Le mythe du Père Noël selon Lévi-Strauss - Philosophie - Espace pédagogique académique

Le mythe du Père Noël selon Lévi-Strauss

, par Frédéric Blondeau - Format PDF Enregistrer au format PDF

 Le supplice du Père Noël en 1951

Noël est-elle une fête exclusivement chrétienne, celle de la Nativité ? Est-elle une opération commerciale importée des États-Unis ? Un moyen de contrôle sur les enfants pour qu’ils soient sages et obéissants ? Ou bien Noël est-elle la résurgence de mythes anciens sous une forme moderne, voire une nouvelle religiosité qui berce les adultes eux-mêmes ?

Ce sont ces questions auxquelles répond l’anthropologue Claude Lévi-Strauss dans un article magistral et d’une belle écriture, paru dans le n°77 des Temps modernes en 1952, « Le Père Noël supplicié ». Ce texte est une leçon d’anthropologie appliquée à l’espace et au temps les plus proches de Lévi-Strauss, la France de la fin de 1951 [1].

Le point de départ de Lévi-Strauss est un fait presque divers qui pourrait étonner la lectrice ou le lecteur de 2023 : des ecclésiastiques ont fait pendre et brûler le Père Noël en effigie, le dimanche 23 décembre 1951 vers 15h, devant le parvis de la cathédrale de Dijon, devant des centaines d’enfants. Cette information se trouve dans France Soir du 24 décembre 1951, commenté par Lévi-Strauss. Le fait montre une certaine fracture entre des autorités chrétiennes qui veulent conserver Noël comme une fête de la naissance de Jésus-Christ, et des anticléricaux qui en profitent pour se ranger du côté du Père Noël. La question ne fait cependant pas l’unanimité au sein de l’Église elle-même. Lévi-Strauss se demande, de façon un peu provocatrice, si les ecclésiastiques ont raison de voir dans le Père Noël un nouvel avatar du paganisme.

 Analogies entre le Père Noël et d’autres mythes

L’anthropologue, fidèle à sa méthode structurale, parvient à trouver des analogies entre le Père Noël et beaucoup d’autres mythes, par exemple les « katchina des Indiens du Sud-Ouest des États-Unis ». Ces derniers ont coutume de porter des masques pour se faire passer auprès des enfants pour les esprits des ancêtres.

Ces personnages costumés et masqués incarnent des dieux et des ancêtres ; ils reviennent périodiquement visiter leur village pour y danser, et pour punir ou récompenser les enfants, car on s’arrange pour que ceux-ci ne reconnaissent pas leurs parents ou familiers sous le déguisement traditionnel.

Lévi-Strauss rappelle aussi que le Père Noël a des points communs majeurs avec Saint Nicolas, ce qui est bien connu, et qu’il est en quelque sorte l’envers du Père Fouettard. Il écrit également :

[qu’]il est généralement admis par les historiens des religions et par les folkloristes que l’origine lointaine du Père Noël se trouve dans cet Abbé de Liesse, Abbas Stultorum, Abbé de la Malgouverné qui traduit exactement l’anglais Lord of Misrule, tous personnages qui sont, pour une durée déterminée, rois de Noël et en qui on reconnaît les héritiers du roi des Saturnales de l’époque romaine.

Beaucoup de civilisations, anciennes et modernes, ont des rites et mythes similaires, concernant des personnages qui reviennent chaque année vers le mois de décembre et qui sont associés aux morts et/ou aux enfants, les catégories de personnes « autres », en dehors du monde social habituel. L’auteur fait d’ailleurs un rapprochement très intéressant entre Halloween et Noël. Lors de la fête d’Halloween, les enfants jouent les morts et persécutent les adultes en échange de cadeaux. C’est le début de la dialectique de l’automne, qui s’achève par les cadeaux des adultes aux enfants en toute « générosité ».

Le progrès de l’automne, depuis son début jusqu’au solstice qui marque le sauvetage de la lumière et de la vie, s’accompagne donc, sur le plan rituel, d’une démarche dialectique dont les principales étapes sont : le retour des morts, leur conduite menaçante et persécutrice, l’établissement d’un modus vivendi avec les vivants fait d’un échange de services et de présents, enfin le triomphe de la vie quand, à la Noël, les morts comblés de cadeaux quittent les vivants pour les laisser en paix jusqu’au prochain automne.

Le mois de décembre est très souvent associé à une forme de liberté, de renversement temporaire des rôles sociaux, ce qui permet de faire un lien entre Noël et les Saturnales romaines. Lévi-Strauss cite la belle expression du poète latin Horace, la libertas decembris. Dans la traduction d’Henri Patin, Horace écrit le dialogue suivant :

DAVE. Je suis là, depuis longtemps, guettant l’occasion : j’aurais à te dire quelques mots ; mais je ne suis qu’un esclave, je n’ose.
HORACE. C’est toi, Dave ?
DAVE. Oui, Dave, un serviteur attaché à son maître, et honnête, juste ce qu’il faut ; c’est-à-dire qu’on peut être sans inquiétude pour sa vie.
HORACE. C’est bien ; tu peux user, ainsi l’ont voulu nos pères, des franchises de décembre. Je t’écoute. [2]

 Typologie religieuse du Père Noël

En classe, je fais étudier aux élèves deux passages de l’article de Lévi-Strauss, celui où le Père Noël est classé dans la typologie religieuse, et celui où les aspects religieux du Père Noël chez les adultes sont mentionnés. Le Père Noël n’est pas un être mythique, écrit l’anthropologue, car « il n’y a pas de mythe qui rende compte de son origine et de ses fonctions ». Évidemment, depuis 1952, de nombreux contes et films ont tenté de rendre compte de l’origine du Père Noël et de ses fonctions, comme Les Cinq légendes de Peter Ramsey (2012). Mais au départ, il n’y a rien qui explique d’où vient le Père Noël ni pourquoi il est le roi de l’hiver qui distribue des récompenses. Ensuite, le Père Noël n’est pas une légende, « puisqu’aucun récit semi-historique ne lui est attaché ». Le personnage ne résulte pas de l’ajout d’exploits plus ou moins miraculeux à une personne dont l’existence est historiquement attestée. Il reste la catégorie des divinités : le Père Noël est un « être surnaturel et immuable, éternellement fixé dans sa forme et défini par une fonction exclusive et un retour périodique ». Les enfants lui vouent un culte, en lui envoyant des lettres avec des prières, et le Père Noël exerce la fonction classique de la justice divine, celle qui récompense sans erreur les bons et punit les méchants.

Enfin, Lévi-Strauss souligne l’insuffisance des explications utilitaires du rôle social et culturel du Père Noël. Le fait que des soldats américains aient popularisé la fête après la Seconde Guerre mondiale, le fait que le mensonge des adultes serve à rendre les enfants dociles, le fait que les papetiers veulent vendre plus d’emballages cadeaux, ne permettent pas de comprendre à eux seuls le succès de ce nouveau rite. Ce rite est classé d’ailleurs parmi les rites de passage, puisque la croyance au Père Noël distingue nettement deux classes d’âges, les enfants et les adultes. Mais les adultes, même s’ils ne croient pas littéralement au Père Noël, ont besoin de lui :

Interrogeons-nous sur le soin tendre que nous prenons du Père Noël ; sur les précautions et les sacrifices que nous consentons pour maintenir son prestige intact auprès des enfants. N’est-ce pas qu’au fond de nous veille toujours le désir de croire, aussi peu que ce soit, en une générosité sans contrôle, une gentillesse sans arrière-pensée ; en un bref intervalle durant lequel sont suspendus toute crainte, toute envie et toute amertume ? Sans doute ne pouvons-nous partager pleinement l’illusion ; mais ce qui justifie nos efforts, c’est qu’entretenue chez d’autres, elle nous procure au moins l’occasion de nous réchauffer à la flamme allumée dans ces jeunes âmes. La croyance où nous gardons nos enfants que leurs jouets viennent de l’au-delà apporte un alibi au secret mouvement qui nous incite, en fait, à les offrir à l’au-delà sous prétexte de les donner aux enfants. Par ce moyen, les cadeaux de Noël restent un sacrifice véritable à la douceur de vivre, laquelle consiste d’abord à ne pas mourir.

Noël est l’occasion de croire temporairement qu’il existe dans ce monde de la bonté et de l’espoir. D’où la surabondance et la cyclicité des fameuses comédies de Noël qui repassent à la télévision chaque année, avec une happy end systématique. Noël a un aspect fondamentalement religieux pour Lévi-Strauss, et sur ce point les ecclésiastiques ont donc raison. Mais pour Lévi-Strauss, non seulement les individus ont le droit d’être païens, mais de plus les ecclésiastiques de 1951 ont eux-mêmes mis la dernière main à la dimension païenne du Père Noël en le brûlant symboliquement. En effet :

Frazer [3] a jadis montré que le roi des Saturnales est lui-même l’héritier d’un prototype plus ancien qui, après avoir personnifié le roi Saturne et s’être, pendant un mois, permis tous les excès, était solennellement sacrifié sur l’autel du Dieu. Grâce à l’autodafé de Dijon, voici donc le héros reconstitué avec tous ses caractères, et ce n’est pas le moindre paradoxe de cette singulière affaire qu’en voulant mettre fin au Père Noël, les ecclésiastiques dijonnais n’aient fait que restaurer dans sa plénitude, après une éclipse de quelques millénaires, une figure rituelle dont ils se sont ainsi chargés, sous prétexte de la détruire, de prouver eux-mêmes la pérennité.

Le Père Noël par Lévi-Strauss
Textes qui peuvent être étudiés en classe, dans un cours sur la religion en Terminale ou sur les séductions de la parole en Première.

Notes

[1L’article a également été édité au format livre : Claude Lévi-Strauss, Le Père Noël supplicié, Paris, Seuil, 2016, avant-propos de Maurice Olender.

[2Horace, Satires, livre II, VII.

[3James Georges Frazer, anthropologue écossais (1854-1941), auteur du Rameau d’or.

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