À propos du COVID : Ressources philosophiques - Philosophie - Espace pédagogique académique

À propos du COVID : Ressources philosophiques

Ces éléments proposés au printemps 2020 peuvent aisément être mis en rapport avec l’étude de la notion de "nature" et avec la crise qui persiste et s’approfondit.

, par Franck Lelièvre - I.A. I.P.R. - Format PDF Enregistrer au format PDF

Par Paula LA MARNE et Franck LELIEVRE (IA-IPR de Philosophie).
3 avril 2020.

 Comprendre ce qui arrive

Pour se représenter une situation inconnue l’imagination emprunte des éléments connus et à cause de cela ne se la représente pas. Mais la sensibilité, même la plus physique, reçoit comme le sillon de la foudre, la signature originale et longtemps indélébile de l’élément nouveau.

Marcel Proust, Albertine disparue.

 Les leçons de l’Humanisme.

Montaigne écrivait vers 1580 :

Il se tire une merveilleuse clarté, pour le jugement humain de la fréquentation du monde. Nous sommes tous contraints et amoncelés en nous et avons la vue raccourcie à la hauteur de notre nez. On demandait à Socrate d’où il était. Il ne répondit pas : d’Athènes ; mais : du monde. Lui, qui avait l’imagination plus pleine et plus étendue, embrassait l’univers comme sa ville, jetait ses connaissances, sa société et ses affections au genre humain, non pas comme nous qui ne regardons que sous nous. Quand les vignes gèlent en mon village, mon prêtre en argumente l’ire de Dieu sur la race humaine, et juge que la pépie en tienne déjà les Cannibales. [1] A voir nos guerres civiles, qui ne crie que cette machine se bouleverse et que le jour du jugement nous tient au collet, sans s’aviser que plusieurs diverses pires choses se sont vues, et que les dix mille parts du monde ne laissent pas de prendre du bon temps cependant. [2]

Cette réflexion du Maire de Bordeaux vaut rappel et leçon pour notre temps présent. Témoin et acteur direct de guerres de religions qui firent courir à nos sociétés un danger mortel et confronté déjà à une épidémie de la peste qui manqua l’emporter, il n’atténue pas la gravité de l’épreuve ni ses tragédies, pas plus que nous n’avons à relativiser l’ampleur de l’actuelle crise sanitaire. Cependant, alors que les collapsologues ont pris le relais des prêcheurs d’apocalypse et que notre imagination s’affole, Montaigne nous appelle à nous ressouvenir de notre condition mortelle au sein de sociétés emportées par un mouvement sans fin vers plus de puissance et qui prétendent incarner l’avant-garde du progrès. Elles tendent à rompre irrémédiablement le lien substantiel qui les relie à la nature et nous contraignent à voir disparaître impuissants tant d’espèces vivantes. Tirer les leçons de cette secousse, la rapporter à d’autres épreuves pour la remettre à sa place et la comprendre, profiter du recul de la mémoire et de la consolation des livres, chercher les causes et les remèdes, c’est le profit de l’élargissement de notre horizon où nous convie Montaigne.

 Quelques points de repères :

 Le retour de corps et la question de la « condition humaine »

Le corps comme réalité organique et l’éthique médicale face à la pandémie.

Fragilité du corps vivant.

« La mort, disait Epicure, fait que, nous mortels, nous habitons une citadelle sans murailles ». Mise en évidence et retour d’une fragilité que l’on croyait archaïque, la vulnérabilité de tout homme (du latin vulnus : blessure) est indépassable. « Il ne faut pas, écrivait Pascal, que l’univers entier s’arme pour l’écraser, une vapeur, une goutte d’eau suffit pour le tuer ». Elle est le revers d’une symbiose avec notre milieu qui porte nos capacités insignes et qui double notre indépendance toute relative d’une dépendance et donc d’une impuissance indépassable. Rappelons que les maladies infectieuses sont à présent la quatrième cause de mortalité alors qu’elles furent la première pendant des siècles. Le caractère cyclique des pandémies a conduit cependant, depuis les années 2000, les responsables scientifiques à considérer qu’une nouvelle pandémie était imminente et qu’elle tuerait des millions de personnes. Or, la pensée éthique s’est plutôt concentrée sur les conditions modernes de la mortalité, sur les maladies chroniques principalement - le cancer est responsable du tiers de la mortalité dans notre pays – et sur des questions telles que l’acharnement thérapeutique, les états végétatifs en réanimation, le mourir fragmenté. Celles-ci restent appropriées à la situation mais, devant l’irruption d’une maladie infectieuse et ancestrale en réalité jamais disparue (grippe aviaire, virus H1N1, virus Ebola), se posent de nouvelles questions telles celles du contrôle des territoires et des populations ou de la régulation des distances physiques et des contacts corporels. Pour les soignants, confrontés à l’urgence de sauver les vies, le Covid-19 impose la violence d’une médecine dite « de catastrophe » comparable à celle de la médecine de guerre. Elle les contraint à trier entre leurs patients, les confronte au danger et, souvent, à leur impuissance dans des conditions particulièrement éprouvantes.

 Corps politique et corps social : coordination et coopération.

Capacité d’une société à faire corps.

La montée en première ligne du « corps médical », l’interdépendance et la coordination, la complémentarité des compétences et des actes, la dépendance de cet ensemble matériel et humain à une vaste chaîne de solidarités et de production laquelle suppose une ingénierie et une logistique particulièrement complexe, nous rappellent que l’idée du « corps » n’est pas ici une simple métaphore. Coordination des différents corps de métiers, anticipation des besoins, spécialisation des activités et incorporation des gestes, ces actions mobilisent une entente et un « esprit de corps » seuls propices à un fonctionnement collectif. Cette évidence est une leçon pour l’importance et la valeur d’une action concertée et intelligente. Elle éclaire d’un autre jour la vieille image du navire ou celle, fameuse sous la plume de Marx (mais en tout un autre sens), de « l’abeille et l’architecte ». Elle nous rappelle que toute société est une sorte de ruche industrieuse qui produit sa propre subsistance et son entretien, forme, réforme et adapte sa propre architecture, mais à condition qu’elle soit portée et intégrée dans l’esprit de ses participants. C’est tout l’intérêt de l’idée de Durkheim selon laquelle la « division du travail social » est au fondement de nos sociétés modernes et non la seule rencontre sur un « marché » d’individus en quête d’une optimisation des coûts et des avantages et du meilleur produit pour le moindre prix. Plus exactement, si l’individualisme est l’idéologie qui commande nos sociétés et qui dote chacun d’entre nous d’une égale dignité et d’une égale visée d’indépendance, elle n’est rendue possible que par l’interdépendance et la coordination accrue de tâches et par leur spécialisation. La solidarité des sociétés démocratiques est « organique » et l’exercice de ses différentes fonctions : communiquer, être informé, pouvoir se nourrir, être soigné etc., prend un caractère vital et décisif dans ces moments de crise.

 Le corps et l’esprit : l’attention au présent.

Le corps médiateur du réel.

Dans son livre Matière et mémoire, Bergson compare l’esprit à un cône dont la fine pointe touche le plan du présent par « cette image toute particulière, qui persiste au milieu des autres et que j’appelle mon corps […] Il est le lieu de passage des mouvements reçus et envoyés, le trait d’union entre les choses qui agissent sur moi et les choses sur lesquelles j’agis ». [3] Mais la pointe du cône, qui constitue le plan de l’action, plonge indéfiniment par sa base, qui s’élargit à mesure, dans les profondeurs de notre mémoire et dans notre personnalité profonde. C’est le plan du rêve. Sur le plan de l’action, le corps, par sa présence et son action continuelle sur l’esprit, nous ramène à la réalité. « Le mécanisme cérébral est précisément fait […] pour n’introduire dans la conscience que ce qui est de nature à éclairer la situation présente, à aider l’action qui se prépare, à donner enfin un travail utile ». Or, les situations de rupture violente et de menace imminente que nous vivons permettent d’expérimenter cette fonction. Elles exacerbent nos émotions et suscitent des réactions de défense et de déni : angoisse ou torpeur ; agitation ou insouciance. Mais l’attention à la vie est « l’heureuse disposition d’une mémoire assez docile pour suivre avec précision les contours de la situation présente, mais assez énergique pour résister à tout autre appel ». Confrontés à nos peurs ou entravés dans notre action, se recoupent ou se disjoignent en nous le plan du rêve et le plan de l’action. Dans les situations extrêmes que vivent les soignants, le sens de l’urgence implique la capacité à hiérarchiser les priorités pour répondre de manière prompte et adaptée. L’intelligence permet le déclenchement de cette action adaptée, par la mise en œuvre des régularités auparavant extraites et par les gestes automatiques qui en sont issus. Elle offre une prise efficace sur les choses. Mais l’intelligence collabore aussi à notre capacité de réaction, par l’intuition - « l’esprit de finesse » - qui saisit, d’un seul coup d’œil, la singularité de la situation. En concentrant l’esprit en lui et sur lui –même, comme le « sillon de la foudre », l’intuition dilate le présent aux dimensions de notre vie toute entière et fait jaillir, du fond de nous-mêmes, l’énergie morale qui permettra de tirer parti de l’obstacle.

 Le retour de la société et la question de la solidarité.

 La société, le marché et les biens collectifs.

Le modèle du marché.

Dans un discours célèbre, Margaret Thatcher, admiratrice de l’économiste et philosophe Friedrich Hayek, a pu déclarer :

there is no such thing as society. There are individual men and women, and there are families. And no government can do anything except through people, and people must look to themselves first.

Cet appel à la responsabilité individuelle et à l’initiative privée comme la seule et vraie racine de la solidarité collective a fait polémique. Il a donné lieu à une vaste politique de privatisation et d’ouverture au marché de services assurés auparavant principalement par l’Etat « social » (transport, santé, éducation, retraite). Celle-ci a été contemporaine de l’application systématique aux institutions publiques de standards issus de l’entreprise et de formes des gestions dites du New public management qui a envahi les sociétés industrielles. Il s’agit là, rappelons-le, d’un ensemble de techniques destinées à rationaliser et à optimiser le fonctionnement des organisations qui se caractérise par la traduction systématique de phénomènes sociaux et humains (services rendus, compétences, investissement dans son travail) en données quantitatives et en langage mathématique. Par la multiplication d’indicateurs (rentabilité, valeur marchande, investissement, efficience), l’outil gestionnaire parvient à traduire en termes de bilans chiffrés et à évaluer en coûts, pertes et profits, marges de progression des actions dotées par elles-mêmes d’un sens humain et social. Or, cet ensemble de techniques a été appliqué aux différents domaines d’action et compétences de l’Etat : santé, éducation, assurance chômage, etc. Transposé aux Etats, il s’est étendu à la conduite des individus eux-mêmes, appelés à devenir les entrepreneurs de leur propre vie et à savoir « gérer » leur vie familiale, affective et personnelle, voire sexuelle, comme un « capital » qu’il s’agit d’amortir au mieux. C’est cet idéal de gestion, parfaitement individualiste et calculateur, et surtout ses effets et les décisions qu’il a servi à justifier dans le domaine des soins et de l’action politique, qui montre en ce moment ses limites. Comme le remarque le juriste et philosophe Alain Supiot,

c’est la foi en un monde gérable comme une entreprise qui se cogne brutalement aujourd’hui à la réalité des risques incalculables. […] On ne renverse pas impunément l’ordre institutionnel, qui place le plan des calculs d’utilité sous l’égide d’une instance en charge de la part d’incalculable de la vie humaine. Depuis les temps modernes, c’est l’Etat qui occupe cette position verticale et est garant de cette part d’incalculable, qu’il s’agisse de l’identité et de la sécurité des personnes, de la succession des générations ou de la préservation de la paix civile et des milieux vitaux. [4]

La crise actuelle voit en effet le retour du politique en matière de santé mais aussi de préservation des données, de protection des personnes et des liens générationnels ou encore de mobilisation de l’armée et du patriotisme national. Cependant c’est d’abord une dualité de logique entre le marché – acheter et vendre – et la société –mettre en commun, donner et recevoir – qui commande un hiatus spectaculaire et que tous constatent. Ce décalage permet de réaliser la nature toute vitale et sociale de ces « métiers impossibles » que sont soigner, éduquer et gouverner. Rousseau soutenait que les clauses du contrat social

se réduisent toutes à une seule, savoir l’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté. […] Cet acte d’association produit un corps moral et collectif composé d’autant de membres que l’assemblée a de voix, lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté. [5]

Communauté, réciprocité, solidarité : quand il est question de vie ou de mort, l’appel au civisme met à nu une racine du lien social d’un tout autre ordre et d’une toute autre profondeur que celle du marché alors que certains doivent se dévouer sans compter pour notre survie et parfois même se sacrifient. Cette logique n’est plus celle du profit individuel mais du collectif. C’est la logique du don qui opère selon la dette contractée et qui est commandée par la relation impérative et réciproque de trois termes, bien mise en lumière par l’anthropologie, « donner-recevoir-rendre ». Par exemple : des services, l’éducation, le soin, les impôts, le temps et l’énergie, les présents etc. L’état actuel de l’hôpital public en France mis à mal, depuis des années, par une politique de recherche de profits, d’optimisation et de compression des personnels et des salaires est exemplaire des méfaits d’un instrument – la gestion – transformé en une fin. La philosophe Corine Pelluchon a raison d’affirmer que

notre modèle de développement génère des risques sanitaires colossaux et des contre-productivités sociales, environnementales et psychiques. […] Le soin, la protection des plus fragiles, l’éducation et l’élevage soient subordonnés au diktat du rendement maximal. Il importe d’organiser le travail en fonction du sens des activités et de la valeur des êtres impliqués. [6]

Le sort de l’hôpital public peut ainsi sembler exemplaire des effets délétères de la subordination de la valeur sociale au seul profit financier quand se manifeste, en son sein, les nouvelles pathologies liées au culte de « l’employabilité » et de la « performance » : dépression, épuisement professionnel (burn out), addiction au travail, hyper-activisme, stress et, démotivation, perte d’estime de soi et diverses maladies (psychiques, digestives, cardiovasculaires, dermatologiques). L’après-coup de l’épreuve impliquera sans doute une dette et un bilan collectif sur les conditions d’existence d’un système de santé techniquement performant et socialement satisfaisant.

 La société, la dépendance et les métiers du soin.
 La voix différente des femmes et ses leçons.

La réflexion américaine sur le « care » trouve sa racine dans le livre de la psychologue américaine Carol Gilligan publié en 1982 Une voix différente. Pour une éthique du care . Il part de l’examen de l’écart entre la réponse de garçons et de filles du même âge à un dilemme censé mesurer leur capacité à tenir un raisonnement moral. Celui-ci prend, en ce moment, un relief particulier. « En cas de nécessité, dépourvu d’autres moyens, avons-nous le droit de voler le pharmacien pour disposer du médicament qui sauvera un proche ? ». Des deux enfants de CM1, Jake le garçon paraît mieux doué : il tranche sans aucune hésitation au nom de la rigueur tranchante des principes : le devoir d’assistance contre le droit de propriété. Amy, elle, hésite. Elle semble désemparée et tout à fait incapable de tenir à distance ses sentiments et sa personne. Car il faut aider l’un, le malade, et l’autre, le pharmacien. Mais, en réalité, elle est profondément sensible à la « rupture du réseau de relations humaines qu’il faut réparer avec le même matériau ». Et sa leçon vaut plus largement comme un appel à développer, en chacun de nous, une « capacité de réponse à l’autre (responsiveness) et aux relations » qui répond à la formule de Martin Luther King :

nous naissons dans un réseau de mutualités, voués à un unique vêtement de destin. Ce qui affecte directement une seule personne, touche indirectement tout le monde. [7]

Nous reconnaissons ici un lien, le « vinculum substantiale » de Leibniz, lequel faisait de chacun des êtres vivants un « miroir vivant de l’univers ». Le Covid-19 met à nu cette attache indéchirable et l’inextricable système de rapports de rapports, ces interrelations multiples et complémentaires dont sont tissées nos vies et notre monde vivant et social

Le care désigne donc, à l’opposé de la négligence, du mépris ou de la méchanceté, l’impératif de sollicitude et le sens éthique d’un soin apporté aux autres que la situation d’urgence massive rend soudain frappant. Celle-ci met en évidence tout un monde social : aides-soignants, infirmières, médecins de ville et d’hôpital, ambulanciers, laborantins, et, plus largement, manutentionnaires, routiers, etc. A différents moments de la vie, il faut bien des gens pour s’occuper de nous, nous maintenir en vie, si ce n’est nous réconforter. Gilligan montre la dépendance forte que nous avons tous à ceux-là, alors même que, dans la grande tradition morale philosophique rationaliste, la sollicitude et la dépendance ne sont pas des concepts constitutifs de l’action morale. Dans cette perspective, le cure (guérir) se fonde sur le care, comme l’une de ses modalités. Le cure est associé à d’autres gestes de soin (soins de confort, de support…), tous indispensables à la vie. L’actuelle pandémie démontre l’égale importance de chacun des acteurs dans la chaîne des soins du maintien en vie. Mais cette pensée est aussi politique. Car la répartition des tâches est non seulement sexuée mais aussi racisée et hiérarchisée comme en témoigne le manque de considération sociale dont elles sont l’objet. Les métiers du soin sont méprisés et rendus invisibles.

Les emplois d’entretien, mal rémunérés, sont à temps partiel, tôt le matin et en fin de journée ; ceux des commerces de grandes surfaces, caissières et vigiles, à temps tout aussi partiel et aussi mal payés, commencent un peu plus tard le matin, mais s’allongent au fur et à mesure que la ville ne veut plus dormir. […] Avec cette pandémie, ces personnes précaires, méprisées, deviennent indispensables à la régulation sociale. Ainsi sont réquisitionnés les salariés – majoritairement des femmes – travaillant dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), les hôpitaux, et aux caisses des supermarchés, les ouvriers et les ouvrières travaillant à tous les maillons de la chaîne de l’industrie agro-alimentaire, aux services de voirie, d’assainissement, de ramassage et de traitement des déchets, et les vigiles – hommes majoritairement issus des minorités visibles. [8]

Il y a donc lieu ici de convoquer l’autre grande théoricienne du care, Joan Tronto, auteur de : Un monde vulnérable, pour une politique du care, qui, à la suite de Carol Gilligan, vise à lutter contre cette invisibilité sociale et à catégoriser d’authentiques compétences ordinairement tenues pour négligeables. Celle-ci identifie et détaille dans le care quatre phases. Se soucier de (caring about) : identifier un besoin (ce qui suppose une attention, c’est-à-dire un effacement de soi). Prendre en charge (taking care of) : concevoir et organiser la prise en charge du soin (ce qui suppose d’être doté du sens des responsabilités pour l’organisation de cette démarche). Prendre soin (care giving) : accomplir les actions concrètes de la satisfaction du besoin (ce qui suppose le contact direct avec les êtres vulnérables en détresse ou affectés d’une incapacité plus profonde : handicap, vieillesse, maladie dégénérative, pauvreté, etc.). Enfin, recevoir le soin (care receiving) : évaluer les résultats du soin (ce qui suppose une réciprocité et un dialogue avec le bénéficiaire du soin). Dans une situation d’urgence où il est nécessaire de donner massivement des soins appropriés à tous ceux qui sont frappés par le même mal, on voit de façon frappante l’importance de toutes ces dimensions. Ainsi, si l’organisation du soin à l’échelle globale (phase 2) manque et que l’on ne peut accéder facilement au matériel requis, le soin sera compromis.
Les gestes et les compétences indispensables à la vie que le traitement du Covid-19 met en lumière sont négligées par l’idéologie de la pure performance. Inattentive aux besoins du corps et, à travers lui, à notre commune égalité de destin, elle nie notre vulnérabilité, ou bien, elle la tient pour pure faiblesse. Elle avive, de cette façon, les failles en chacun de nous et fragilise des sociétés exposées cependant à des explosions intermittentes mais violentes et brusques. La réflexion sur le care n’est donc pas un « maternalisme » ou une défense, même bienvenue, du rôle des émotions en morale mais une catégorisation rigoureuse d’une compétence sociale et une théorie politique qui insiste sur la place de « l’environnement » dans l’action.

 La société du genre humain : la terre, les plantes et les autres animaux.

 Actualité de l’écologie.

La catastrophe est un désastre qui n’est pas nécessairement militaire mais économique, énergétique ou climatique. C’est un bouleversement soudain et imprévu aux conséquences profondes, innombrables et funestes. Il est évident que, depuis un certain nombre d’années, il est inscrit dans la gestion de nos sociétés dites « du risque ». Il suscite un double mouvement de hantise notamment d’une apocalypse et, réciproquement, une nostalgie d’un paradis perdu depuis notamment l’entrée dans « l’anthopocène ». Il convient d’autant plus de s’en méfier qu’il revient régulièrement en force. Ainsi Georges Canguilhem en 1987 :

s’il y a peu de Pécuchets aujourd’hui pour redouter la fin du monde par cessation des calories, ils sont par contre nombreux à s’imaginer ensevelis sous l’amoncellement des déchets du progrès. Grâce à l’utilisation de quelques concepts empruntés à une science en vedette, l’écologie, ils élaborent une théorie pseudo-philosophique de retour à la simplicité naturelle de la vie. […] Bien des contestataires du progrès, désormais compromis par son apologie dans la société dite de consommation, croient avoir opéré une conversion janséniste en retrouvant un thème romantique cher à la pensée allemande : la nostalgie de la Réserve originelle d’authenticité où les êtres reposent à l’abri de l’altération, de la dégénération. […]. Ce thème, l’histoire l’a montré, dissimule souvent, sous le charme de l’archaïsme, le vertige du nihilisme. [9]

En effet, par de-là une action morbide parfois foudroyante, les dangers de cette pandémie sont à la fois psychiques et sociaux : panique d’un côté, défiance et recherche de coupables et de remèdes miracles, théories du complot, rumeurs, etc., de l’autre. Pourtant, sans remonter à la peste d’Athènes, il faut rappeler que la grande peste de 1350 tua, en son temps, un tiers des Européens ; de même, la grippe espagnole causa la mort de 20 à 50 millions de personnes, peut-être, selon certains travaux récents, jusqu’à 100 millions, soit 2,5 à 5 % de la population mondiale. L’épidémie met également à mal l’idée naïve mais partagée d’une innocence et d’une bonté intrinsèque de la nature. John Sturat Mill écrivait en 1858 :

S’il fallait que l’imitation de la volonté du créateur, telle qu’elle se révèle dans la Nature, devînt une règle d’action, les plus atroces monstruosités des pires d’entre les hommes seraient plus que justifiées par l’intention apparente de la Providence, qui semble avoir voulu que, dans toute l’étendue du règne animal, le faible fût la proie du fort. [10]

Le coronavirus attaque les plus faibles, les plus âgés d’entre nous, et chacun à ses points de faiblesse, mais elle n’épargne, en réalité, personne. C’est donc la nature d’abord qui est cruelle.
Le calcul cynique qui consistait à balancer les sacrifices au prix des intérêts nationaux et du dynamisme de l’économie – « que périssent les faibles ! » - s’est heurté à l’évidence d’une obligation morale indépassable : c’est l’union qui fait la force. La société humaine se grandit par le secours qu’elle apporte aux démunis et sa capacité à coopérer tant sur le plan politique que médical, industriel et scientifique. Le Covid-19 met donc aussi à mal les détracteurs du progrès et les adversaires de la mondialisation des ressources et des connaissances. Selon la formule des Géorgiques : « Fortuné, celui qui peut connaître les causes des choses ». Le virus est un organisme naturel dont le progrès des connaissances et des techniques de recherche avait permis d’anticiper la possibilité et dont ils ont déjà permis la détection. La capacité de financement et de coordination de la communauté internationale débouchera, il faut l’espérer, sur la compréhension fine de sa pathologie et sur la découverte de traitements efficaces. Par rapport à la peste ou à la grippe espagnole, la nouveauté face à une telle pandémie réside dans la capacité internationale d’échanges des informations sur l’extension de la pathologie, ses rythmes et les traitements testés. Elle permet déjà de limiter sa propagation.
La réponse à la pandémie pose bien des enjeux de santé publique qu’il convient de résoudre au niveau de ce que Foucault, dès son Cours au Collège de France de 1976, Il faut défendre la société, tenait pour une des caractéristiques de l’Etat moderne : le biopouvoir (comme il y a dorénavant une biomédecine, un bio-droit et une bioéthique). Il entendait par là le « pouvoir de régularisation qui consiste à faire vivre et à laisser mourir. » [11] et qui vise « de plus en plus à faire vivre » . Cet Etat, qui émerge principalement au XIXème, vise à « majorer la vie, à en prolonger la durée, en multiplier les chances », comme en atteste, dès cette époque, le souci et le décompte de la mortalité à l’échelle de la population et la politique de prévention mise dorénavant en œuvre. En effet, l’Etat est devenu attentif aux phénomènes de population, de constitution de ressources et de production. Il s’est doté de toutes les techniques de contrôle nécessaires à cette fin (statistiques, indicateurs, « réseau sentinelle » pour les maladies)

Le développement économique et principalement agricole au XVIIIème siècle, l’augmentation de la productivité et des ressources encore plus rapide que la croissance démographique qu’elle favorise ont permis que se desserrent peu à peu ces menaces profondes : l’ère des grands ravages de la faim et de la peste – sauf quelques rares résurgences – est close avant la Révolution française, la mort commence à ne plus harceler directement la vie. [12]

Ces deux enjeux, assurer l’approvisionnement d’une population et contrer une épidémie, sont de nouveaux visibles qui concentrent l’essentiel de l’action publique en vue du maintien de la capacité de production. Ils supposent de « prendre en charge la vie, de la ménager, de la multiplier, d’en compenser les aléas ». Or, cette fonction de protection de la population, au nom d’une prétendue pureté de la race et de la création d’un « homme nouveau », a pu donner lieu à des génocides et des formes d’emprise accrue sur les populations et les individus mais elle est également visible, à l’occasion des critiques actuelles sur le défaut d’anticipation des responsables, les problèmes de pénuries de matériel, les capacités de l’appareil de production et le manque de personnels. Elle constitue, pour les citoyens, une préoccupation majeure et implique la reconnaissance d’un devoir fondamental pour l’Etat de protection de la santé et de prise en charge des individus qui est désormais inscrit dans notre constitution.
« Chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé ». Or, la fulgurance de la propagation du virus est aussi un effet d’une accélération des échanges. Il résulte d’un bouleversement continu de notre environnement. La circulation des virus accompagne les déplacements humains et, tout ce qui les accroît, la facilite, comme la peste profita, en son temps, du réseau des voies romaines. Or, désormais, des déplacements n’ont jamais été aussi massifs ni aussi rapides. Certainement, « l’épidémie souligne la démesure et l’irrationalité de notre système de production et de consommation. Il existe une convergence des crises écologiques et sanitaires. On constate que les nouveaux virus sont souvent d’origine animale, car, à force d’occuper toutes les terres, nous détruisons l’habitat des animaux sauvages et les condamnons à se rapprocher de nous » . Rousseau, déjà, dans son Discours sur l’origine de l’inégalité entre les hommes tenait les progrès de la médecine pour l’indice de l’apparition des maladies, de plus en plus nombreuses, aggravées et diverses, que secrète notre vie sociale.
Nous savons qu’elles se sont accrues, du fait de l’extension d’une emprise humaine standardisée, aux dépens de la diversité des modes de vie, de la survie de nombre d’autres espèces et de la préservation d’espaces naguère protégés par les modes de subsistance traditionnels et par leur formes d’équilibre. Leur disparition nous menace. Comme le notait Claude Lévi-Strauss :

[Elle suscite une] difficulté croissante de vivre ensemble, inconsciemment ressentie par une humanité en proie à l’explosion démographique et qui – tels ces vers de farine qui s’empoisonnent à distance par les toxines qu’ils secrètent, bien avant que leur densité n’excède les ressources alimentaires dont ils disposent dans le sac qui les enferme – se mettrait à se haïr elle-même, parce qu’une prescience secrète l’avertit qu’elle devient trop nombreuse pour que chacun de ses membres puisse librement jouir de ces biens essentiels que sont l’espace libre, l’eau pure, l’air non pollué ? [13]

La virulence nouvelle d’un virus qui n’avait pas jusque-là affecté la vie humaine n’est donc pas séparable de la montée continue d’une menace écologique d’une toute autre gravité pour la survie de notre espèce. L’enfermement présent lié au confinement, la rareté relative et la privation de certains biens en sont une sorte de préfiguration. Or, la tentation du repli identitaire ou le refuge dans le fondamentalisme, la montée des populismes et le triomphe des idées simples, la perspective de voir repartir de plus belle la course au profit et à la consommation, rendent d’autant plus urgente une mutation écologique intelligente qui nous incombe. Pour cela, les leçons que Lévi-Strauss tirait de la résistance des « sociétés primitives » aux ravages du « développement » sont précieuses. Cette résistance reposait sur trois fondements : la volonté d’unité et de cohésion – l’attachement aux formes de solidarité - le respect de la nature et enfin, le refus de l’histoire, c’est-à-dire du culte de cette fuite en avant permanente et du mouvement perpétuel de transformation et de destruction des structures héritées, des savoirs et des sagesses transmises, notamment par les institutions, les coutumes sociales et les croyances collectives. [14]


Comment est-on passé, se demande, l’anthropologue Frédéric Keck, d’une chauve-souris qui infecte un homme par l’intermédiaire d’un animal d’élevage, peut-être un pangolin, à la panique généralisée et au déraillement de l’économie mondiale ? Le Covid-19 est en ce sens un fait social total au sens de l’ethnologue Marcel Mauss, mort en 1950 : comme un obstacle dans la roue d’un vélo, il fait dérailler toutes les vitesses en même temps, du plus petit au plus grand palier. […] Nous sommes aujourd’hui confinés dans nos logements comme des poulets dans des cages de crainte de mourir d’un virus qui vient d’autres animaux. C’est le signe qu’il faut rétablir le contrat de domestication, rétablir des devoirs réciproques avec les autres animaux. Le géographe Jared Diamond a montré qu’on les protège et qu’on leur donne un certain nombre de biens – le soin, le logis, l’alimentation – en échange desquels ils nous fournissent d’autres biens, tels le lait, le cuir, la viande. Quand ils nous envoient des maux, c’est peut-être que nous n’avons pas respecté les clauses du contrat.

Montaigne a su tirer des catastrophes de son temps, comme la guerre civile religieuse ou la conquête sans vergogne de l’Amérique, une réflexion tolérante et sceptique à l’égard des préjugés de son temps. De la secousse que traversent nos sociétés, il peut sortir une réflexion renouvelée sur les conditions du contrat social, incluant notre rapport à la nature. Il faut non seulement y réfléchir, mais y travailler.

 Bibliographie

 Articles consultés :

  • Johanna DAGORN et Corinne LUXEMBOURG, sociologue et géographe, « Nous applaudissons les soignants car ils nous sauvent individuellement. Si ce « nous » était collectif et empathique, nous applaudirions aussi l’éboueur et le livreur », Le Monde, tribune du 29 mars 2020.
  • Frédéric KECK, anthropologue, Entretien, Télérama n°3663.
  • Claire MARIN, philosophe, « Face à la catastrophe, on se rassure en la considérant comme une parenthèse plutôt qu’un avertissement », Le Monde, entretien du 24 mars 2020.
  • Corine PELLUCHON, philosophe, Coronavirus, « l’épidémie doit nous conduire à habiter autrement le monde », Le Monde, entretien du 23 mars 2020.
  • Alain SUPIOT, économiste, « Seul le choc avec le réel peut réveiller d’un sommeil dogmatique », Alternatives économiques, entretien du 21 mars 2020.

 Lectures complémentaires

 Sur la maladie
  • Jean-Claude AMEISEN La sculpture du vivant, Seuil, Paris, 2007.
  • Céline LEFEVE, Lazare BENAROYO, Frédéric WORMS, Les classiques du soins, PUF Paris, 2015.
  • Frédéric WORMS, Bergson et les deux sens de la vie, PUF, Paris.
 Sur la gestion et la justice sociale
  • Emile DURKHEIM, La division du travail social, PUF Quadrige, Paris, 1930.
  • Vincent DE GAULEJAC, La société malade de gestion, Idéologie gestionnaire, pouvoir managérial et harcèlement moral, Seuil, Paris, 2005.
  • Friedrich HAYEK, La route de la servitude, PUF Quadrige, Paris, 1985.
  • Alain SUPIOT, L’esprit de Philadelphie : la justice sociale face au marché total, Seuil, Paris, 2010.
 Sur le care et les métiers du soin.
  • Carol GILLIGAN, Une voix différente, Flammarion, Paris, 2008.
  • Claire MARIN, Rupture(s) (la relève), Editions de l’Observatoire, Paris, 2019.
  • Joan TRONTO, Un monde vulnérable, La découverte, Paris 2009.
 Sur la mondialisation
  • Frédéric KECK, Les sentinelles de pandémies. Chasseurs de virus et observateurs d’oiseaux aux frontières de la Chine, à paraître, et : Un monde grippé, Flammarion, Paris, 2010.
  • Bruno LATOUR, Face à Gaïa, Huit conférences sur le nouveau régime climatique, La Découverte, Paris, 2015.

Notes

[1Il s’agissait à l’époque des habitants du Brésil. Certaines expressions ont été modernisées et les italiques ajoutés.

[2Essais, I, 26

[3Henri BERGSON, Matière et mémoire, chap. 3, Œuvres, PUF, Paris, 1963, p. 294.

[4Alain SUPIOT, Alternatives économiques, entretien du 21 mars 2020.

[5Le contrat social, I, chap. 6.

[6Corine PELLUCHON, Le Monde, entretien du 23 mars 2020.

[7Patricia PAPERMAN et Sandra LAUGIER (sous la direction de), Le souci des autres, Ethique et politique du care, EHESS, Paris, 2011, p. 38, 39.

[8Johanna DAGORN et Corinne LUXEMBOURG, Le Monde, tribune du 29 mars 2020.

[9La décadence de l’idée de progrès, Revue de métaphysique et de morale, PUF n°4, 1987 pp. 449-454.

[10La nature, 1850-58, La Découverte, Paris, 2003.

[11Michel FOUCAULT, Il faut défendre la société, Gallimard/Seuil, Paris, 1997, p.220. Id. La volonté de savoir, Gallimard, Paris, p. 187.

[12Charte de l’environnement de 2004, article 1.

[13Corine PELLUCHON, Le Monde, entretien du 21 mars 2020.

[14Claude LEVI-STRAUSS, Le regard éloigné, Plon, Paris, 1983, p. 43, 44.

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