ville à Paris (le tout fut filmé, et est visible ici).
À 2:28:20, Nadia Kisu-Kidi prend la parole et prononce un discours s’ouvrant sur l’imaginaire de la frontière, commentant ainsi la connotation du terme de "frontière" contenu dans le sous-titre de Lavocat. Ce faisant, elle [10] reproche à Lavocat de laisser libre cours à des désirs sécuritaires dans le champ de sa pratique théorique. On a là un exemple épuré de l’argument par la connotation du même type que celui qu’utilise Derrida contre Searle. [11]
Je pense qu’il est difficile de nier la force rhétorique de ce genre d’argument par la connotation (basé sur un fait linguistique objectif qu’est un champ lexical). La stratégie qui consiste à démontrer que de tels arguments ne sont pas logiquement valides est une stratégie évidemment perdante. Il s’agit d’opposer plutôt une contre-rhétorique efficace. On peut ici penser aux arguments étymologiques en philosophie : faire une longue diatribe contre l’étymologie en général est bien moins efficace que de proposer sarcastiquement une étymologie déconnante à considérer afin de faire comprendre "soyons sérieux !". Encore faut-il en trouver une au débotté. Le cas de l’argument par la connotation est plus pervers, mais je pense qu’on peut proposer deux continuations plus offensives encore pour montrer non seulement que ce n’est effectivement pas sérieux, mais surtout que Derrida est un petit joueur contre Searle : il n’est pas au niveau de ce qu’il pourrait être, s’il voulait se donner la peine d’être ce qu’il devrait.

Partons donc à la recherche d’arguments par la connotation un peu plus audacieux que la chasse aux frontières, somme toute assez facile, quand bien même ce serait une chasse utile. Pour ma part, je crois que l’argument par la connotation le plus incroyablement audacieux que j’ai jamais rencontré se trouve dans le roman de Nabokov Ada ou l’ardeur. Dans ce roman, le personnage principal, Van, développe une théorie sous le titre de "The texture of time", qui se présente dans le roman sous la forme d’une retranscription d’une conférence donnée par le personnage devant une société savante. Au début de ce texte, Van développe un argument contre la théorie de la relativité d’Einstein qui conduit le physicien à la notion bien connue d’espace-temps : l’espace et le temps sont inséparables dans la physique d’Einstein, et c’est ce fait qui permet d’expliquer la gravité. Le sujet est notoirement complexe, mais l’argument de Van est simple. Il est absurde, dit Van, d’identifier l’espace et le temps, puisque l’on peut facilement les distinguer. En particulier, il est fort possible pour quelqu’un d’aimer le temps et de détester l’espace. Si, de surcroît, cette personne est justifiée dans son amour de l’un et sa haine de l’autre, alors il existe une raison rationnelle profonde pour la dissociation de ce que le physicien allemand a indûment identifié. Le propos de Van consiste à montrer qu’une personne de bon goût est véritablement justifiée à aimer le temps et détester l’espace : il y a quelque chose de noble dans le temps et quelque chose de vulgaire dans l’espace. [12] Le bon goût réfute donc la physique d’Einstein, qui identifie ce qui doit être séparé. La rhétorique de Nabokov est splendide, car il en tire toutes sortes de conséquences fabuleuses. Surtout, ne vous demandez pas trop longtemps si son personnage (ou lui-même) est sérieux ou non, car Van (et Nabokov) sont notoirement passés au-delà de cette distinction philistine.

Il reste, de surcroît, bien des connotations audacieuses à explorer en philosophie. Voyons la déconstruction comme la dynamite nécessaire pour creuser les grands tunnels sous les chaînes de montagne qui séparent les champs philosophiques. Par l’intermédiaire de certains mots, on décloisonne. Alors, il y a des mots très philosophiques qu’il reste à déconstruire, et qui sont bien plus méchants que "logos" ou "supplément". Bref, il y a encore de la marge pour monter en niveau dans le jeu que se propose Derrida.
Prenons par exemple le terme de "propriété" : il est fort remarquable que ce terme soit utilisé à la fois en philosophie politique et en métaphysique. Dans les deux champs, ce terme reçoit une définition technique différente et a priori sans lien aucun. Dans les deux champs, le concept ainsi défini est très fondamental. Il est aussi fort remarquable que la notion de propriété ait été l’objet de critiques vives et fondamentales côté (philosophie) politique, et pas vraiment côté métaphysique. Le droit de propriété est la pomme de discorde absolue philosophie politique, n’est-ce pas ? Tandis que ce terme jouis d’une relative tranquillité en métaphysique : on y parle depuis Aristote et jusqu’à aujourd’hui d’individus et de propriétés d’individus, sans que personne n’y trouve à redire. [13] À quand la critique du terme de propriété en métaphysique, informée par la philosophie politique la plus sérieuse : si il la propriété est une notion critiquable et minée en philosophie pratique, alors il doit être possible de la rendre critiquable et minée en philosophie théorique en suivant les mêmes chemins. Ça, ce serait du grand jeu, de la déconstruction à enjeu.

 De l’usage de la blague en philosophie

Je passe à la question de l’humour. À plusieurs endroits, Derrida se sent obligé d’expliquer la teneur de ses blagues sans doute pour nous démontrer que Searle n’a pas beaucoup d’humour. Mais, cela le met dans la position inconfortable d’expliciter ses blagues. Il y a des passages gênants. Je pense cependant que la recherche de la blague n’est pas accessoire pour Derrida. D’une certaine manière, c’est parfois la blague qui organise le propos tout entier. Encore une fois, je pense que cette manière de faire est liée à ses préoccupations méta-philosophiques, ce que je voudrais expliciter ici. Mais d’abord, une blague.

Searle a tout à fait raison, me semble-t-il, d’insister sur la gestion des contre-exemples de Derrida (et des déconstructionnistes) par redéfinitions opportunes. C’est certain que l’on peut toujours redéfinir un terme pour éviter un contre-exemple, la question étant de savoir jusqu’à quel point ce genre de stratégie est acceptable. Stephen Yablo est connu pour sa discussion approfondie de ce qu’il appelle des "excuses sémantiques" (semantic excuses). Voici un exemple dans un dialogue avec sa fille :
 Papa, pourquoi ça fait longtemps que tu ne m’as pas acheté une glace ?
 Comment ça ? Je t’en ai acheté une pour ton anniversaire la semaine dernière.
 Non, mais, l’anniversaire, ça ne compte pas.
La fille de Yablo a manifestement une gestion des contre-exemples bien commode pour ses désirs, mais certainement pas acceptable d’un point de vue philosophique. La difficulté consiste à expliquer pourquoi en général.
Mais Derrida fait quelque chose de plus subtile que la fille de Yablo : il dépasse les bornes jusqu’à une certaine limite, et lache du lest ensuite, si bien que son désir était peut-être simplement celui de faire une blague très sophistiquée. Voici un exemple.
Supposons que Derrida vous invite à un pique-nique très healthy, qui contient la règle stricte suivante : vous n’avez le droit d’apporter et de manger que des fruits. Vous demandez pourquoi, et il vous répond que les fruits sont bons pour la santé, parce qu’ils hydratent le corps. Immédiatement, vous pensez à un contre-exemple. Les raisins secs, par exemple, sont des fruits et ils n’hydratent pas le corps. Derrida concède que les raisins secs sont secs, mais il vous fait remarquer que ce sont des fruits transformés, et que par "fruits", il entendait "fruits naturels", car sinon, vous vous en seriez sorti avec une tarte aux framboises, ce qui n’est, de toute évidence, pas du tout healthy. Convaincu.e par son argument, vous trouvez un nouveau contre-exemple : les dattes n’hydratent pas tellement. Vous parlez évidemment des deglet nour, qu’on mange sèches de ce côté de la méditerranée, car il est simplement impossible d’en conserver des fraîches assez longtemps pour le voyage. La règle de Derrida exclut donc arbitrairement le beau fruit de son pays, ce qui, de tout évidence n’est pas très sympathique pour toute une catégorie appelée minoritaire de la population française. C’est sûr que pour les fruits qui ne se mangent que sec, il convient de faire exception à la règle. Derrida en convient : "pour les dattes, vous avez le choix".
Finalement, Derrida cède volontiers au contre-exemple, car il a eu sa chute potache.

Pourquoi donc dépenser tant d’énergie à cacher des blagues sophistiquées dans des écrits philosophiques ? Cela n’est évidemment pas sérieux. Il ne s’agit pour personne de défendre ce genre de pratiques sérieusement.
La réponse, je crois, se trouve dans le rapport à l’institution philosophique. En France, la discipline des concours de philosophie s’est toujours accompagnée de blagues de ce genre, qui font partie de la culture commune. Le récit le plus sincère est celui de Levi-Strauss au début de Tristes Tropiques préparant l’agrégation, et rapellant la pratique de la recherche de sujets de dissertation absurdes, par exemple : "Monade et limonade". La blague, c’est qu’il s’agit précisément de traiter le plus sérieusement du monde et jusqu’au bout un tel sujet, comme si c’était un vrai sujet. Dans l’anecdote, le prof entre, voit le sujet loufoque inscrit sur le tableau, et il commence la leçon le plus sérieusement du monde sur l’importance pas assez souvent commentée du préfixe "li" dans la philosophie classique, dont l’origine étymologique grècque renvoie certainement à "celui qui martèle pour allonger", alias Procuste, bien que ceci soit naturellement très débattu chez les philologues. Ce genre d’anecdotes constitue le "folklore" des agrégatifs et des préparationnaires. L’humour est un phénomène difficile à théoriser, et on se souviendra peut-être que c’était le sujet d’une autre dispute (très courte celle-ci) entre deux philosophes de traditions opposées, à savoir Bergson et Russell. [14] Pour ce qui est de l’humour des agrégatives et agrégatifs, je doute que ce soit un phénomène si profond que cela. Je tends à être d’accord avec Levi-Strauss pour penser que c’est l’absurdité du sérieux de l’exercice qui pousse les préparationnaires à développer cet humour absurde. Peut-être faut-il ajouter à cette explication une dose de cette idée que démontre Alvaro à Aureliano "dans une nuit de débauche", à savoir que "la littérature fût le meilleur subterfuge qu’on eût inventé pour se moquer des gens" (Cent ans de solitude, p. 407).

Searle, naturellement, ne peut pas avoir ce sens de l’humour. Il ne voit pas l’intérêt d’exercer son sens de l’humour dans cette controverse. Mais cela ne dit rien de l’importance de l’humour dans sa tradition philosophique. En particulier, ce serait méconnaître la tradition analytique que d’en ignorer le folklore comique. Sur l’humour analytique, on peut penser notamment au très célèbre Philosophical Lexicon, un dictionnaire de néologismes basé sur les noms propres des grands noms du secteur (cette importance des noms propres !). Voici les 4 entrées pertinentes pour le débat qui nous occupe, ce qui permet une pause comique salutaire dans l’exposition de cet essai qui devenait un peu lourdingue :

  • assearltion, n. A speech act whose illocutionary force is identical with the speaker. "He assearled himself across the room."
  • austintatious, adj. Displaying a fine sense for niceties of the language. "I’m not sure what his point was, but his presentation was certainly austintatious."
  • derrida : From an old French nonsense refrain : "Hey nonny derrida, nonny nonny derrida Ialala"
  • searley, adj. Contemptuous of leftist political thought, because of presumed lack of rigor. "When the demonstrators asked whether ’academic freedom’ meant freedom to pursue war research, the Dean turned quite searley."

 Ontologie sociale

Les trois points suivants seront un peu plus vindicatifs au niveau du contenu. Je soutiendrai d’abord qu’une certaine ontologie sociale est basée sur une erreur malveillante. Ensuite, je parlerai d’une autre équivoque quant à l’interprétation d’Austin. Enfin, je suggérerai une autre voie que la théorie des actes de parole ou la déconstruction, qui n’est malheureusement pas même évoquée dans le débat. Encore et toujours : ni Derrida, ni Searle.

Le titre d’Austin How to do things with words (Quand dire c’est faire) est un trait d’esprit. En effet, ordinairement, il y a celles et ceux qui font et celles et ceux qui parlent. D’où la belle anecdote antique sur la rhétorique commentée par Montaigne : il y a deux architectes qui viennent défendre leur projet devant l’assemblée citoyenne ; le premier promet monts et merveilles ; le second s’avance et dit : "ce qui vient d’être dit, je le ferai." C’est naturellement le second qui l’emporte, car, en général, le faire l’emporte sur le dire : c’est un point de départ évident de l’étude de la rhétorique. Tout l’art rhétorique peut se voir comme une tentative subtile de détournement de cette hiérarchie intuitive et partagée. Les rhéteurs sont ainsi condamnés à la subtilité, car l’intuition que le brassage de vent et autres pipeauteries parasitent la vie sociale est très, très enracinée dans le bon sens.
C’est donc sur cet arrière-plan qu’il faut comprendre le titre très witty d’Austin. S’agira-t-il d’une recette pour transformer les beaux parleurs en faiseurs ? Étant donné le contexte de ses leçons (le monde universitaire), ce titre fait mouche. Naturellement, les universitaires sont éternellement sous la menace de Montaigne : ils sont en permanence potentiellement en train de brasser du vent, dans la mesure où leur matériau principal est le discours. Ce titre suggère une ligne de défense pleine d’esprit : il suffira d’expliquer que manier des mots, c’est déjà faire quelque chose, et l’épée de Damoclès, si elle tombe, tombera à côté. Autrement dit, le titre d’Austin flatte la mauvaise conscience des intellectuels, et c’est la raison pour laquelle il est génial.
Naturellement, le contenu des leçons n’a rien à voir avec cela : ce n’est pas un cours de rhétorique, et ce serait une erreur de l’interpréter comme tel. Au-delà du trait d’esprit contenu dans le titre, la théorie des actes de parole n’est d’aucune utilité pour apaiser la (saine) névrose des intellectuels qui se demandent s’ils servent réellement à quelque chose.

Je pense que le titre d’Austin a été malheureusement pris au pied de la lettre dans une certaine ontologie sociale, notamment celle de Searle. Il y a en fait anguille sous roche : derrière ce manque d’humour, il y a une querelle d’interprétation de grande portée politique que je veux rendre explicite maintenant.
En 1995, Searle publie The Social construction of reality, qui est devenu un ouvrage de référence en ontologie sociale. [15] Le théorie de Searle s’appuie sur son travail précédent, c’est-à-dire la théorie des actes de parole. La stratégie argumentative de Searle est habile : il s’agit de montrer que les institutions en général peuvent être analysées comme un processus de sédimentation du langage, plus précisément d’actes de parole. Par exemple, la monnaie est une institution qui est toute basée sur l’acte de langage qu’est la promesse. Searle fait une analyse très bien sentie de la petite phrase que l’on trouve sur les billets de banque américains : "This note is legal tender for all debts, public and private". En dernière analyse, si l’argent vaut quelque chose, c’est parce qu’on est tenu en l’utilisant comme on est tenu en donnant sa promesse.
Il ne s’agit pas d’entrer dans les détails de l’argument ici, qui est, à n’en pas douter, intéressant. Il s’agit plutôt de comprendre la portée du projet de recherche, ainsi que le contexte dans lequel il s’inscrit.
L’horizon de cette ontologie sociale est de montrer que la normativité observable dans le monde social est dérivée de la normativité à l’œuvre dans le langage. Le langage, dès le niveau syntaxico-sémantique, est un système normatif : la différence essentielle entre un bruit et un mot, c’est que le bruit est un phénomène purement acoustique tandis que le mot est aussi un phénomène mental. La signification repose sur la manipulation de règles complexes que la linguistique et les domaines de recherche connexes entendent étudier. Le langage est régulateur en un sens très fondamental. Par ailleurs, le langage est naturel au sens où il fait partie de la nature humaine. Ainsi, si l’on peut montrer que la règle linguistique est le phénomène fondamental duquel on peut dériver tout type de régulation sociale, alors on obtient un moyen de naturaliser les sciences sociales. L’ambition n’est ni plus, ni moins que de fonder les sciences sociales dans (une certaine interprétation de) la linguistique. Searle n’est pas le premier à tenir ce cap, et cette ambition n’est pas délirante, tant il est clair que le langage tient une part importante dans la culture et dans les institutions. On comprend désormais pourquoi Searle ressent le besoin de faire entendre sa position dans les départements de sciences humaines.
Une des conséquences très fortes de ce programme de recherche est qu’elle court-circuite purement et simplement les théories de la violence. La théorie concurrente la plus intuitive consiste à soutenir que la normativité des institutions n’est pas garantie en principe par la normativité du langage, mais qu’elle est établie en fait par l’exercice de la violence. Le billet de banque vaut ce qu’il vaut, parce qu’on a pourchassé pendant longtemps et aujourd’hui encore les faux-monnayeurs. Dans cette théorie alternative, les institutions sont aussi des sédimentations et il s’agit aussi de les analyser. Mais les éléments de base ne sont pas des éléments linguistiques qui signifient, ce sont des pratiques physiques impliquant essentiellement la mise en souffrance des perdants et des individus s’écartant de la norme. Comme on le voit aisément, nous sommes ici dans un autre monde conceptuel.

Notons que les deux perspectives ne sont pas nécessairement incompatibles, car la violence et le langage font parfois bon ménage. L’objectivité des sciences sociales est sans doute fondée sur une bonne compréhension de la linguistique et une bonne appréhension des phénomènes répressifs. D’un point de vue philosophique, fondationnel, on pourra toujours mettre en scène la concurrence entre les deux approches en posant la question : sur quoi est fondé la normativité à l’œuvre dans la société ? Et défendre que la source de la normativité est la normativité linguistique par opposition à la violence physique et vice versa. Ce genre de querelle théorique n’émouvra pas beaucoup les sociologues, juristes, anthropologues et autres théoriciens du monde social. Je pense qu’il s’agit d’une question philosophique profonde qui n’est aucunement "réglée" une bonne fois pour toute. J’espère aussi que ce contexte plus englobant permet de voir le débat Derrida-Searle sous une lumière plus intéressante que le combat de coqs qu’ils s’acharnent à proposer.

 Action et langage

Une autre équivoque un peu malheureuse d’Austin, sans doute intentionnelle là aussi, concerne l’expression speech act qui est un exemple typique de collocation anglaise : on prend deux noms, et on les met ensemble ; comprenne qui pourra !
L’expression est, je crois, ambiguë, car elle peut signifier que l’on considère le langage en général comme un acte, ce qui est renforcé par le fait que le mot choisi est speech, par opposition a language. Mais elle peut aussi désigner ces actes en particulier qui sont constitués (pour tout ou partie) par du discours, ce qui est renforcé par le choix des exemples très fameux analysés par Austin (la cérémonie du mariage, le baptême d’un bateau, etc.). Si on désambiguïse l’expression dans le premier sens, alors on rend manifestes les différentes questions de philosophie pratique (éthique, politique) qui se posent lors de l’analyse du langage ; si on désambiguïse l’expression dans le second sens, alors on insiste plutôt sur les questions logico-linguistiques élargies aux énoncés non-déclaratifs. Le caractère novateur d’Austin réside sans conteste dans le fait d’avoir donné ses lettres de noblesse à l’expression au sens logico-linguistique, mais il est aussi tout à fait clair qu’il est conscient des enjeux éthico-politiques du langage, ceux-ci ayant une longue histoire philosophique.
Dans la querelle d’héritage entre Derrida et Searle, cette équivoque joue à plein.

Il y a au moins deux endroits où les enjeux logico-linguistiques et éthico-politiques s’entremêlent très étroitement : sur l’analyse des promesses et des impératifs. Là encore, Searle suggère des réponses définitives qui prêtent à confusion ; Derrida, quant à lui, n’est pas capable de montrer clairement et précisément les enjeux philosophiques qu’il présuppose massivement.
Searle a explicité les conditions de félicité d’une promesse dans son ouvrage Speech act, et, ce faisant, il se situe effectivement dans le sillage d’Austin. La promesse définit un type d’acte illocutoire très important chez Austin, qu’on appelle les "promissifs" (promettre, faire vœu de, garantir, parier, jurer de…). Dans la théorie de Searle, l’analyse de la promesse est tout à fait centrale aussi et elle constitue l’exemple paradigmatique d’un type de direction d’ajustement (direction of fit) entre les mots et le monde : lorsqu’on promet, on fait en sorte que le monde s’ajuste aux mots ; on est ainsi dans le cas de figure symétriquement opposé à la description. L’analyse logico-linguistique de la promesse est ainsi tout à fait centrale, féconde, sophistiquée.
Ce à quoi fait cependant allusion Derrida (et qui ne peut pas ne pas être connu de Searle), c’est que l’analyse des promesses joue aussi un rôle central en philosophie morale, en particulier depuis la publication de la Généalogie de la morale en 1887. Dans la 2e dissertation, Nietzsche ouvre son propos en avançant la thèse selon laquelle le "véritable problème de l’homme" (comprendre : la question morale fondamentale), consiste à "élever et discipliner un animal qui puisse faire des promesses". Ce faisant, il met explicitement l’analyse de la promesse au cœur de la philosophie morale. Son analyse est, globalement, assez orthogonale aux analyses logico-linguistiques possibles : par exemple, le rapport qu’il établit entre la promesse et l’oubli n’a pas grand lien avec les conditions de félicité de l’acte promissif. Peut-être y a-t-il des liens à faire. Mais, à première vue, il y a de la place pour tout le monde, et il n’est pas nécessaire ou utile de faire dialoguer Nietzsche et Austin sur la notion de promesse. Là où, bien sûr, le conflit apparaît plus évident, c’est lorsque Nietzsche lui-même s’aventure sur le terrain logico-linguistique : le problème moral, c’est que la promesse présuppose la permanence d’un sujet, mais le sujet est le résultat d’un sophisme du grammairien (selon l’analyse célèbre du cogito cartésien par Nietzsche). Par ce biais, on voit que l’analyse nietzschéenne de la promesse vient se placer en porte-à-faux de certains présupposés de l’analyse logico-linguistique de Searle, notamment continuité temporelle du sujet de la promesse. Dans ce contexte, les allusions obliques de Derrida à "la mort de l’auteur" mériteraient d’être explicitées et expliquées (un peu plus sur ce point plus bas).
La promesse donc, comme premier point de contact évident entre les enjeux pratiques et théoriques qui se nouent dans une théorie des actes de langage.

Quant aux impératifs, là aussi la théorie des actes de langage arrive dans un terrain bien connu de la morale. Dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, Kant propose des raisonnements sur les impératifs très remarquables, ce que Searle ne peut pas ne pas connaître. Kant parvient par exemple à prouver l’équivalence formelle des maximes de l’action qui sont conformes au devoir et de cette manière, il explicite la formulation canonique de l’impératif catégorique. Ce qui est remarquable et très pertinent pour la discussion logico-linguistique, c’est que Kant parvient à opérer des raisonnements formels sans en appeler à la notion de vérité, car il a bien retenu la leçon de Hume selon laquelle on ne peut pas dériver un devoir être d’un être. Pour qui travaille la question morale de cette manière, l’émotion ne sera pas très grande si quelqu’un vient expliquer qu’il faut abandonner les conditions de vérité au profit de conditions de félicité, pour analyser les impératifs du langage ordinaire. Encore une fois, il ne s’agit pas de critiquer Austin par Kant ou l’inverse, mais on doit bien remarquer que l’impératif est à la fois une forme grammaticale et logique élémentaire et aussi une notion morale fondamentale. Dire qu’il n’y a rien d’autre que la forme grammaticale à analyser est idiot ; ne voir que de la morale dans l’impératif est stupide.
J’ajoute sur ce point que la théorie des actes de langage n’est pas la seule théorie dans la tradition analytique pour aborder la question de l’impératif. La théorie des actes de langage prend au sérieux l’idée que l’impératif est un mode au sens grammatical du terme, si bien qu’il existe une forme illocutoire qui vient donner une force spécifique à ce genre d’énoncé. Les impératifs sont les cas paradigmatiques des actes illocutionnaires dit "directifs", et ils n’ont pas de conditions de vérité, mais des conditions de félicités, comme tous les actes illocutionnaires non-assertifs. Mais les impératifs ont donné lieu à d’autres analyses logico-linguistiques. Dans un autre contexte plus proche de la logique formelle, il convient plutôt d’assimiler l’impératif à une modalité logique. Les impératifs sont alors plutôt compris comme des phrases complexes de la forme "il est obligatoire que p" qui ont des conditions de vérité interagissant avec les autres connecteurs logiques (la négation, la conjonction, la disjonction, l’implication) et opérateurs modaux (la possibilité, la nécessité). Par exemple, il paraît clair que, logiquement, l’obligation implique la possibilité : étant donné la vérité de "il est obligatoire que p", il s’en ssuit que "il est possible que p" est vrai. Ce genre d’étude véri-conditionnelle des obligations (des impératifs pris en ce sens qu’ils expriment des obligations) s’appelle la "logique déontique". C’est l’une des différentes logiques modales qui existent dans le paysage analytique contemporain. À côté de l’approche éthique et linguistique, on peut donc aborder les impératifs d’un point de vue strictement logique.
Encore et toujours, ni Derrida, ni Searle : "il y a un monde ailleurs", comme disait l’autre. [16]

 Ecoic uses : mention et usage

Je terminerai sur la distinction mention / usage qui se trouve martyrisée des deux côtés : Searle en fait l’alpha et l’oméga et refuse de voir l’évidence, à savoir qu’il y a bien des cas où la mention et l’usage vont ensemble, ce qui pose effectivement problème et qu’il existe tout un champ de recherche sur ce genre de problème depuis que la distinction existe. De l’autre côté Derrida tient tellement à son concept d’itérabilité qui est mou et versatile qu’il n’est pas capable de donner des exemples intéressants pour mettre au travail (dé-construire) la distinction. Les contre-exemples à la distinction montrent une autre filiation possible dans la philosophie du langage de l’époque, à savoir celle de la pragmatique associée au nom de Paul Grice, entre autres. Autrement dit, Austin était évidemment une référence incontournable pour ce tournant du "langage ordinaire" [17], mais il y a aussi d’autres noms et héritages à convoquer, et d’autres courants qui méritent d’être connus.

Searle fait la leçon a Derrida (dans tous les sens du terme), car celui-ci n’a pas bien compris la distinction entre mention et usage. Cette distinction est écrite sur le seuil de la philosophie analytique du langage. Sans cette distinction, point de salut. De plus, la distinction ne pose aucun problème particulier : la mettre en question est la preuve irréfutable d’une mauvaise volonté théorique qui, par une tendance naturelle, conduit à un obscurantisme toujours plus ou moins terroriste.
Derrida propose un concept de "citationalité" absolument incompréhensible, relié à toute une série d’autre néologismes qu’il est facile de "citer" pour caricaturer, et finalement ridiculiser le style du philosophe français. Une des choses qu’il fait explicitement, c’est de remettre en cause la distinction mention / usage : Searle lui fait donc la leçon à dessein.

Pour commencer, voici un exemple d’administration du catéchisme analytique, tiré de Davidson (1979) "Quotation" (je traduis) : [18]

Lorsque je fus initié aux mystères de la logique et de la sémantique, la citation était typiquement introduite comme un outil un peu obscur, et cette introduction s’accompagnait d’un sermon austère sur le pêché de la confusion entre la mention et l’usage. Le lien entre la citation d’un côté et la distinction entre mention et usage de l’autre est évidente, car une expression qui serait utilisée si elle apparaissait dans un contexte normal devient mentionnée si elle apparaît entre guillemets (ou tout autre dispositif similaire). La tentation du pêché est sans doute expliquée par le fait qu’il est très facile d’oublier ou de négliger les guillemets. Mais les saintes écritures sur les guillemets prennent souvent un ton plus sombre. Ainsi Tarski, dans "Le concept de vérité dans les langages des sciences déductives", s’intéresse à la formulation précise d’une théorie des guillemets, et conclue qu’on s’expose immédiatement à des absurdités, des ambiguïtés et à la contradiction.
Quine écrit dans La logique mathématique que "l’usage scrupuleux des guillemets est la principale mesure d’ordre pratique pour se prémunir contre la confusion entre les objets et leur nom" et ajoute immédiatement après que la citation :

a une propriété exceptionnelle qui doit retenir notre attention : du point de vue de l’analyse logique il faut considérer chaque citation en son entier comme un unique mot ou signe, dont les éléments ne sont rien d’autre que des caractères typographiques ou des syllabes. Une citation n’est pas une description, mais un hiéroglyph ; elle désigne son objet non pas en le décrivant d’une certaine manière, mais en l’imageant. La signification du tout ne dépend pas de la signification des parties qui le constitue.

Church lui-même, alors qu’il encense Frege pour son usage soigneux des guillemets afin d’éviter d’être équivoque, finit par condamner la citation en l’appelant "trompeuse", "bizarre sur le plan pratique ..., et ouverte à des abus malheureux et des quiproquos". Il y a bien des endroits où l’on suggère qu’il y a quelque chose d’obscur à propos de la citation. Mais ça ne peut pas être cela le problème. Ce qui ne va pas, ce n’est pas l’outil lui-même. C’est plutôt nos théories sur comment l’outil fonctionne qui est confuse ou inadéquate.

Cette longue citation est, je crois, to the point. Searle s’adresse à Derrida comme on s’adresse à un étudiant. Derrida, quant à lui, se retrouve du côté de Tarski, Quine et Church. Il se trouve aussi du côté de Davidson, qui se propose d’étudier le fonctionnement du langage là où mention et usage se confondent.

Mais voilà, les exemples de Derrida sont, encore une fois, très mal choisis et ne contribuent pas du tout à l’intelligibilité de sa critique. Voici quelques exemples beaucoup plus simples et efficaces de phrases qui font effectivement dérailler la distinction mention / usage d’une manière intéressante.
Le premier exemple vient de Quine (le pape de la citation) :

  • Giorgione was so-called because of his size.

"Giorgione" est le surnom donné au peintre vénitien Giorgio Barbarelli, et signifie en italien "le grand Georges", car le bonhomme était vraisemblablement imposant. Le mot "so-called" force une dimension citationnelle dans cette phrase, tandis que la position du sujet et la prédication force l’usage du terme. Si bien que, dans cet exemple, "Giorgione" est à la fois utilisé et mentionné.
Cet exemple, n’est pas isolé. Voici une liste d’exemples tiré de Moore 1986 "How Significant Is the Use/Mention Distinction ?" (publié dans Analysis, un journal très côté dans la tradition analytique) :

  • Quine describes the totality of our knowledge and beliefs as ’... a man-made fabric which impinges on experience only along the edges.’
  • The word transcendental is esoteric.
  • My name is Elizabeth.
  • The city where Kant lived was then Konigsberg but it has now changed to Kaliningrad.
  • Christopher can never remember his four-times table ; he thinks that three fours are sixteen.
  • This is sepia.
  • Do you know the woman who works there called Catherine ?
  • ’This is ridiculous,’ she thought to herself.
  • In a certain sense of ’know’, nobody knows anything.
  • It would be an insult to call somebody ’clever’.
  • The answer to this question is ’no’.

A. W. Moore discute ces exemples et son argument consiste à montrer que :

On ne peut pas soutenir à la fois les deux propositions suivantes : la distinction mention / usage est précise ; cette distinction a la portée qu’on lui attribue ordinairement. [19]

Je ne sais pas si Moore a raison ou pas de conclure cela de ses exemples. Mais l’important pour mon propos ici est que Derrida cherche précisément à établir cette même incompatibilité. Il le fait mal, c’est entendu. Mais je doute que Searle se soit senti obligé de faire la leçon à Moore.

Passons à une note plus constructive. Pour ma part, après une bonne centaine de pages de lecture de Limited Inc., j’ai eu une illumination : la charité interprétative me conduit à penser que ce qu’’il appelle "itérabilité" désigne ce que l’on appelle autre part l’usage échoïque (echoic use) du langage. Ce terme vient des travaux de Sperber et Wilson sur l’ironie, dont le livre Relevance : Communication and Cognition (1986 1ere édition ; 1995 2e édition) est devenu un "classique". L’idée fondamentale de cette notion dit ce qu’elle fait : il s’agit d’étudier les effets de langage dans lesquels un contenu "fait écho" à un autre contenu, l’ironie était une manière spectaculaire (au sens propre du terme) d’écho. Cette idée est naturellement discutée et analysée très longuement. Sperber et Wilson ont ouvert un champ de recherche qui est encore travaillé à ce jour.
L’intérêt de cette référence est que cela ouvre une troisième voie, jamais discutée dans le débat Derrida-Searle, sur la question de l’héritage d’Austin et de la philosophie du langage ordinaire. Dan Sperber est un élève d’Oswald Ducrot. Ducrot est l’un des pionniers de la pragmatique en linguistique et philosophie du langage. De l’autre côté de la manche, le pionnier de la pragmatique s’appelle Paul Grice, dont l’article intitulé "les maximes de la conversation" est devenu un locus classicus incontournable. Grice est contemporain d’Austin et participe à ce mouvement de "la philosophie du langage ordinaire" à sa façon. Au cœur de la pragmatique, on trouve les notions de principe de coopération et d’argumentation : voilà ce qui manquait cruellement au débat, n’est-ce pas ? Je propose donc pour finir : Ducrot, Grice et l’héritage de ceux-ci comme issue de secours au débat Derrida-Searle. Pragmatiquement : ni Derrida, ni Searle.

 Conclusion : signature

Pour terminer cet essai, et pas tout à fait en guise de signature, puisque la signature apparaît avant le texte sur cette publication, je voudrais ajouter trois choses : l’une personnelle, la seconde substantielle, et la troisième amusante.

 Presque un pense-bête

Cette réaction au débat Derrida-Searle est, précisément, une réaction. J’avais réussi à échapper à cette chose et me voilà rattrapé par les événements, si j’ose dire. Je crois avoir assez prouvé par la longueur, la forme et le contenu de ce texte que j’étais tout à fait formé (dans tous les sens du terme) pour réagir. Reste une question : pourquoi réagir de cette manière, c’est-à-dire en écrivant ? Car on ne fait pas systématiquement ce pourquoi on est formé, c’est le moins qu’on puisse dire.

La réponse a été donnée en introduction : je n’avais pas prévu, mais cette lecture a raisonné [20] avec ce que j’appelle pour moi-même la "question institutionnelle". Plus clairement : le mélange des traditions analytique et continentale est un fait de ma formation, ayant passé par la "classe de rhétorique" avant que de découvrir la logique, puis la philosophie du langage, enfin toute la tradition analytique. Je suis agrégé de philosophie (même préparateur et une fois jury à l’agrégation), normalien et de ce fait un pur produit du continent. Et je suis docteur en philosophie analytique, de l’institut Jean Nicod, qui habrite depuis sa création nombre de philosophes analytiques actifs, plus ou moins conscients de leur position institutionnelle. Bref : la rencontre entre les deux mondes est mon quotidien depuis plus de 10 ans, et je n’ai jamais cessé de voyager sur les deux continents, avec plus ou moins de succès.
Ce débat Derrida-Searle est raté, tant sur la forme que sur le fond. C’est mon avis argumenté. Mais il reste instructif, ce que j’ai essayé de montrer. J’ai ainsi écrit cela comme on écrit un pense-bête : pour ne pas oublier toutes les raisons pour lesquelles, définitivement, ni Derrida, ni Searle. J’espère que ça résonnera avec le sentiment de certaines autres personnes qui partagent plus ou moins ma situation. Et notamment dans la nouvelle génération : que l’on ne se laisse pas avoir avec ce genre d’oppositions superficielles, car si elles ont été fécondes jadis (ce dont on peut douter), elles sont manifestement stériles aujourd’hui.
Un "pense-bête" : voilà ce que je retiens de ce débat, et, à y réfléchir, c’est aussi une description parfaite de ce dialogue par publications interposées. Il y a un peu de l’oxymore dans la mise en collocation de deux mots importants de la philosophie ainsi trivialisés. Au fond, c’est peut-être l’essentiel de ce qu’il faut attendre des héritages et des traditions que cette comédie des erreurs mémorables.

Pour ce qui est de la mise en écrit et publication ici, ma foi, c’est d’abord parce que c’est facile et pérenne. C’est aussi parce que l’éducation nationale est dépositaire de ce genre de débats, avec un décalage temporel et institutionnel par rapport aux querelles académiques. Peut-être, par ailleurs, si c’est déposé ici et que des profs ont du temps à perdre pour s’intéresser aux détails de l’histoire de l’institution philosophique française, un jour quelqu’un sera à même de comprendre le lien entre cette polémique plutôt ratée Derrida-Searle, et la coopération plutôt réussie Bouveresse-Derrida... [21]

 La question du copyright

Limited Inc. commence par la question du copyright. Derrida demande malicieusement : quel type d’acte de langage est-ce là que ce drôle de © ? Car il est évident que c’est, à première vue, un acte de langage ; et aussi évident que c’est un acte institutionnel au sens fort, et la loi américaine ne rigole pas trop là-dessus. S’en suivent bien des blagues et autres piques. Comme d’habitude, Derrida touche d’une certaine manière, mais rend les choses atrocement confuses. Contrairement à d’habitude, Searle ne fera aucun commentaire sur cette histoire de copyright, profitant certainement du ton globalement ad hominem pour passer à autre chose.

Premier point important, c’est la question de la signature et son rapport à l’avancement de carrière. Ce qu’il y a d’intéressant dans la première blague de Derrida, qui ne parvient pas à compter le nombre d’auteurs, c’est de rappeler qu’il y a un paradoxe du travail créatif, assez profond en fait. L’écriture scientifique se fait sur fond de coopération massive, alors que les carrières scientifiques sont pour l’essentiel individuelles. C’est une chose que l’on connaît bien en histoire des sciences qu’il faut se méfier des "héros" et des "génies", car il y a des idées "dans l’air". Les études récentes et nombreuses sur la place des femmes dans l’histoire des sciences vient montrer par ailleurs la construction très grossière de ces figures héroïques (cf. l’effet dit "Mathilda").
S’ajoute ensuite une perspective sociologique : signer un texte est un geste crucial pour l’avancement de carrière des scientifiques qui sont désormais évaluées au nombre de productions écrites effectivement signées. On évalue un scientifique à ce qu’elle ou il produit effectivement, et les discussions plus ou moins informelles (qui sont cruciales) comptent à peu près pour rien dans les dispositifs d’évaluation. Dans les milieux académiques comme ailleurs, on ne prête qu’aux riches et il pleut souvent là où c’est déjà mouillé. La mise en place d’une logique de la célébrité scientifique est donc absolument cruciale pour la survie des individus qui font la science. Dans le champ académique, on est riche de ce que l’on signe. Ce que Derrida tourne en dérision, c’est cette stratégie de la célébrité par la signature déployée par Searle dans la controverse. Il ajoute que cet usage de la signature mériterait une analyse en terme d’acte de langage : c’est ironique, n’est-ce pas ?
Pour une analyse précise et très éclairante de ces allers-retours complexes entre coopération et concurrence dans le champ scientifique, je conseille la leçon inaugurale de Pierre-Michel Menger, titulaire de la chaire de sociologie du travail créateur. Il me semble que ce dernier ne sauverait ni Derrida, ni Searle.

Deuxième chose suggérée par Derrida : la question politique de l’accaparement intellectuel. Le système du copyright, qui dérive de la notion de propriété intellectuelle, est la réponse légale américaine au problème de la rémunération du travail symbolique. L’expression "propriété intellectuelle" est pourtant, si on la regarde bien, absolument déconcertante et même carrément désespérante. Derrida veut montrer le ridicule de cette expression (sous sa forme américaine légaliste du copyright) dans Limited Inc. en re-citant entièrement la Reply de Searle, et se demandant explicitement si, ce faisant, il ne devrait pas réclamer rétrospectivement le droit de propriété de cette même Reply. Il met ainsi en scène, sur le mode du vaudeville, ce qu’il dénonce chez Searle, à savoir l’accaparement intellectuel d’Austin. Cela sert son propos en ridiculisant celui de son adversaire : le fait qu’on puisse citer et reciter montre que la "propriété intellectuelle" est un leurre, ou plus précisément, un montage légal menaçant et inique. Il provoque Searle et demande si celui-ci l’attaquera en justice, pour imaginer ce qu’il en serait si le débat entre les deux philosophes avait lieu au tribunal, plutôt que dans les tribunes académiques. C’est spirituel, mais superficiel.
Le fait de citer des parties d’une œuvre à des fins scientifiques ou pédagogiques relève généralement du fair use : dans le contexte scientifique qui nous intéresse, Derrida, en citant le texte de Searle pour y répondre point par point, fait un "usage loyal" du texte de Searle et s’extrait ainsi de la règlementation sur le copyright. C’est naturellement assez ironique, car Derrida n’est loyal que sur le papier. L’ironie, le sarcasme, la parodie sont des cas bien connus de jurisprudence sur la question de savoir ce qui relève ou pas de la contre-façon. La chose pourrait donc être débattue par des juristes, si le cœur leur en dit de lire cette controverse, et je ne présume pas d’une conclusion qui pourrait être étonnante, ce que suggère aussi Derrida.
Cependant, le point mort de la critique de Derrida, c’est la question de savoir comment on fait pour lutter réellement contre l’accaparement intellectuel. La bonne manière de faire, nous le savons maintenant, c’est d’opposer à la notion de propriété intellectuelle celle de "communs immatériels". Cette stratégie vient du mouvement du logiciel libre qui invente le concept de licence dite "libre", explicitement conçue pour subvertir le système du copyright américain. Derrida a ainsi manqué l’idée du copyleft (ou de la "gauche d’auteur") qui était pourtant dans l’air dès les années 1970 pour qui voulait bien regarder ce qui se passe, et officiellement dans le droit américain depuis 1984. La conception virale d’un droit d’auteur communautaire était explicitement proposée par Richard M. Stallman comme l’arme légale nécessaire pour lutter contre la propriété intellectuelle et les dynamiques d’accaparement qu’elle permet. Cet outil pionnier est bien plus efficace et émancipateur que le fair use poussé à l’absurde que propose Derrida...

Mais Derrida a naturellement autre chose en tête que d’aller fouiller dans la contre-culture américaine : derrière sa critique de la signature, du copyright et derrière son incapacité sincère à compter le nombre d’auteurs de la Reply, il y a "la mort de l’auteur" de Roland Barthes (1967). C’est aussi l’ombre de Barthes que l’on retrouve dans le texte de Searle quand il parle d’une "certaine école de critiques littéraires" : pour Searle, les intentions de l’auteur sont nécessaires pour définir un texte comme fictionnel ; il ne s’agit donc pas de congédier l’auteur.
Je n’entreprendrai pas ici un commentaire de l’essai si fondamental de Barthes, ni de ses diverses récupérations. J’inviterai simplement celles et ceux qui sont intéressés par la théorie littéraire et son dialogue avec la philosophie du langage à lire une confrontation beaucoup plus réussie que celle des deux apôtres du débat. Après avoir relu l’article de Barthes, on pourra apprécier la réponse de Peter Lamarque 23 ans plus tard "The Death of the Author : an Analytical Autopsy", que je dépose ici.

Lamarque 1990 The Death of the Author : an Analytical Autopsy

 Derrida-Glass

Pour finir, je voudrais suggérer un rapprochement entre Jacques Derrida et Philip Glass : je soutiens que Jacques Derrida a fait à la philosophie ce que Philip Glass a fait à la musique savante occidentale (ou "classique"). [22] Ce rapprochement est, je crois, original. Cet amalgame permet trois commentaires éclairants.
Ce faisant, je propose de voir un lien entre le travail philosophique de Derrida et un travail explicitement artistique : c’est une vielle ficelle de délégitimation de certains philosophes que de les regarder comme des artistes conceptuels, plutôt que comme de réels philosophes. C’est cette vieille technique que j’applique ici à Derrida, et je ne chercherai pas à nier cet effet. J’ajoute cependant que je ne peux pas en faire autant pour sauver Searle.

Le premier point de contact est évidemment la répétition. Évidemment la répétition. Ils utilisent tous les deux la répétition ad nauseam, et ils l’ont théorisé comme tel. La musique a un rapport à la répétition bien plus profond, certainement, que la philosophie. Pourtant, je crois pouvoir avancer sans crainte que la musique savante occidentale a construit un rapport à la fois conventionnel et sophistiqué à la répétition. Glass vient déconstruire ce rapport pour proposer des motifs de répétition beaucoup plus courts, beaucoup plus nombreux et beaucoup plus simples que l’usage de la répétition dans la tradition dans laquelle il s’inscrit. Bref : c’est toujours la même chose. Mais pas tout à fait, puisqu’il y a d’un côté des (très) subtiles variations (elle-mêmes répétées ad nauseam) et que l’on peut compter sur un effet de l’ordre de la transe qui émerge de la répétition. Le "toujours la même chose" ouvre donc mystérieusement sur "autre chose". Nous voilà déjà dans la prose de Derrida. Dans la prose de Derrida, nous y voilà, et c’est toujours déjà une théorie. [23]

Ce "minimalisme" de Glass a pour but de provoquer un effet très particulier, que je crois l’on retrouve tel quel chez Derrida : une sorte de "tout ça pour ça ?!". Tout étant concentré sur ce qui se répète, la structure rythmique, harmonique et proto-mélodique des œuvres de Glass est d’une simplicité déconcertante. La recherche mélodique est une donnée fondamentale dans la musique de la période classique, la recherche harmonique explose dans la période romantique, la recherche rythmique atteind des sommets dans la période moderne ; à chaque époque, la recherche musicale a consisté à trouver des formes nouvelles, originales et, de fait, incroyablement sophistiquées. Au XXe siècle, la complexité de la musique savante occidentale est devenue proverbiale. Et donc l’effet Glass : fallait-il donc aller jusqu’au dodécaphonisme pour retomber sur les arpèges navrantes de Glass ? Vous voyez l’idée. Je pense que l’effet Derrida dans l’histoire de la philosophie est du même ordre, ce qui explique l’exaspération de celles et ceux qui considèrent que nous avons fait des progrès quant au types d’arguments et aux distinctions disponibles dans le champ de la philosophie. Il répète des opérations conceptuelles simples, naïves, minimales et s’occupe peu de produire une théorie sophistiquée. Mais si la répétition entêtée de structures harmonico-mélodico-rythmiques simples, c’est de la musique nouvelle, est-ce que la répétition entêtée d’opérations conceptuelles simples, c’est de la philosophie nouvelle ?

Enfin, il faut finir par là où nous avons commencer : le contexte. Glass (et autres acolytes que je passe sous silence ici) est génial, car il invente en un certain sens l’ethos la musique électronique à l’intérieur de la tradition classique. Il travaille avec des partitions, des ensembles de musiciens et leurs instruments pour produire les sons qu’il entend composer. Il ne fait donc pas de la musique électronique au sens où il utilise des instruments ou des techniques électroniques. Mais il en arrive à composer quelque chose comme de l’électro pour orchestre (ou autres formations), avant l’électro. [24] C’est donc très original dans ce contexte, à n’en pas douter. Sorti de son contexte, cependant, la chose change complètement. Aujourd’hui, travailler à partir de structures musicales répétitives est à la portée de n’importe qui se procurant une loop station, et les expériences musicales à partir de tels outils ont très largement dépassé le seul domaine de l’électro pour devenir un outil musical universel. Autrement dit, ce qui constituait hier l’originalité de Glass est aujourd’hui (depuis les années 2000) la banalité d’une boucle. Je crois que l’analogie avec Derrida est stricte ici aussi : depuis l’avènement des liens hypertextes qui sont au cœur d’internet les déplacements un peu erratiques qui nous font changer de champ lexical et d’univers théorique ne demandent à peu près aucun effort. Sans nul doute, à l’époque, parasiter son propre discours par des effets différantiels était une gageure. Autrement dit, ce qui consistuait hier l’originalité de Derrida est aujourd’hui (depuis les années 2000) la banalité d’un lien hypertexte.

Notes

[1Voici le corpus, dans l’ordre, en français (les textes sont disponibles ci-dessous) :

  • Derrida J., « Signature, Evénement, contexte » (1972, traduit en anglais en 1977 dans Glyph 1 puis reproduit en français dans Limited Inc., pp. 17-51) ;
  • Searle J. R., « Reiterating the Differences : A Reply to Derrida », Glyph 2, 1977, p. 198-208 ; Pour réitérer les différences : réponse à Derrida, trad. J. Proust, Paris, L’Éclat, 1991. ;
  • Derrida J., Limited Inc., 1988, trad. anglais par Samuel Weber et reproduit en français dans Limited Inc., Paris, Galilée, 1990 ;
  • Searle J. R., « The World Turned Upside Down », New York Review of Books, vol. XXX, number 16, october 27, 1983, p. 74-79 ; Déconstruction ou le langage dans tous ses états, trad. J.-P. Cometti, L’Éclat, 1992.
  • Derrida J., « Vers une éthique de la discussion » (1990, dans Limited Inc., pp. 199-285).
  • Searle J. R., « La théorie littéraire et ses bévues philosophiques », Stanford French Review, 17, 2-3, 1993, p. 221-256.

[2Par contraste, un débat beaucoup plus réussi est celui bien connu et filmé entre Chomsky et Foucault. Plus récemment, l’échange entre Markus Gabriel et Graham Priest a donné lieu à une publication assez remarquable (bien qu’un peu technique) intitulée Everything and nothing en 2022.

[3Je souscris sans aucune réserve à l’introduction de cette admirable conférence d’Alain Supiot dans laquelle il dit : "comme les Bleges, je ne suis pas parisien. Je sais ce que c’est que d’être regardé d’en haut. Et je sais aussi l’avantage qu’il y a à vivre et travailler dans un lieu où on ne peut pas se croire au centre du monde."

[4En témoigne, par exemple, le cours de François Récanati au collège de France sur le sujet. Je passe les nombreux problèmes soulevés par les philosophes de l’art et les philosophes de l’esprit à l’occasion de cette distinction. Pour aller un peu plus loin que la vulgate searlienne sur la sémantique du discours fictionnel, un point d’entrée accessible sont les deux entrées de l’Encyclopédie Philosophique "fiction" : Renauld, Marion (2016), « Fiction (GP) », dans Maxime Kristanek (dir.), l’Encyclopédie philosophique ; Renauld, Marion et Schuppert, Guillaume (2017), « Fiction (A) », dans Maxime Kristanek (dir.), l’Encyclopédie philosophique.

[5C’est le point principal (et donc peu novateur) de l’article de Searle "The Logical Status of Fictional Discourse" (1975) que Searle balance à la figure de Derrida. Notons que les trois types de discours faux sont analysés à plusieurs endroits du corpus platonicien : ils font problème chez Platon, disciple de Parménide.

[6La distinction usage / mention est aussi caduque : en un sens, il mentionne clairement l’énoncé. En un autre, puisqu’il demande à Théétète de l’évaluer, il l’utilise clairement.

[7Le terme "boucles étranges" vient de Hofstadter, dans le très connu et influent Gödel, Echer, Bach : an Eternal Golden Braid. Bizarrement, l’opposition Hofstadter-Searle s’est exprimée de manière virulente mais productive.

[8À partir de là, il lui est facile de conclure que, ce faisant, il n’est pas le digne héritier d’Austin qui s’est rendu célèbre pour la sophistication de ses exemples et la recherche des impuretés du langage ordinaire par opposition aux langages formels. Il faut comprendre : Searle est un bourrin, Austin était un gentleman.

[9On aura reconnu la définition de la gauche, dans l’abécédaire de Deleuze.

[10Plus précisément, son personnage dans ce procès fictif, qui est Nadia Kisu-Kidi, puisque chaque intervenant.e est ellui-même dans le procès fictif. Mais la distinction "sérieux / non-sérieux" est difficilement applicable dans ce contexte aussi, comme on le voit.

[11J’encourage très fortement à l’écoute de ce court discours dont la rhétorique est bien moins digressive que celle de Derrida, mais non moins acerbe.

[12C’est hilarant (p. 426) :

’Space-Time’ — that hideous hybrid whose very hyphen looks phoney. One can be a hater of Space, and a lover of Time.

There are people who can fold a road map. Not this writer.

At this point, I suspect, I should say something about my attitude to ’Relativity’. It is not sympathetic.

Que ce soit bien clair : l’apport théorique de Nabokov en physique ou en philosophie est nul. Mais, au moins, essaye-t-il des arguments authentiquement audacieux !

[13"Relative", car il existe des conceptions relationistes, structuralistes et/ou processuelles de l’être. Ces métaphysiques ne cherchent pas, à ma connaissance, à faire le lien avec la critique politique de la propriété.

[14Il s’agit en fait de la recension par Russell du Rire de Bergson intitulée "The Professor’s Guide to Laughter" (1912). Pour ce qui est d’une philosophie analytique de l’humour, il y a de nombreuses contributions contemporaines. Ce récent exposé de Stephen Yablo pourra servir d’introduction à ce champ de recherche.

[15Pour une introduction à ce champ de recherche, voir Collardey, Sabine (2017), « Ontologie sociale (GP) », dans Maxime Kristanek (dir.), l’Encyclopédie philosophique.

[16Cet essai est naturellement truffé de citations cachées, puisque c’est le jeu. Ici, l’"autre", c’est le Coriolan de Shakespeare, qui est analysé dans Stalney E. Fish 1976 "How to do Things with Austin and Searle : Speech Act Theory and Literary Criticism".

[17Sur la "philosophie du langage ordinaire" en général, et pas uniquement celle dont Searle se revendique, je conseille les 6 épisodes de Logic Lane dont le but est de rendre la diversité de ce moment so british. J’en ai sous-titré un épisode ici.

[18Donald Davidson est l’un des philosophes du langage (et de l’esprit) le plus influent de la 2e moitié du XXe siècle.

[19What one could not do is maintain both of the following : that the use/mention distinction is a clear-cut one ; and that it has the significance usually attributed to it.

[20Ce néologisme basé sur une faute d’orthographe n’est pas de Derrida, ni de moi, mais de Françis Ponge qui invente le mot "réson".

[21Le "rapport Bouveresse-Derrida" joue un rôle crucial dans la guerre des programmes, et l’association de ces deux noms n’a pas manqué d’étonner la profession. C’est Pierre Bourdieu qui fait le lien entre les deux philosophes : celui-ci avait imaginé une double chaire de philosophie contemporaine au Collège de France pour les deux Jacques. Mais seul Bouveresse deviendra professeur au Collège de France in fine.

[22Pour celles et ceux qui ne connaissent pas (bien) le compositeur américain, je conseille d’écouter Glassworks en entier, ainsi que des bouts de l’opéra Einstein on the beach. Glass n’est pas tout seul, et je fais en particulier référence à sa "période minimaliste" ici. L’association Derrida-Glass contient donc une dose d’arbitraire.

[23Pour supplémenter la définition comique du Philosophical Lexicon donnée plus haut, je dirai donc que c’est un vieux refrain minimaliste !

[24La grosse différence étant le rapport à la danse, naturellement. Mais la musique savante occidentale a repris pour son compte les formes dansées depuis longtemps : il aurait été très peu approprié de danser sur une valse de Chopin.

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