Strawson & Evans 1972 Langage et créativité - Philosophie - Espace pédagogique académique

Strawson & Evans 1972 Langage et créativité

, par Louis Rouillé - Format PDF Enregistrer au format PDF

Savez-vous ce que c’est que "la philosophie du langage ordinaire" ? ou encore la fameuse "école d’Oxford" ? Si non, renseignez-vous, vous êtes profs de philo, non ?!
À la décharge des ignorants (que nous sommes toutes et tous d’après les sages sceptiques et les sceptiques sages), non seulement l’histoire de la philosophie du XXe siècle n’a pas encore été écrite, a fortiori l’histoire de la philosophie analytique, mais en outre la plupart des représentants de cette fameuse école d’Oxford n’ont jamais accédé à la liste Nationale des auteurs au programme. Je dis "la plupart", car Wittgenstein fait partie des auteurs au programme. Et donc le "second Wittgenstein" aussi (certains préféreront dire "surtout"). Ce "second Wittgenstein" est une source d’inspiration très notable de l’école d’Oxford et du développement de la philosophie du langage ordinaire.
Louons donc les lobbyistes wittgensteiniens qui ont œuvré dans les couloirs ministériels pour que Ludwig soit intégré à la liste Nationale. Mettons ensuite sous ce nom toute la "philosophie du langage ordinaire" pêle-mêle, afin d’apprécier cette belle conversation et de faire ce qui nous chante. Ce faisant, nous respecterons à la lettre l’esprit du programme qui n’est que "liberté pédagogique", comme chacun sait. Enfin, arrêtons-nous sur une idée qui pourrait faire son chemin : penser l’histoire de la philosophie comme une série d’écoles dont les champions ne sont que la partie émergée de l’iceberg philosophique ; penser ces écoles comme des gros mélanges méthodo-conceptuels avec une origine plus ou moins mythique, plus ou moins contingente. Il ne faut pas avoir peur des mélanges : c’est la base de la cuisine ! C’est juste une idée pour remplacer le couple notion-auteur. Juste une idée, pour épicer vos cours...

Peter Strawson est l’un des plus grands philosophes du langage et métaphysiciens de la deuxième moitié du XXe siècle. [1] Il s’est d’abord fait connaître en ferraillant avec Russell (et par ricochet Frege) sur la question de l’analyse des descriptions définies : les phrases du type "la/le X est Y". Les descriptions définies étaient, il faut bien l’admettre, le "hot topic" des débuts de la philosophie analytique, et la théorie des descriptions définies de Russell reste l’exemple paradigmatique incontesté de ce qu’est une théorie en philosophie. La théorie des descriptions définie est, en général, le bouquet final d’un cours d’intro à la logique. Elle est, pour toujours, la preuve définitive que la "logique profonde" ne coïncide pas avec la "grammaire superficielle" : aux philosophes les profondeurs, et laissons la surface aux philologues. Bref, les enjeux théoriques dérivant de l’analyse du déterminant défini peuvent difficilement être exagérés. Dans son Introduction à la philosophie mathématique (ch. 16), écrit en prison, Russell commentait ainsi ironiquement son choix de consacrer deux chapitres (sur 18) à l’analyse du mot "the" :

On dira sans doute que c’est un peu excessif de consacrer deux chapitres à un seul mot, mais pour le mathématicien philosophe, c’est un mot très important : comme le Grammairien de Browning à propos de l’enclitique "δε", je délivrerais encore cette même leçon si "la mort m’avait déjà à moitié emporté" et pas seulement si j’étais en prison. [2]

S’attaquer frontalement à Russell sur la théorie des descriptions définies, c’est assurer son entrée en fanfare dans l’arène philosophique. Russell avait écrit "On Denoting" (qui est l’article philosophique le plus cité du XXe siècle) ; Strawson répond "On Referring".
Si je vous dis : "L’actuel Roi de France est chauve", quelle est votre intuition ? Russell disait que toute description est soit vraie, soit fausse et, par conséquent, que cette phrase est fausse, fausse, archi-fausse ; Strawson répond qu’une description sans objet n’a pas de valeur de vérité et, par conséquent, que cette phrase est, en un sens bien précis, défectueuse. L’histoire retient généralement que c’est Strawson qui l’emporte sur Russell ici. La controverse philosophique est très subtile. Les détails techniques sont fascinants. [3]

Gareth Evans est une des étoiles filantes de la génération suivante. Ses contributions en philosophie du langage et de l’esprit furent impressionnantes et toute la communauté philosophique analytique dans les années 1970 s’accordait pour le considérer comme le meilleur de sa génération. Mais en 1980, il meurt soudainement d’un cancer à l’âge de 34 ans. L’émotion fut naturellement très vive. [4] Son opus magnum, The Varieties of Reference est publié à titre posthume en 1982 et constitue une œuvre majeure dans la littérature spécialisée. Il aura publié par ailleurs de son vivant de nombreux articles assez pointus sur toute une série de problèmes de philosophie du langage et de l’esprit.
Evans était l’élève brillant de Strawson. Pas son disciple car, comme il le dit en passant dans la vidéo ci-dessous, il n’a pas suivi les doctrines de Strawson et s’y est plutôt opposé. Ce qui est très touchant, et très visible dans ce petit film, c’est l’intimité entre les deux philosophes. Non seulement ce sont deux philosophes qui discutent de philosophie, avec la même méthode, et partageant leurs références et lectures, mais on voit surtout le plaisir qu’ils prennent à cette discussion.
Deux choses que je voudrais que l’on retienne de cette relation très touchante : d’abord, c’est le rire réel et sincère qui éclate à plusieurs endroits dans la discussion. Car, si ce n’est pas le but de la philosophie que de faire rire son interlocuteur, l’humour n’est nullement contre-productif et il fait sans aucun doute partie du plaisir profond que procure la philosophie, peut-être même y a-t-il un humour essentiel à toute réflexion philosophique...
Ensuite, dans les dernières secondes de ce film, il y a cet échange entre les deux philosophes, un peu factice, en promenade, sur la lecture d’Austin, qui est l’un des pères fondateurs de la philosophie du langage ordinaire. Discuter d’une note de bas de page de manière informelle. Parler avec un peu de mauvaise foi des géants de la génération précédente comme si on était à leur taille. Mettre finalement l’oral et l’écrit, la conversation et la lecture sur le même plan pour donner une image fidèle de la vie intérieure occupée à la réflexion philosophique. On lit pour écrire, on écrit pour lire, et tout ça en bavardant sans cesse. D’une certaine manière, il faut bien que toutes ces grandes idées tiennent dans l’espace d’une petite tête. Ça me semble salutaire de le rappeler.

Si seulement les élèves de terminale pouvaient ne retenir que cela de leur classe de philosophie, ma foi, je pense que l’on pourrait retrouver une utilité sociale à notre métier. Même s’ils et elles ne rient pas de bon cœur ou ne comprennent pas précisément l’humour philosophique qu’ils et elles aperçoivent ; même s’ils et elles n’aiment pas beaucoup lire, ni écrire, ni bavarder dans leur temps libre. Au moins, qu’ils et elles apprennent à associer au mot "philosophie" un éclat de rire et la réflexion active derrière la lecture. Plutôt que le "sérieux" et l’objet livre !

NB : Les sous-titres sont écrits par votre serviteur. Merci de me signaler toute faute d’orthographe, de traduction, coquille, ou autre erreur de minutage. Ça peut arriver : je corrigerai.


P.-S.

La théorie linguistique que Strawson critique est celle proposée et ardemment défendue par Chomsky. Pour s’introduire (et introduire ses élèves) à la "grammaire générative", je conseille très fortement le documentaire de Michel Gondry Is the man who is tall happy ?. [5]

Pour aller un petit peu plus loin que Wikipedia sur l’histoire de la philosophie du XXe siècle, on pourra apprécier le récit historico-conceptuel que propose François Récanati dans sa leçon inaugurale et ce qu’il dit de l’importance historique de cette "deuxième vague" du tournant linguistique.
Par ailleurs, cette conversation est l’un des 6 épisodes (à visée historique) d’une série réalisée par Michael Chanan consacrée à l’école d’Oxford intitulée "Logic Lane". C’est très bon. Mais c’est en anglais. Il faut donc sous-titrer le reste : ceci est un appel !

Notes

[1En 1985, Strawson est invité par Jules Vuillemin pour une série de leçons données au collège de France. Ces leçons furent publiées sous le titre Analyse et Métaphysique.

[2C’est une blague érudite qui fait référence à un poème de Robert Browning intitulé A Grammarian’s Funeral, dans une envolée duquel le professeur de grec ancien continue à professer "dead from the waist down". Comme Socrate buvant la ciguë. Le poème en langue originale se trouve ici.

[3Il suffira de lire ces courts articles pour saisir les enjeux. François Récanati a fait un commentaire assez précis de cette controverse dans ses premiers cours au collège de France. En particulier les deux cours intitulés "La théorie « Fido »-Fido et les représentations sans objet".

[4Voir la notice nécrologique de John McDowell.

[5On le trouve aisément en vostfr. Si vous avez des difficultés à le trouver, n’hésitez pas à demander.

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