La publicité : tout un art... - Philosophie - Espace pédagogique académique

La publicité : tout un art...

"PUBLICITÉ : Si vous décollez des murs 1000 affiches de publicité pour les stylos à pointe Bic et si vous les apportez à M. Bic, il vous fait la bise et vous signe un chèque de cent millions."
Cavanna 1974 Le Saviez-vous ? (p. 144-5)

, par Louis Rouillé - Format PDF Enregistrer au format PDF

Anne-Marie Nizan, fille de Paul Nizan et mère d’Emmanuel Todd, était publicitaire. C’est la raison pour laquelle Emmanuel Todd, malgré tous ses efforts, n’a jamais réussi à devenir aussi gauchiste que son grand-père. Une sorte de garde-fou familial, à ce qu’il en dit : [1]

Quand on vit dans un milieu de gauche, traditionnelle ou gauchiste, il y a cette vision des publicitaires comme méchants, manipulateurs, et puis cons en plus, ou intéressés par l’argent. Enfin, je ne sais pas, tout ce qu’on veut. Mais, quand on a une mère publicitaire, eh bien de fait, on a vu l’intérieur de la machine et le premier truc qu’on voit, c’est que les publicitaires sont des gens qui prennent les consommateurs au sérieux, et qui cherchent à les comprendre. Peut-être ensuite un peu pour les manipuler, ou pour parler à leur inconscient, mais au départ, le point de départ, c’est plutôt du respect. Et puis, c’est très instructif. Pour moi, l’activité des publicitaires, c’est de la sociologie appliquée. Si vous voulez, moi, tout petit, j’ai vu comment avait été lancée la lessive Skip. Vous voyez ? Ma mère se définissait elle-même — peut-être qu’elle se vantait — comme la "reine des lessives". Elle disait : "les lessives c’est ce qu’il y a de plus dur, parce ce qu’elles sont toutes pareilles." Donc en fait, les lessives étaient positionnées par rapport, non pas du tout à leur contenu intrinsèque de lessive, enfin, toutes les lessives lavent en général, mais par rapport à la cible socio-culturelle qui était visée. Donc, je pense que ça m’a apporté beaucoup. Et puis d’ailleurs, cette volonté de parler simplement et clairement, qui vient de plein d’endroits de ma famille, mais, chez ma mère, s’est incarnée dans le métier de publicitaire. Elle m’a passé une partie de ce souci de simplicité.

Fort heureusement, on peut avoir le souci d’un style clair et simple tout en développant des thèses gauchistes de base sur la publicité, comme l’illustre fort à propos John Berger dans l’ultime épisode de sa célèbre série d’essais télévisuels Voir le voir, diffusée en 1972 sur BBC Two.
Dans cette série, John Berger reprend d’abord à son compte la thèse de Walter Benjamin, dans son fameux article de 1936 intitulé "L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée", une thèse marxiste de l’art selon laquelle la valeur esthétique est largement déterminée par les moyens de reproduction mécanique de l’époque. Il tire les fils de son gauchisme en théorie de l’art visuel dans plusieurs directions par la suite : d’abord dans le deuxième épisode où il propose une étude des Nus artistiques mettant en lumière ce que Laura Mulvey conceptualisera ensuite comme le "male gaze". [2] Dans le troisième épisode, il défend que la fonction principale de la peinture à l’huile européenne consiste à glorifier la propriété en général et les possessions des commanditaires en particulier. [3] Et dans le quatrième et dernier épisode, il aborde la publicité comme une suite de l’épisode précédent : il soutient que la tradition de la peinture à l’huile s’est en réalité continuée dans la photographie publicitaire ; plus précisément, que la publicité joue le même rôle que la peinture à l’huile à une époque différente, celle de la société consumériste.

On trouvera donc dans cet épisode une critique gauchiste de la publicité. Si tous les gauchistes sont de bas étages, ils ne sont pas tous bas de plafond. Et l’exposé est ici brillant ; plus encore : le montage. Tout le monde y trouvera donc son compte : deux choses en particulier, je crois, interpelleront les profs de philo.
D’abord, John Berger construit petit à petit une distinction fine entre la fonction de la peinture à l’huile et de la photographie publicitaire en couleur : la peinture à l’huile glorifiait le mode de vie effectif des riches de l’époque ; la publicité glorifie le mode de vie rêvé des riches de l’époque. La peinture montre ce qu’on possède déjà ; la photographie publicitaire montre ce qu’il faut posséder. Ce faisant, John Berger dégage ce qu’il appelle le "système philosophique" de la publicité, dont la clé de voûte est le glamour. Il y a dans cette extraction du jus philosophique quelque chose qui ressemble à ce que Milan Kundera fait au kitch, bien que les orientations politiques des deux écrivains soient pour le moins divergentes !
Ensuite, les conséquences de son analyse sont tout à fait visionnaires. En effet, il décrit et illustre ce qui, 50 ans plus tard, s’appelle "l’ère de la post-vérité", fait la une des médias et monopolise les budgets de recherche en sciences humaines. En réalité, nul besoin d’internet, de réseau social ou autre invention "numérique" pour thématiser le brouillage des régimes de vérité des discours publics dans les sociétés occidentales avancées : John Berger nous fait comprendre la chose avec un magazine on ne peut plus banal, où les reportages côtoient les publicités avec un naturel déconcertant. Ce télescopage conduit à un « contraste incompréhensible », à « une telle incohérence qu’on est forcé de penser que cette culture est folle », à un monde où « la réalité elle-même devient méconnaissable ». [4] Sans doute faut-il conclure de cela que l’emballement médiatico-scientifique sur la post-vérité est une conséquence lointaine de la psychologie à moitié détruite d’une partie de la population mondiale qui peine à faire la différence entre le rêve et la réalité. [5] Gardons espoir, la peine que l’on se donne à distinguer la réalité du rêve est une peine toute métaphysique. Après visionnage de l’essai de John Berger, on pourrait simplement espérer que la chose soit moins grossièrement politique.

Pour celles et ceux, donc, qui n’ont pas la chance d’être immunisés à la publicité par hérédité, je propose ici une version sous-titrée de cet épisode, afin de se forger ses propres outils d’autodéfense esthétique. La traduction est assurée par votre serviteur : n’hésitez pas à me signaler toute erreur de traduction, faute d’orthographe ou trouble dans le minutage des sous-titres, car tout est toujours modifiable.



Petite réflexion supplémentaire sur les liens évidents entre la publicité (telle qu’analysée par John Berger) et la pornographie, car il me semble très remarquable qu’il ne développe pas du tout le continuum très dense qui existe entre la publicité et la pornographie. Il faudrait, je pense, étudier de près ces liens apparents, en particulier pour déterminer si ce continuum entre publicité et pornographie est structurant ou anecdotique.
Naturellement, pour montrer cette continuité, la manière la plus drôle consiste à critiquer le discours puritain qui, tout compatible qu’il est avec la société consumériste, ne voit aucune condamnation morale à l’endroit de la publicité, mais qui en voit une très grosse à l’endroit de la pornographie. Il faut donc que le puritain distingue, ce qu’il fait généralement avec un aplomb casuistique délicieux, comme tout bon moraliste qui se respecte : il y a une différence de taille entre l’érotisme et la pornographie ; ou plutôt, une différence de nature. Le premier suggère, tandis que la seconde montre. Suggérer et montrer, cela n’a rien à voir. S’offusquer ainsi de voir tant de femmes presque nues sur les panneaux publicitaires de nos villes occidentales, c’est prouver son sous-développement : car la distinction entre la suggestion et la monstration est une marque certaine du développement d’une civilisation. [6]

Vladimir Nabokov, grand sous-développé oriental parmi les sur-développés occidentaux dans les années 1950, a dû plaider sa cause pour la publication de Lolita, considéré depuis comme l’un des livres en langue anglaise les plus importants du XXe siècle. En effet, le manuscrit fut refusé chez quatre éditeurs américains, et il trouva un premier éditeur à Paris chez Olympia Press en 1955. En cause, naturellement, le caractère pornographique de l’œuvre. Nabokov raconte cela dans un petit texte publié en 1956 intitulé "On a book entitled Lolita". Le paragraphe suivant, en plus de me faire rire aux éclats chaque fois que je le lis, me semble illustrer le propos :

Aucun écrivain dans un pays libre ne devrait avoir à se soucier de la démarcation précise qu’il faut faire entre le sensuel et le voluptueux ; c’est grotesque ; je ne peux qu’admirer, mais nullement atteindre à l’exactitude du jugement de ceux qui font poser les jeunes et jolies mammifères dont on voit les photographies dans les magazines et où la ligne du col est juste assez basse pour faire glousser un maître et juste assez haute pour ne pas faire froncer les sourcils d’un receveur des postes. [7]

Dany Laferrière affirme que Lolita va au "cœur de la psyché américaine", et remarque que c’est un exilé russe qui aura accompli cela, ce qui rend la chose plus incroyable encore. [8] Arrivé à ce degré de profondeur de l’inconscient de nos amis et alliés d’outre-atlantique, on peut parier que les liens entre publicité et pornographie s’expliqueront d’eux-mêmes. En attendant, un autre pari est ouvert : qui de Lolita ou de la publicité sera annulé (cancel) le premier par la pointe avancée de la culture de nos alliés et amis ?

Notes

[1Notamment dans le premier épisode d’une série radiophonique consacrée à sa biographie intellectuelle qu’on peut trouver dans les pages de France Culture.

[2Un concept promis à une très grande postérité, et pour lequel on trouvera une très bonne introduction pédagogique ici.

[3Pour une séquence pédagogique sur les épisodes 1 et 3 extrêmement nuancée et prodigieusement bien construite, intitulée "La reproduction : tout un art..." à destination d’élèves de terminale générale, je vous renvoie à mon partage ici.

[4Les expressions entre guillemets sont de Berger, dans l’épisode à voir ci-dessous.

[5Pour celles et ceux qui ne voient pas à quoi je fais référence quand je parle de cette nouvelle ère qui inquiète les plus réalistes d’entre nous, je vous conseille de lire attentivement cet article basé sur le travail anthropologique fascinant d’Agnès Giard.

[6À ce propos, il y a même des effets tout à fait saisissants du grand remplacement des affiches publicitaires au printemps, qui fait fleurir les femmes presque nues : souvent, un coup de froid un peu tardif révèle un saisissant décalage entre les publicités pour des maillots de bain et les passants emmitouflés.

[7L’original est meilleur, car il comprend des jeux de mots allitératifs de haute volée : No writer in a free country should be expected to bother about the exact demarcation between the sensuous and the sensual ; this is preposterous ; I can only admire but cannot emulate the accuracy of judgement of those who pose the fair young mammals photographed in magazines where the general neckline is just low enough to provoke a past master’s chuckle and just high enough not to make a postmaster frown.

[8Dans L’exil vaut le voyage, p. 255.

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