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Montaigne et l’invention du scepticisme moderne

Étude de l’Apologie de Raymond Sebond

, par Franck Lelièvre - I.A. I.P.R. - Format PDF Enregistrer au format PDF

 Résumé

L’Apologie de Raymond Sebond est un texte majeur de Montaigne situé au centre de la seconde partie de ses Essais. Écrit vers 1580, il y expose de façon systématique la forme la plus radicale du scepticisme. Inspiré par les sources antiques (Sextus Empiricus, Cicéron et Augustin), Montaigne va largement au-delà. Alors que l’essai se présente comme une « apologie », c’est-à-dire une défense de l’ouvrage du théologien catalan Raymond Sebond, intitulé la Théologie naturelle et que Montaigne a traduit, il en est, en vérité, la réfutation pratiquement intégrale. Alors que Sebond défendait un humanisme optimiste et rationaliste (pour lequel il est possible de connaître Dieu) : alors que sa position de fond était anthropocentriste et optimiste (l’homme, créature éminente de Dieu, occupe le sommet de sa création et de l’échelle des êtres), Montaigne, tout au contraire, défend un fidéisme strict et un pyrrhonisme qui rabaisse en particulier l’homme au niveau des autres « bêtes ». En réalité, il s’agit d’une réponse au défi que Luther a posé à l’Église en destituant ses Docteurs, ses Conciles et ses Papes de toute autorité. Ne valent pour le réformateur que la « foi seule » et « l’Écriture seule ». Cette rupture provoque une crise politique et religieuse majeure qui éclate au moment où la découverte de l’infinité de l’univers, autre séisme, et celle de la pluralité des cultures remettent en cause l’ordre d’un monde ancien. C’est la raison pour laquelle Montaigne ouvre avec cet essai un « moment pyrrhonien » que seuls Pascal et Descartes refermeront, près de cinquante ans plus tard, et invente une forme de scepticisme, destituant toute possibilité d’un fondement absolu, dont nous sommes les héritiers.

  Introduction

 Aux racines de la condition humaine

Nous avons pour notre part l’inconstance, l’irrésolution, l’incertitude, le deuil (la souffrance, le chagrin), la sollicitude (l’inquiétude) des choses à venir, voire, après notre vie, l’ambition, l’avarice, la jalousie, les appétits déréglés, forcenés et indomptables, la guerre, la déloyauté, la détraction (dénigrement) et la curiosité. Certes nous avons étrangement surpayé ce beau discours (la raison) de quoi nous nous glorifions et cette capacité de juger et de connaitre, si nous l’avons acheté au prix de ce nombre infini de passions auxquelles nous sommes incessamment aux prises (p. 109). [1]

Le scepticisme moderne, dont Montaigne donne ici la formule, diffère du scepticisme antique par le constat de l’impossibilité, pour tout être humain, d’échapper à ses passions et de mettre à distance les représentations dont elles s’accompagnent dans son esprit pour l’inciter à penser et à agir de telle ou telle façon. En effet, l’objectif antique des pyrrhoniens : « cette assiette de leur jugement, droite et inflexible, recevant tous objets sans application et consentement et [qui] les achemine à leur Ataraxie (sérénité, absence de troubles), exempte des agitations que nous recevons par l’impression de l’opinion et science que nous pensons avoir des choses » (p. 133) est, pour Montaigne, parfaitement inaccessible. Notre expérience ne cesse de nous le confirmer, « c’est chose tendre que la vie, et aisée à troubler » (III, 9, De la vanité). Le phénomène de la croyance, c’est-à-dire de la « science que nous pensons avoir des choses » est, pour cette forme moderne du scepticisme, la dimension centrale de notre esprit. Elle se manifeste par une crédulité qu’il s’agit sans cesse de rectifier contre elle-même mais aussi par une crédibilité dont il faut savoir mesurer les degrés. A partir de Montaigne, le sceptique ne reste pas dans une pure suspension, il juge, tranche et prend position mais avec la conscience de la relativité de sa décision.

Quoi qu’on nous prêche, quoi que nous apprenions, il faudrait toujours se souvenir que c’est l’homme qui donne et l’homme qui reçoit ; c’est une mortelle main qui nous le présente et c’est une mortelle main qui l’accepte (p. 221).

La centralité de notre humanité est ici le second trait d’un scepticisme qui est une réflexion sur la condition humaine. Cependant cette humanité est une humanité abaissée qui ne peut se saisir que par cet abaissement et par l’humiliation de la « présomption » qui lui est naturelle.

Le moyen que je prends pour rabattre cette frénésie et qui me semble le plus propre, c’est de froisser et fouler aux pieds l’orgueil et humaine fierté, leur faire sentir l’inanité, la vanité et dénéantise de l’homme ; leur arracher des poings les chétives armes de leur raison ; leur faire baisser la tête et mordre la terre sous l’autorité et révérence de la majesté divine (p. 55).

La disproportion entre la majesté d’un Dieu inaccessible et la condition humaine est un point crucial de l’essai. Elle ouvre à l’exploration positive de l’expérience humaine qui est d’une extraordinaire diversité. Par l’Apologie, Montaigne balise le « territoire de l’homme ». Il conclut son essai par une formule tout à la fois de fermeture et d’ouverture : « nous n’avons aucune communication à l’être et toute humaine nature est toujours au milieu entre naître et mourir » (p. 275). Philosopher sera donc « apprendre à mourir », c’est-à-dire se « savoir mortel », mais ce sera aussi et du même mouvement apprendre à vivre.

 Lire l’Apologie

La lecture de cet essai, comme tout essai de Montaigne, présente trois difficultés : son écriture n’est pas classique ; sa forme est déconcertante ; son objet enfin, est, comme très rarement, celui indiqué par son titre.

  Une écriture baroque.

La première difficulté d’accès au texte de l’auteur tient à sa langue qui est un mixte de gascon et de latin. D’incessantes et parfois fort longues citations latines viennent sans cesse interrompre le cours de la lecture. L’écrivain Montaigne est en réalité le produit d’une sorte d’expérimentation pédagogique menée et imaginée par son père. Celui-ci tenait à le mettre à la meilleure école, celle de la « plus haute et meilleure humanité » qui parlait le latin et le grec. Il ordonna qu’on lui parlât dans ses premières années en ces deux seules langues. Les textes antiques sont donc pour Montaigne une sorte de langue maternelle mais aussi un vaste répertoire pour son esprit. Les citations, toujours instructives, peuvent donc avoir plusieurs fonctions et notamment une fonction stratégique en venant en appui de positions risquées, comme, par exemple, quand il s’agit de suggérer que notre âme est par nature mortelle et corporelle en citant longuement Lucrèce, que Montaigne révérait.
Mais Montaigne est aussi et d’abord un écrivain, un très grand écrivain même. C’est un auteur qui composait à voix haute, en marchant et dictait son texte à un secrétaire. Un auteur qui n’a cessé de prendre et de reprendre son texte pour le préciser et le compléter (par des « allongeails »). Il est donc conseillé de le lire comme à voix haute, en prenant et en reprenant sa lecture.

Et quand personne ne me lira, ai-je perdu mon temps de m’être entretenu tant d’heures oisives à pensements (réflexions) si utiles et agréables ? […]. Je n’ai pas plus fait mon livre que mon livre m’a fait, livre consubstantiel à son auteur, d’une occupation propre, membre de ma vie ; non d’une occupation et fin tierce et étrangère comme tous autres livres (Du démentir, livre II, 18).

  Une structure d’essai

Un essai n’est ni un traité, doté de chapitres et de parties distinctes, ni une dissertation qui expose dialectiquement un problème pour le résoudre. C’est comme l’indiquent les « attendus » de l’épreuve de la spécialité « Humanités, littérature et philosophie », un exercice d’argumentation qui « rend compte d’une pensée personnelle, progressive et ordonnée, appuyée sur des références et des exemples précis  ».

« En toute cette fricassée que je barbouille ici n’est qu’un registre des essais de ma vie » (III, 13, De l’expérience), Montaigne s’engage et sollicite le lecteur avec une prédilection délibérée pour les exemples qui peuvent être multipliés (comme pour le « bestiaire »). La composition procède par modules connectés intuitivement plus que logiquement. Le fil en est sinueux, mais il est ferme. Vous trouverez à la fin de ce texte une proposition de plan raisonné. L’Apologie commence par une entrée en matière qui en donne le thème (la valeur de cette « très utile et grande partie » qu’est la science) et se termine par un paragraphe final qui récapitule sa leçon : l’homme « ne peut voir que de ses yeux ni saisir que de ses mains. Il s’élèvera si Dieu lui prête extraordinairement la main » (p 279).

Il est possible de distinguer en son sein trois modules principaux :

  • Un long « bestiaire » qui souligne le compagnonnage entre l’animal et l’homme.
  • L’exposé très étendu du « pyrrhonisme » qui constitue le corps de l’ouvrage et qui se clôt par un final virtuose sur lequel nous reviendrons.
  • D’abord, un premier module qui souligne la crise morale et religieuse présente.

Cette entrée en matière donne l’harmonique :

Nous ne prêtons volontiers à la dévotion que les offices (obligations) qui flattent nos passions. Il n’est point d’hostilité excellente comme la chrétienne. Notre zèle fait merveilles, quand il va secondant notre pente vers la haine, la cruauté, l’ambition, l’avarice, la détraction (dénigrement), la rébellion. […] Notre religion est faite pour extirper les vices ; elle les couvre, les nourrit les incite (p. 49).

Cette entrée en matière permet de souligner le caractère politique de l’essai

Prenant pour prétexte la défense d’un théologien aujourd’hui oublié, Montaigne livre ses réflexions sur les causes et les remèdes d’un mal qui mit alors en péril toute l’Europe et d’abord le Royaume de France. Montaigne est de ceux qui avec Jean Bodin, Michel de l’Hôpital, Jean-Auguste de Thou, Etienne Pasquier, avant eux, Etienne de la Boétie, constituent le « parti des politiques ». Ils contribueront à élaborer les Édits de Tolérance, dont le fameux « Édit de Nantes ». Séparant le politique du religieux, ils sont une des sources de la tolérance religieuse à la française et de la future laïcité. Le pyrrhonisme est, pour Montaigne, un moyen puissant pour résoudre une guerre civile qui opposa deux France et la voie de dépassement de conflits en apparence insolubles.

  Un défi radical

L’Apologie de Raymond Sebond est enfin un jalon essentiel dans l’histoire de la pensée et de la philosophie européenne. Dans son dernier livre, livre-testament, « Descartes et Pascal, lecteurs de Montaigne », Léon Brunschvicg souligne la profondeur de la dette de nos deux philosophes classiques à l’égard de Montaigne, et particulièrement celui de l’Apologie.
De la date de sa parution (1580), à celle du Discours de la méthode, (1637) puis des Pensées (1660), dont le titre aurait dû être Apologie pour la religion chrétienne, l’Apologie a constitué un moment pyrrhonien et un défi à toute la réflexion philosophique. Il a été longuement médité et intégré par nos deux auteurs à leur œuvre même. Lisant l’Apologie, le lecteur curieux pourra s’amuser à y retrouver l’origine de formules célèbres : « obéir aux lois et coutumes de mon pays », « vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà », « le plus grand philosophe du monde sur une planche plus large qu’il ne faut » etc. Il sera surpris d’y trouver nombre de schèmes argumentatifs dont l’argument du rêve qui est la clé de voute du « cogito cartésien » ou la mise en évidence de la « force de l’imagination » ou le « discours sur la machine » (le corps et les symboles du culte) sur lesquelles s’appuiera Pascal, mais pour une toute autre finalité.

  Une apologie paradoxale : de l’humanisme optimiste à l’humanisme désenchanté

  Une double adresse : à un père et à une reine de France

Le début de l’Apologie rappelle la double autorité et les circonstances de son écriture. En effet, c’est d’abord le père de Montaigne, Pierre Eyquem (1495, 1568) qui aurait demandé à son fils une traduction d’un livre alors à la mode, écrit ou plutôt transposé de l’espagnol au latin. La « Théologie naturelle, le livre des créatures et de la nature ou la science de l’homme » est l’œuvre d’un prêtre séculier d’origine catalane, Raymond Sibiuda. Elle est parue en 1436. Elle se présente comme une défense de la religion chrétienne contre les infidèles mais aussi contre la menace de l’humanisme sceptique et libertin qui commence alors à se répandre. Celle-ci se traduit par une forme d’indifférentisme à l’égard de la foi dont Montaigne ne sera pas totalement exempt. Sebond entend enraciner la foi chrétienne dans la connaissance rationnelle de la nature. L’ouvrage est moderne au sens où il est destiné tant aux laïcs qu’aux religieux. Sa traduction est, pour Montaigne, une opération éditoriale qui lui assurera une première notoriété et un public choisi.

Parmi ses lectrices figure en effet, la jeune Marguerite de Valois dite « Reine Margot », épouse d’Henri IV, future Reine de France, probable amante et, en tous cas, protectrice de Montaigne. Elle eut, comme elle le lui écrit, la traduction de l’ouvrage entre les mains au moment de sa captivité au Louvre suite à la Saint-Barthélemy. L’Apologie lui est destinée et peut-être même en a-t-elle commandé l’écriture. Montaigne souligne combien le texte de Sebond est « un livre très utile, et propre à la saison en laquelle il lui donna ; ce fut lors que ces nouveautés de Luther commençaient d’entrer en crédit et ébranler en beaucoup de lieux notre ancienne créance ». Le livre offre une « quintessence de Saint Thomas d’Aquin », l’un des principaux maîtres de la philosophie scolastique (médiévale) et de la théologie catholique (qui a été proclamé « docteur de l’Église » par le pape Pie V en 1567). C’est donc un instrument idéal pour lutter contre le « calvinisme » qui se répand dans le royaume – et jusqu’au sein de la famille de Montaigne – et pour former les esprits à une défense intelligente du catholicisme, c’est-à-dire de la religion établie au fondement de la monarchie française.

  La visée de la Théologie naturelle : fonder la science de l’homme sur Dieu

Ceci sans doute permettra de mieux comprendre le paradoxe de l’Apologie. Une « apologie » est d’ordinaire une « défense ». Or, le texte de Montaigne, dont le travail de traduction permet de supposer qu’il lui a permis d’acquérir une bonne maitrise des dédales de la théologie de son temps, est plutôt une « réponse » à son auteur et même une « attaque » qui en prend l’exact contrepied sur des points essentiels.

Sebond défend un rationalisme strict en matière de théologie. Il veut, à la suite de Raymond Lulle, « passer du croire au savoir » . « Par cette science, peuvent être résolues et sans difficulté, toutes les questions qui se posent à l’homme tant à son propos qu’à celui de Dieu ». Ses arguments sont « infaillibles ». [2] Traditionnellement, seuls les « préambules de la foi » pouvaient être démontrés par la philosophie, comprise comme la « servante de la théologie ». Sebond croit pouvoir justifier tous les dogmes de la religion, y compris l’Eucharistie ou la Trinité. Il tient que le « livre de la nature » est plus clair que le « livre de Dieu » et que son étude permet d’en élucider les obscurités.

La nature est, pour lui, une « échelle », au sommet de laquelle est placé l’homme. « Tous les hommes ont également le libre-arbitre qui est la propre et suprême dignité de l’homme ». C’est un anthropocentrisme optimiste dont on retrouvera la formule dans Descartes. Une telle exaltation trouve sa racine dans une doctrine de la Création centrée sur l’amour de Dieu pour l’homme. La prise de conscience de l’enracinement de notre vie dans le don divin de l’être permet à la créature et « image de Dieu » de se recentrer et trouver sa juste place. Elle est la pointe ultime d’une création ordonnée selon l’échelle de « l’être », du « vivre », du « sentir » et, enfin, de « l’entendre ».

En découle que, pour celui qui sait retrouver, en et hors de lui, les plans du Créateur et rester fidèle à son amour, doivent primer optimisme et pragmatisme. Dieu agit toujours « pour le mieux ». De deux vérités possibles donc, il conviendra de choisir toujours celle qui est « la plus utile à l’homme ». Elle est celle que Dieu, le plus probablement, a mis en oeuvre.

Ajoutons, pour finir, que le livre de Sebond est divisé en deux parties. La première traite de la « condition » humaine, la seconde de sa « restitution », c’est-à-dire de son « rachat » après la chute et après l’irruption, par la chair, du péché en nos vies. La première partie couvre les deux tiers du livre de Sebond. Elle en constitue la partie la plus originale.

  La double faille de la « théologie naturelle » et la stratégie de Montaigne

Montaigne prend l’exact contrepied de chacune de ces trois thèses. Scepticisme, pessimisme, humiliation de l’homme, tels sont les trois motifs qui peuvent permettre de s’orienter dans sa lecture.

Le mouvement d’humiliation est sa dimension majeure. Il trouve sa plus belle expression dans le « bestiaire » et dans une formule qui retourne par avance le « devenir comme maîtres et possesseurs de la nature » de Descartes.

La présomption est notre maladie naturelle et originelle. La plus calamiteuse et frêle de toutes les créatures, c’est l’homme, et quant et quand (en même temps) la plus orgueilleuse. Elle se sent et voit logée ici, parmi la bourbe et le fient du monde, attachée et clouée à la pire, plus morte et croupie partie de l’univers, au dernier étage du logis et le plus éloigné de la voute céleste, avec les animaux de la pire condition des trois (marchant, volant et nageant), et se va plantant par imagination, au-dessus du cercle de la Lune et ramenant le ciel sous ses pieds (p. 61).

Comment comprendre le paradoxe d’une apologie qui renverse ce qu’elle prétend défendre ? En réalité, Montaigne n’a pas l’intention de répéter le propos de Sebond qu’il suffit d’aller lire directement dans une prose qu’il a longuement traduite. Il s’agit, pour lui, de défendre ce livre auprès du public de son temps et de répondre à deux objections qui constituent deux sérieux points de fragilité de sa défense de la religion chrétienne. Elles menacent de ruiner l’ensemble de l’entreprise.

L’accusation d’impiété. « La première répréhension qu’on fait de son ouvrage, c’est que les Chrétiens se font tort de vouloir appuyer leur créance sur des raisons humaines, qui ne se conçoit que par foi et par une inspiration particulière de la grâce divine », (p. 44). La préface du livre de Sebond, en effet, a été mise à l’index. L’auteur y affirmait, que « tout ce qui s’apprend et se voit au livre de la nature est écrit en celui de la Bible et […] tout ce que disent les Saintes Écritures est contenu dans le livre de la nature ». Autrement dit, il n’y a pas pour lui, de hiérarchie entre l’un et l’autre. Pire, par sa clarté la raison humaine est un guide sûr pour éclairer les obscurités et les mystères de la révélation. C’est de servante, faire accéder la philosophie au rang de « maîtresse de la théologie ». Chacun voit la modernité d’une position qui donne à la raison un pouvoir d’exégèse sur les textes sacrés.

Le cercle de la démonstration. Ce deuxième point de faiblesse est l’effet indésiré de la stratégie du théologien catalan pour répondre à l’objection. Sebond souligne que l’irruption du péché originel et la chute d’Adam qui s’ensuit sont ce qui le rend incapable de lire désormais le « livre de la nature ». Et c’est pourquoi il est nécessaire de lui en restituer le sens. La compréhension de sa « condition » suppose sa « restauration » par la religion. Les « arguments infaillibles » de la philosophie ne valent dont que sur le fond et par le secours de la théologie. Seul sera convaincu celui qui est déjà sauvé par le baptême et illuminé par la grâce. C’est introduire à l’initial ce qui était à démontrer. Aussi « aucuns (certains) disent que ses arguments sont faibles et ineptes (insuffisants) à vérifier (démontrer) ce qu’il veut, et entreprennent de les choquer (renverser) aisément » (p. 55) Comme nous le verrons, ces adversaires sont autrement sérieux et redoutables : « il faut secouer ceux-ci un peu plus rudement car ils sont plus dangereux et plus malicieux (malfaisants) que les premiers. On couche volontiers le sens des écrits d’autrui à la faveur des opinions qu’on a préjugées en soi ; et un athéiste se flatte de ramener tous auteurs à l’athéisme, infectant de son propre venin la matière innocente ».

Montaigne répond à la première accusation d’impiété par une défense de la philosophie.
L’enquête philosophique a toute légitimité pour se livrer à l’examen et l’analyse de l’histoire naturelle des croyances. Elle a d’autant plus d’utilité qu’elle apporte à la foi sa force critique. « Les uns font accroire au monde qu’ils croient ce qu’ils ne croient pas. Les autres, en plus grand nombre, se le font accroire à eux-mêmes, ne sachant pénétrer ce que c’est que croire » (p. 47). L’objectif de l’Apologie est ainsi d’éclairer la force et l’ampleur du phénomène de la croyance en l’homme. C’est un vaste panorama d’histoire comparée des religions, des mœurs et des croyances humaines.

Cependant, cette critique ne peut se faire sans présupposer une idée de la « vraie » foi qui lui sert de contrepoint critique. L’Apologie ne cessera d’y revenir : la seule vraie foi est une « grâce ». Elle vient de Dieu seul et excède la créature et sa raison. Toute prétention à posséder l’état de chrétien est une « présomption ».

Le nœud qui devrait attacher notre jugement et notre volonté, qui devrait étreindre notre âme et joindre à notre créateur, ce devrait être un nœud prenant ses replis et ses forces, non pas de nos considérations, de nos raisons et passions, mais d’une étreinte divine et supernaturelle, n’ayant qu’une force, un visage et un lustre, qui est l’autorité de Dieu et sa grâce » (p. 52).

Il est alors possible de répondre à la seconde objection et cette réponse occupe l’essentiel de l’essai. « Les théologiens écrivent trop humainement et les humanistes trop peu théologalement » II, 16, De la prière). « Non seulement fausses, mais impies aussi et injurieuses sont [les images] que l’homme a forgé de son invention » (p. 148). La « vraie religion » et la « vérité » sont inaccessibles à l’homme.

Il m’a toujours semblé qu’à un homme Chrétien cette sorte de parler est pleine d’indiscrétion et d’irrévérence : Dieu ne peut mourir, Dieu ne peut se dédire, Dieu ne peut faire ceci ou cela. Je ne trouve pas bon d’enfermer ainsi la puissance divine sous les lois de notre parole, En l’apparence qui s’offre à nous en ces propositions, il la faudrait représenter plus révéremment et plus religieusement (p. 167).

Il faut contester l’ambition de la raison humaine à saisir la nature des choses.

« Ce dernier tour d’escrime ici, il ne le faut employer que comme un extrême remède. C’est un coup désespéré, auquel il faut abandonner vos armes pour faire perdre à votre adversaire les siennes, et un tour secret, duquel il faut se servir rarement et réservément (avec réserve) » (p. 213). Il occupe pourtant l’essentiel de l’Apologie. Car il s’agit d’affronter un adversaire autrement redoutable, Luther et, avec lui, d’entrer dans la querelle théologico-politique qui enflamme la Renaissance. Le défi spirituel et politique lancé par la Réforme est l’élément imprévu qui change du tout au tout les enjeux d’une lecture de Sebond.

  L’intention apologétique véritable de l’essai et la réponse au défi de Luther

L’état alarmant de corruption de l’Église, son incurie et l’inculture de ses clercs n’ont cessé de nourrir toute la littérature humaniste de la Renaissance, notamment l’Éloge de la folie d’Érasme, d’autant que les perspectives ouvertes par la redécouverte des langues de l’Ancien et du Nouveau Testament et par leur traduction nourrissent l’espoir d’un retour au christianisme primitif. Pourtant, c’est de Luther – et avec lui de la Réforme, que vient la contestation la plus radicale de l’Église, du principe d’autorité sur lequel elle repose et, avec lui, de son organisation hiérocratique qui sert d’appui tant aux régimes monarchiques qu’aux empires européens.

A moins, dit-il, dans sa fameuse déclaration devant la Diète de Worms, en 1521, que je ne sois reconnu coupable d’erreur par un témoignage de l’Écriture sainte ou (comme je ne place aucune confiance en la seule autorité du Pape et des Conciles puisqu’il est évident qu’ils se sont souvent trompés et souvent contredit) que, par un raisonnement manifeste, je ne sois coupable devant l’Écriture sainte à laquelle je me remets, je ne peux ni ne veux abjurer quoi que ce soit car agir contre ma conscience n’est ni sûr pour nous ni possible. Telle est ma position. Elle ne pourrait être autre. Que Dieu me porte secours. Amen.

Luther ne reconnaît que deux principes : « l’Écriture sainte » et le témoignage de la conscience du croyant. Il réduit à néant les deux « règles de la foi » qui servaient jusque-là à arbitrer les conflits doctrinaux au sein de l’Église et de la chrétienté. La référence aux « docteurs de la foi » et aux textes « canoniques » de la communauté chrétienne universelle (i.e. catholique) servaient de référence partagée par l’ensemble des chrétiens. Ils étaient comme une charte commune pour régler leur vie en commun. Certes, ils confortaient l’autorité de l’Église et donc, en dernière instance, celle du Pape et de ses Conciles, mais ils permettaient d’éviter des déchirures plus graves. Confronté à un désaccord de fond et surtout à l’intransigeance du Pape, Luther brise ce modus vivendi. Il revendique l’Écriture et la Foi, c’est-à-dire, comme l’écrira Calvin, « un tel sentiment qu’il ne se peut engendrer que de révélation divine. [3] Il n’a donc plus besoin de l’Église.

Ce geste est décisif. Il constitue la matrice commune à toutes les Églises Réformées. Il engage toute une série de conséquences pratiques que l’on retrouve d’ailleurs dans l’islam contemporain. Lisant l’Écriture dans ce qu’il croit être sa langue originelle, ou y accédant par sa traduction dans sa propre langue, le fidèle a le sentiment de se tenir face à face devant Dieu. Il se fait fort de pouvoir se passer de toute médiation et de revenir à l’Église des premiers temps, celle des apôtres. Il récuse une série de dogmes et de rites considérés comme superstitieux, voire même comme hérétiques. Il récuse enfin et surtout la prééminence d’une hiérarchie consacrée et élevée indûment au-dessus des fidèles.

Montaigne conteste fermement ces points. Il doute en particulier que la lecture d’un texte, qu’il s’agisse de l’Écriture sainte ou de celle d’un autre, puisse servir d’argument pour trancher une querelle philosophique ou théologique. Nous avons l’expérience, dit-il :

qu’il n’est aucun sens ni visage (apparence), ou droit, ou amer, ou doux, ou courbe, que l’esprit humain ne trouve aux écrits qu’il entreprend de fouiller. En la parole la plus nette, pure et parfaite qui puisse être, combien de fausseté et de mensonge a-t-on fait naître ? Quelle hérésie n’y a trouvé des fondements assez et témoignages, pour entreprendre et pour se maintenir. C’est pour cela que les auteurs de telles erreurs ne veulent jamais se départir de cette preuve et du témoignage des mots (p. 253).

Le recours au texte est plus un facteur de discorde qu’un moyen propre à espérer clore les débats. « Nos procès ne naissent que du débat de l’interprétation des lois, et la plupart des guerres, de cette impuissance à n’avoir su clairement exprimer les conventions et les traités d’accord des princes. Combien de querelles et combien importante a produit au monde le doute du sens de cette syllabe hoc ! »(p. 168). [4]

Mais la stratégie la plus forte et la plus neuve de l’Apologie consiste à remonter plus haut. Montaigne souligne les effets de la prétention d’une conscience humaine à s’élever, au-dessus de toute autorité, pour, au nom de la possession d’une vérité absolue, prétendre régir la conscience des autres et bouleverser de fond en comble leur vie. Il en conteste la possibilité. Face au radicalisme de celui qui parle au nom de l’absolu, plus aucune discussion, aucun doute, ni aucune modération ne seront plus possibles. Quel garde-fou opposer à celui qui dit, comme Luther dans son Traité du Serf arbitre, en réponse à Érasme, « anathème au chrétien, qui ne serait pas certain de ce qui lui est ordonné et qui ne le comprendrait pas : comment croirait-il ce dont il doute ? » Et que dire à Ignace de Loyola lorsque, dans ses Exercices spirituels (règle 401-402), il commande que, « afin d’être à l’abri de toute erreur, nous devons toujours être disposés à croire que ce qui nous apparaît blanc est noir, si l’Église hiérarchiquement décide ainsi » ? Comment départager deux consciences également persuadées de détenir seules la vérité ? Ce sera la croix de la querelle dite de la règle de la foi.

Afin que nous puissions décider la controverse qui est entre nous sur la règle du vrai, il faut que nous ayons une règle avouée et reconnue par laquelle nous puissions juger de la bonté de cette autre règle ; et afin que nous ayons cette autre règle avouée et reconnue, il faudrait d’abord trancher entre nous la querelle que nous avons sur la règle de vérité. Ainsi la dispute est prise dans le moyen de ce que nous avons appelé le cercle vicieux (ou diallèle). On ne sait plus comment trouver une règle de vérité, d’autant plus que nous ne permettons pas aux dogmatiques d’établir une règle de vérité par supposition (ou pétition de principe) et que, s’ils veulent juger d’une règle de vérité par une autre règle de vérité, nous les réduirons au moyen que nous avons appelé la régression à l’infini (H.P. I,15).

Cette citation de Sextus Empiricus, dont l’ouvrage est alors redécouvert et traduit par l’humaniste Henri Estienne, est extraite des Hypotyposes (c’est-à-dire esquisses ou indications) pyrrhoniennes. C’est un exposé complet de la doctrine sceptique que Montaigne a longuement médité. Il en fit inscrire, sur les solives de sa bibliothèque, une série de formules qui émaillent aussi l’Apologie. Cette inspiration en constitue le socle et la référence majeure.

  Défense et illustration du pyrrhonisme

  Méthode et fins du scepticisme antique

Le scepticisme (σκεψις -skepsis), explique Sextus Empiricus, est la faculté d’opposer phénomènes et noumènes (ce qui apparaît et ce qui est pensé) de toutes les manières possibles, pour en arriver, par l’instrument de la force égale (ισοσθενεια - isosthénie) des choses et des raisons qui s’opposent, d’abord à la suspension (εποχη - épochè), ensuite à l’absence de trouble et la paix (αταραξια -ataraxie) (H.P. I, 4,8.).

Le terme de scepticisme a fini par désigner une attitude négative de la pensée. Le sceptique passe volontiers à présent pour un esprit faible et hésitant, incapable de se prononcer sur rien. Préférant se reposer sur « le mol oreiller du doute », il se réfugie dans le refus et même dans le dénigrement. Ce portrait très à charge ne correspond pas au scepticisme philosophique. Il confond la réserve avec la faiblesse, la conscience de la relativité de tout choix avec l’incapacité à s’engager. Le terme scepticisme signifie « examen ». Le sceptique est un « chercheur ». « Que sais-je ? » est un appel à la curiosité et un rappel de la richesse inépuisable du monde.

Cette recherche suppose une méthode. C’est la suspension du jugement. Montaigne la met systématiquement en œuvre dans l’Apologie. Elle commande d’opposer raisons aux raisons, expériences aux expériences, donc preuves aux preuves. Elle permet surtout d’opérer un renversement méthodique de nos croyances les plus enracinées. Les sceptiques « ne mettent en avant leurs propositions que pour combattre celles qu’ils pensent que nous ayons en notre créance. Si vous prenez la leur, ils prendront aussi volontiers le contraire à soutenir : tout leur est un ; ils n’y ont aucun choix. Si vous établissez que la neige soit noire, ils argumentent au rebours qu’elle est blanche. Si vous dites qu’elle n’est ni l’un, ni l’autre, c’est à eux à maintenir qu’elle est tous les deux » (p. 133). La structure d’ensemble de l’Apologie peut être comprise à partir de ce renversement : de notre planète aux autres astres ; de notre espèce, à l’ensemble des êtres vivants ; de l’âme par rapport au corps ; des sages, au commun des mortels, de la raison par rapport aux sens, etc. Mais ce retournement n’est pas vain ; il sert à contester toute idée de hiérarchie et de séparation entre des ordres.

Pour contester le scepticisme, Aristote répondait : « celui qui doute si la neige est blanche n’a qu’à ouvrir les yeux et celui qui se demande s’il faut respecter ses parents mérite une bonne correction ». Le pyrrhonien répond à la première objection que si la neige est blanche, l’eau est noire et il rend ainsi palpable l’indétermination de la couleur de l’eau. Il souligne la pluralité des apparences d’une seule et même chose. « Si notre entendement était capable de la forme, des linéaments, du port et du visage de la vérité, il la verrait entière, aussi bien que demi » (p. 219). Le sceptique ne doute pas de l’apparence mais de ce que l’on en dit et du choix que l’on fait entre l’une et l’autre. Il rappelle qu’elle n’est qu’une apparence, jamais la « forme propre » de la chose – si cela est concevable.

De cette prise de conscience de la relativité de nos raisons et préférences découlent la modération des passions et la tranquillité de l’âme.

Cette assiette de leur jugement, droite et inflexible, recevant tous objets sans application et consentement, les achemine [les philosophes pyrrhoniens] à leur Ataraxie (absence de troubles) qui est condition de vie paisible, rassise (pondérée), exempte des agitations que nous recevons par l’impression de l’opinion et science que nous pensons avoir des choses. D’où naissent la crainte, l’avarice (la cupidité), l’envie, les désirs immodérés » (p. 133).

Outre cette diversité et division infinie, par le trouble que notre jugement nous donne à nous-mêmes, et l’incertitude que chacun sent en soi, il est aisé de voir qu’il a son assiette bien mal assurée. Combien diversement jugeons-nous des choses, Combien de fois changeons-nous nos fantaisies ? Ce que je tiens aujourd’hui et ce que je crois, je le tiens et le crois de toute ma croyance ; tous mes outils et tous mes ressorts empoignent cette opinion et m’en répondent sur tout ce qu’ils peuvent. […] Mais ne m’est-il pas advenu, non une fois, mais cent, mais mille, et tous les jours, d’avoir embrassé quelque autre chose à (avec) ces mêmes instruments, en cette même condition, que depuis j’ai trouvé fausse » (p. 221).

La balance, que Montaigne fit mettre sur ses armoiries, est métaphore de l’équilibre du jugement. Elle est aussi le symbole de la justice. Celle-ci commande de se garder de ses passions et de tenir l’équilibre entre les raisons et les apparences contraires. L’exemple du respect dû aux parents, c’est-à-dire du respect des lois et des mœurs, est l’occasion de faire un pas de plus dans la compréhension de l’attitude sceptique. Elle est la conséquence de l’absence de tout fondement substantiel à nos règles. Certes, il est possible de répondre à Aristote que le respect dû aux parents peut prendre « mille formes », qu’il y a loin de la règle à l’action droite, voire, qu’il y a « divers chemins qui mènent à une fin » et, enfin, qu’il faut savoir désobéir pour gagner leur respect – ou notre liberté. Mais le scepticisme, mettant en lumière qu’il n’est d’autre fondement aux règles morales et sociales que le hasard de notre naissance et que la seule convention, renforce paradoxalement la nécessité d’y obéir. Il le faut, non parce qu’elles sont justes ou parce qu’elles seraient sacrées, mais parce qu’elles sont en usage. Elles permettent, et elles seules, de s’entendre. Elles nous protègent de l’arbitraire et de la violence. « Épicure disait que les lois les pires étaient si nécessaires que, sans elles, les hommes se mangeraient les uns, les autres » (p. 214). L’expérience ne cesse de nous l’enseigner. « La première loi que Dieu donna jamais à l’homme, ce fut une loi de pure obéissance : ce fut un commandement nu et simple où l’homme n’eût rien à connaître et à causer. […] De l’obéir et céder naît toute autre vertu, comme du cuider (de la pensée) tout péché » (p. 112).

Les historiens rapportent que l’on avait confié à Pyrrhon la charge de Pontife, c’est-à-dire de gardien des cultes de sa cité. Cela tenait sans doute à l’estime où était tenue sa légendaire indifférence, sa modération et sa réserve face à toute position extrême. Montaigne également ne cesse de s’opposer à la cruauté des hommes et de dénoncer leur inhumanité, quelque prétexte qu’elle prenne.

Il opère cependant une transformation décisive et sur laquelle il nous faut à présent insister. Le scepticisme, à partir de lui, inclut dans le mouvement du doute celui qui l’opère. Il n’est plus le privilège du sage mais le caractère de toute pensée enracinée dans la conscience de sa finitude.

  Spécificité du scepticisme moderne : « que sais-je ? »

Le pyrrhonisme antique était conscient de la difficulté d’une position qui refuse toute position. Il y répondait en rapportant la réflexion philosophique à la vie qui la dépasse.

Le sceptique, écrivait Sextus Empiricus, ne vit pas conformément à une doctrine philosophique mais, en prenant l’expérience et la vie pour guide non philosophique, il est capable de choisir et d’éviter.

Montaigne commente ceci par une formule ironique que rependra Pascal. « Un ancien à qui on reprochait qu’il faisait profession de la philosophie, de laquelle pourtant il ne tenait pas grand compte, répondit que cela, c’était vraiment philosopher » (p. 145). Le philosophe doit d’abord vivre. Pour cela, il lui faut des « guides » et le scepticisme antique en énumère quatre : « ce qu’indique la nature », la faim qui pousse à manger ou la soif à boire ; « ce qu’exigent nos dispositions », ce qu’indiquent nos sens et notre intelligence ; « ce que nous transmettent les coutumes et les lois », savoir distinguer une vie de piété ou une mauvaise vie ; enfin, « ce qu’enseignent les arts » notamment empiriques H.P. I, 11.

Montaigne est un juriste qui pratique l’art de juger. Il en connaît la complexité et en souligne la confusion. Il a également une bonne connaissance de la médecine et de ses remèdes, en particulier de leur peu d’efficacité sur son cas. Cependant, il sait bien la contradiction manifeste d’une méthode qui refuse toute présupposition et, plus encore, l’impossibilité d’une sagesse qui prône l’abstention et la pure indifférence. L’Apologie, en poussant un cran plus loin la vanité de tout fondement, retourne celle-ci sur le penseur lui-même. Qu’il s’agisse de science ou d’action, il n’y a plus, pour Montaigne, de fondement inconditionné - fût-ce celui de la suspension et du principe de pure indifférence. Elles sont impraticables. L’Apologie met en évidence le cercle indépassable de l’implication subjective de la conscience dans son objet ainsi que dans son expérience corporelle et sociale. Montaigne invente, tout à la fois et d’un même mouvement, le « discours sur soi » qu’il mettra particulièrement en œuvre dans le « Tiers livre », et l’exploration de la diversité infinie des mœurs ; le « discours sur l’autre » qui fondera l’anthropologie. L’expression « que sais-je ? » inclut dans son propre mouvement le « je » qui en est inséparable. Le nôtre et celui de nos semblables. La question ne cesse de faire retour sur lui et sur ceux qui permettront d’y répondre. Montaigne invente ainsi un usage radical du doute. Celui-ci porte sur le « savoir » lui-même et sur sa racine. « Que sais-je ? ».

  Usage critique, usage méthodique et usage radical du doute sur les fondements

L’Apologie, au début de l’exposition sur la nature du scepticisme, reprend une distinction essentielle qui nous permettra de distinguer trois formes du doute.

Quiconque cherche quelque chose, il en vient à ce point, ou qu’il dit, qu’il l’a trouvée ; ou qu’elle ne se peut trouver ; ou qu’il en est encore en quête. Toute la philosophie est répartie en ces trois genres. Son dessein est de chercher la vérité, la science, et la certitude. Les Péripatéticiens, Épicuriens, Stoïciens, et autres, ont pensé l’avoir trouvée. Ceux-ci ont établi les sciences, que nous avons, et les ont traitées, comme notices certaines. Clitomachus, Carnéade, et les Académiciens, ont désespéré de leur quête ; et jugé que la vérité ne se pouvait concevoir par nos moyens. La fin de ceux-ci, c’est la faiblesse et humaine ignorance. Ce parti a eu la plus grande suite, et les sectateurs les plus nobles. Pyrrhon et autres sceptiques ou épéchistes (de épochè), desquels les dogmes plusieurs anciens ont tenu tirés de Homère, les Sept sages, [etc.] disent qu’ils sont encore en cherche de la vérité (p. 131 ; 132).

Le doute n’est pas absent du discours dogmatique. Il en est même l’instrument. C’est le doute critique. Il repose sur la possession d’un critère et d’une connaissance qui permettent de discriminer le vrai du faux. « La vérité, comme disait Spinoza, est critère d’elle-même et du faux ». Il faut, pour discerner les fausses apparences et débusquer les erreurs, disposer d’une norme du vrai. La connaissance scientifique suppose le doute et son usage méthodique. C’est ce sens critique du doute que l’on retrouve dans les trois Critiques de Kant. Elles supposent un dogmatisme, c’est-à-dire la possession d’une « table des catégories » considérées comme définitives et une « métaphysique des mœurs », tout autant qu’une « métaphysique de la nature », qui permettent de fonder, partout et toujours, la connaissance et la morale.

Ceci expose l’entreprise kantienne à la critique sceptique de type historique d’un Montaigne car l’ensemble des catégories et des principes qui servent à Kant à fonder la physique de Newton ont été rendus obsolètes par les découvertes ultérieures de la physique et de la logique mathématique. A ce sujet, on peut consulter de M. Ferraris Goodbye Kant ! Ce qui reste aujourd’hui de la critique de la raison pure, Ed. L’éclat, 2009

Une autre forme de doute, bien connue des lecteurs de Descartes, et particulièrement de la première de ses Méditations métaphysiques, est le doute académique. Il opère en l’âme l’expérience d’un « désespoir du vrai ». Le doute « méthodique et hyperbolique » est un exercice spirituel qui permet le passage du sensible à l’intelligible, de néant d’être à la métaphysique. On en trouve la racine dans Augustin et peut-être déjà, comme le remarque Montaigne, dans Platon avec son usage des dialogues aporétiques comme le Parménide et le Ménon. C’est un moment de crise. Il peut être un point final, comme avec le philosophe académique Arcésilas, dont on dit qu’il garda définitivement le silence. Le plus souvent, comme avec Augustin ou Descartes et Pascal, le moment de la « conversion » permet un retournement du scepticisme extrême à l’évidence du vrai ou de la foi qui sauve.

Le doute pyrrhonien réinventé par Montaigne, diffère des deux autres. Il est à la fois radical et il est perpétuel. Il ne laisse pas d’autre issue que la confrontation aux limites de notre condition et à notre finitude. Il saisit le sujet humain, de l’intérieur, pour lui faire éprouver le peu de réalité de son moi et la matière fluente dont il est fait. « Ne baillant (livrant) de soi qu’une obscure apparence et débile opinion : si, de fortune, vous fichez votre pensée à vouloir saisir son être, ce sera ni plus ni moins que qui voudrait empoigner de l’eau : car tant plus il serrera et pressera ce qui de nature coule partout, tant plus il perdra ce qu’il voulait tenir et empoigner » (p. 276). Ce doute n’interdit ni de vivre ni d’étudier. Il y incite. Mais il interdit de croire pouvoir arrêter sa recherche et fonder en raison ses jugements. Comme le disait déjà Victor Brochard du scepticisme antique : « le vrai sceptique est celui qui, de propos délibéré et pour des raisons générales, doute de tout, excepté des phénomènes ». Les dogmes du « dogmatisme » désignent, non toute affirmation, mais « un assentiment à une chose déterminée parmi les choses obscures qui sont objets de recherche parmi les sciences » H.P. I, 13.

  Doute radical et mise en œuvre de la déconstruction sceptique dans l’Apologie

Le lecteur trouvera à la fin de cette présentation une proposition de plan détaillé de la mise en œuvre systématique du doute dans l’essai.
A partir de « en voilà assez pour vérifier… » (p. 212), Montaigne récapitule brillamment l’ensemble de ses arguments selon les axes suivants.

  Destitution de la raison et principe de relativité

Prenant pour objet l’ensemble des « choses obscures qui sont objet de recherche parmi les sciences » (Dieu, les astres, les éléments, l’âme et le corps), l’Apologie ne cesse de procéder par accumulation de thèses diverses pour montrer la vanité qu’il y aurait à conclure en donnant ainsi à voir « ce tintamarre de tant de cervelles philosophiques ! ».

Les dernières pages accentuent cette déconstruction et mettent en évidence la dépendance de tout jugement à des mobiles et motifs présents. « Maintes fois (comme il m’advient de faire volontiers) ayant pris pour exercice et pour ébat à maintenir (défendre) une contraire opinion à la mienne, mon esprit, s’appliquant et tournant de ce côté-là, m’y attache si bien que je ne trouve plus la raison de mon premier avis, et m’en dépars (détache). Je m’entraîne quasi où je penche, comment que ce soit, et m’emporte de mon poids » (p. 225).

Ainsi, la raison, pour Montaigne, n’a en soi aucune réalité, ni autonomie. Ni comme « faculté des principes », ni comme « faculté des concepts », c’est-à-dire en tant qu’instrument de connaissance et de mise en ordre de nos raisonnements. En réalité, elle est discours, fantaisie, imagination. Elle suit et épouse la variété des apparences et des occasions.

La raison va toujours, et torte, et boiteuse ; et déhanchée, et avec le mensonge comme avec la vérité. Pour ainsi (c’est pourquoi), il est malaisé de découvrir son mécompte et dérèglement. J’appelle toujours raison cette apparence de discours que chacun forge en soi, cette raison de l’apparence de laquelle il y en peut avoir cent contraires autour d’un même sujet, c’est un instrument de plomb et de cire, allongeable, ployable et accommodable à tous biais et à toutes mesures : il ne reste que la suffisance de le savoir contourner (p. 223, 224).

  Hétérogénéité de l’expérience et de la sensation et principe d’implication

L’expérience comme épreuve et essai, comme mémoire et leçon vécue, sensation enfin et mise en relation avec le monde extérieur est la source fondamentale de la connaissance. Elle donne accès aux « phénomènes » qui sont la matière du travail du jugement et de l’examen sceptique. C’est donc légitimement avec elle que Montaigne choisira de conclure l’ensemble de ses Essais.
Mais c’est aussi pourquoi il choisit de mettre en évidence, à la fin de l’Apologie, l’interaction qu’une sensation suppose toujours entre la chose, l’organe qui y donne accès et l’esprit qui l’interprète. « Notre état (intérieur) accommodant les choses à soi et les transformant selon soi, nous ne savons plus quelles sont les choses en vérité ; car rien ne vient à nous que falsifié et altéré par nos sens. Où le compas, l’équerre et la règle sont gauches, toutes les proportions qui s’en tirent, tous les bâtiments qui se dressent à sa mesure, sont aussi nécessairement manques (imparfaits) et défaillants. L’incertitude de nos sens [que les pages précédentes de l’Essai ont longuement détaillées] rend incertain tout ce qu’ils produisent » (p. 273/274).

Montaigne explicite ainsi l’abîme de la question du rapport entre le « phénomène » et la « chose en soi » sur lequel s’ouvre l’Esthétique transcendantale de Kant – et que ce dernier croit pouvoir résoudre.

Pour juger des apparences que nous recevons des objets, il nous faudrait un instrument judicatoire ; pour vérifier cet instrument, il nous faut de la démonstration ; pour vérifier la démonstration, un instrument ; nous voilà au rouet (p. 275).

  Cercle de la démonstration et impossibilité de l’inconditionné

Le lecteur aura reconnu ici la figure sceptique du « cercle vicieux » que nous avons déjà mentionné à l’occasion de la présentation de la querelle dite de la « règle de la foi ».
Cette difficulté bien connue tient à la structure de la démonstration. Comme le dit Aristote, toute démonstration est « un discours par lequel, certaines choses étant posées (les prémisses) une autre chose différente d’elles (la conclusion) en est tirée, par les choses mêmes qui sont posées ». La vérité de la démonstration dépend donc de la rectitude formelle de l’opération de déduction. Elle dépend surtout de la vérité dite « matérielle » des prémisses. Pour être vraiment probantes, celles-ci doivent être ultimement « premières et vraies », c’est-à-dire « connues à partir d’elles-mêmes ». Montaigne conteste cette possibilité.

La figure du « cercle », sur laquelle se clôt l’exposé sceptique de l’Apologie, met en oeuvre une structure ternaire. Elle est connue depuis sous le nom de « trilemme de Münchhausen ». Sextus l’attribue à l’école d’Agrippa. Soit la démonstration est suspendue à une régression à l’infini : « par laquelle nous disons que ce qui est fourni en vue d’emporter la décision sur la chose proposée à l’examen a besoin d’une autre garantie, et celle-ci d’une autre, et ainsi indéfiniment, de sorte que, n’ayant rien à partir de quoi nous pourrons commencer d’établir quelque chose, la suspension du jugement s’ensuit. » Soit opère une pétition de principe « quand les dogmatiques partent de quelque chose qu’ils n’établissent pas mais jugent bon de prendre simplement et sans démonstration ». Enfin le sceptique décèle un cercle vicieux ou diallèle (à savoir l’un par l’autre) « quand ce qui sert à assurer la chose sur laquelle porte la recherche a besoin de la chose elle-même pour emporter la conviction ».

Le sceptique, pour sa part, s’installe au-delà de la contradiction en se donnant le « droit d’affirmer de toutes choses qu’elle n’est ni ainsi ni non, ni l’une et l’autre, ni ni l’une, ni l’autre ». La diversité, c’est-à-dire, la contradiction et la variation, forment le fond de l’expérience de la réalité.

  Mobilisme et mouvement perpétuel de la vie

L’essai se termine par la conclusion de l’implication indépassable de tout vivant dans un ordre – la nature - qui est mobilité et mouvement perpétuel de naissance et de mortalité. « Nous n’avons aucune communication à l’être parce que toute humaine nature est toujours au milieu entre naître et mourir ». Cette conclusion est essentielle car elle récapitule les leçons de l’Apologie toute entière. Elle est essentielle aussi parce que, de façon plus positive, elle permet de justifier la tenue d’un discours non dogmatique qui ne prend pas le chemin de la thèse mais celui du récit, du compte-rendu sans cesse repris, de la recherche qui peut toujours être approfondie.

C’est bien le sens de la célèbre déclaration qui ouvre l’essai Du repentir.

Les autres forment l’homme ; je le récite et en représente un particulier bien mal formé, et lequel, si j’avais à façonner de nouveau, je ferais vraiment bien autre qu’il n’est. Meshuy (désormais) c’est fait. Or les traits de ma peinture ne fourvoient point, quoi qu’ils se changent et diversifient. Le monde n’est qu’une branloire (i.e. une planche en équilibre précaire) pérenne. Toutes choses y branlent (changent) sans cesse : la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d’Égypte, et du branle public et du leur. La constance même n’est autre chose qu’un branle plus languissant.

 Conclusion et leçons générales de l’Apologie

  « Chacun porte en soi, la forme entière de l’humaine condition »

La leçon la plus essentielle de l’essai, c’est d’abord le constat de l’irréductible instabilité de la condition humaine. « Nous avons pour notre part l’inconstance, l’irrésolution, l’incertitude ». Cette prise de conscience implique que, quand bien même il faille opter pour un parti plutôt que l’autre et prendre une décision, c’est toujours sur le fond de la possibilité du contraire et d’un changement qui pourrait s’opérer en nous. Tout homme est donc bien « ondoyant et divers » : divers, c’est-à-dire différent mais aussi contradictoire, au besoin avec lui-même.

Nous avons accès à la vérité mais elle a « mille visages ». Il nous est impossible de la « reconnaître » ni de la posséder « toute entière ».

L’homme peut reconnaître […] qu’il doit à la fortune et rencontre (hasard) la vérité qu’il découvre lui seul, puisque, lors même quelle lui est tombée en main, il n’a pas de quoi la saisir et la maintenir, et que sa raison n’a pas la force de s’en prévaloir. Toutes choses produites par notre discours et suffisance, autant vraies que fausses, sont sujettes à incertitude et débat.

L’état naturel de l’esprit est celui de la croyance ou de l’instinct qui nous fait acquiescer ou assentir aux apparences. Il permet à l’homme du commun tant qu’au sage de se guider en cette vie, et met à égalité le sauvage et le citadin, l’animal et l’homme. Et c’est pourquoi le long « bestiaire » au commencement de l’Apologie a valeur stratégique.

  « Nous sommes chrétiens à même titre que [...] ou périgourdins ou allemands »

La seconde leçon porte sur la querelle théologique qui est à l’arrière-plan et sur la défense, par Montaigne, de la religion de son prince. Celle-ci est sans doute efficace mais bien peu catholique.
Montaigne défend un relativisme raisonnable et une prudente loyauté à l’égard des traditions religieuses. Il le fait, non pas parce qu’elles seraient supérieures, mais parce qu’elles y sont en commun usage et qu’elles brident l’esprit de chacun qui est en réalité sans règles. « On a raison de donner à l’esprit humain les barrières les plus contraintes qu’on peut. En l’étude comme au reste, il lui faut compter et régler ses marches, il le faut tailler par art les limites de sa chasse. On le bride et le garrotte de religions, de lois, de coutumes, de science, de préceptes, de peines et récompenses mortelles et immortelles ; encore voit-on que ; par sa volubilité et dissolution, il échappe à toutes ces liaisons. C’est un corps vain qui n’a pas où être asséné et saisi, un corps divers et difforme, auquel on ne peut asseoir nœud ou prise » (p. 215).

Certes, par la foi, « si Dieu lui preste extraordinairement la main, [l’homme] s’élèvera abandonnant et renonçant à ses propres moyens, et se laissera hausser et soulever par les moyens purement célestes ». Mais ceci reste une possibilité qui échappe tant au croyant qu’à toute autorité humaine. Montaigne, qui observait le culte catholique, est-il chrétien par prudence ou par conviction ? Le Christ, en tous cas, est absent de ses Essais. Et quand il écrit : « la vue de nos crucifix et peinture de ce piteux (pitoyable, en sens positif) supplice, [..] les ornements et mouvements cérémonieux de nos Églises, [..] les voix accommodées à la dévotion de notre pensée et cette émotion des sens qui échauffent l’âme des peuples, d’une passion religieuse, [sont] de très utile effet » (p. 149), on peut juger cette défense bien tiède. Ne suffit-il de lire ailleurs : « qui verra l’homme sans le flatter, il n’y verra ni efficace ni faculté qui sente autre chose que la mort et la terre » (p. 207) ?

Ce qui vaut pour la défense de la religion établie en France, vaudra pour son régime et pour la forme de son État. Refus du radicalisme et aussi conservatisme prudent par amour de sa liberté. « Non par opinion cependant, écrit-il dans De la vanité, mais en vérité, l’excellente et meilleure police est à chaque nation celle sous laquelle elle s’est maintenue. Sa forme et commodité essentielle dépend de l’usage. Nous nous déplaisons volontiers de la condition présente. Mais je tiens pourtant que d’aller désirant le commandement de peu en un État populaire, ou en la monarchie une autre espèce de gouvernement, c’est vice et folie.

Aime l’État tel que tu le vois être,
S’il est royal, aime la royauté ;
S’il est de peu, ou bien communauté,
Aime l’aussi, car Dieu t’y a fait naître. [5]

Rien ne presse un État que l’innovation : le changement donne seul forme à l’injustice et à la tyrannie. Quant quelque pièce se démanche, on peut l’étayer : on peut s’opposer à ce que l’altération et corruption naturelle à toutes choses ne nous éloigne trop de nos commencements et principes. Mais d’entreprendre à refondre une si grande masse et à changer les fondements d’un si grand bâtiment, c’est à faire à ceux qui pour décrasser effacent, qui veulent amender les défauts particuliers par une confusion générale et guérir les maladies par la mort, « désireux moins de changer le gouvernement que de le détruire » [citation extraite du Traité des devoirs de Cicéron].

  « Notre grand et glorieux chef d’œuvre c’est vivre à propos »

Pour finir, si le nom de Dieu est l’index d’une possibilité de fondement de la croyance par le haut, celui de la « nature », d’un accès bien plus aisé et plus fiable, est celui d’un fondement du croire et suivre son penchant par le bas. Sa marque ineffaçable est le plaisir. « Nature, écrit Montaigne, dans son ultime essai, est un doux guide, mais non pas plus doux, que prudent et juste ». « Elle a maternellement observé cela, que les actions qu’elle nous a enjointes pour notre besoin nous fussent aussi voluptueuses, et nous y convie non seulement par la raison mais aussi par l’appétit : c’est injustice de corrompre ses règles. ».

Dans le doute donc, il reste toujours la ressource du plaisir que l’on prend à telle ou telle activité. C’est un guide secourable et fiable et Montaigne indique dans « Des trois commerces », ses principales sources : la lecture des livres, la compagnie des femmes et la pratique de l’amitié. Le bon régime politique et la civilisation la plus raffinée seront donc ceux qui permettent à chacun d’y accéder. Notre vie toute entière ne doit-elle être mesurée à leur aune ? Quelles lectures nous ont marqués, quelles expériences amoureuses nous avons traversées et enfin quels amis avons-nous eu la chance de rencontrer ?

F. Lelièvre, le 26 février 2023.
Ouvrages consultés :

Nous avouons notre grande dette à l’égard de trois études très précieuses.

  • Le scepticisme de Montaigne de Frédéric Brahami, paru au PUF en 1997.
  • L’histoire du scepticisme d’Érasme à Spinoza, de Richard H Popkin, traduit au PUF en 1995.
  • Enfin, la biographie de Christophe Bardyn, Montaigne, la splendeur de la liberté, Flammarion, 2015. Ouvrage d’un philosophe qui a lu beaucoup d’historiens qui montre de façon vivante l’implication politique de l’auteur et qui éclaire toutes sortes d’aspects de la vie de Montaigne en suivant le conseil de Léo Strauss : être attentif à ce que le texte raconte, mais sans en avoir l’air de le dire. Ce qu’il dit vraiment de la vie, des femmes et des secrets de Montaigne. Suggestif et brillant.
Plan et structure argumentative de l’Apologie

Notes

[1Les références renvoient à l’édition de l’Apologie établie par Paul Mathias et publiée par GF en 1999.

[2Les citations de Sebond sont extraites de l’étude d’Emmanuel Faye, Philosophie et perfection de l’homme, de la Renaissance à Descartes, Vrin, 1998.

[3Institution de la religion chrétienne, Genève, 1955, I, p. 42. Cité par Popkin, p. 41. Cf. Œuvres consultées. »

[4Référence à « ceci est mon corps » de l’Évangile – Mathieu XXVI, 26 - et à la querelle qui lui est liée de la présence réelle du Christ dans l’hostie

[5Il s’agit de vers d’un quatrain de Pibrac, un ami de Montaigne et membre comme lui du parti des Politiques.

Vos commentaires

  • Le 15 octobre 2023 à 14:04, par VEYSSET En réponse à : Montaigne et l’invention du scepticisme moderne

    C’est une très belle analyse de l’Apologie de Raymond Sebond que nous livre ici M. Lelièvre, IA-IPR honoraire.
    Sur plus d’un point, elle innove mais, c’est normal pour une étude sur le scepticisme, elle soulève aussi certaines questions.

    Sur le caractère innovant, il faut relever le déplacement qu’opère l’auteur quant au scepticisme lui-même. Celui-ci, notamment, ne dresse plus une sorte d’acte de décès de la raison, conditionnant un possible recours à la foi. Cette approche a surtout servi la théologie protestante et on en trouve sans peine les traces, par exemple, dans la doctrine de la sola fides kantienne après l’échec de la raison pure mais encore, bien avant, dans la doctrine de Luther lui-même lorsqu’il qualifie la raison, on nous pardonnera l’expression, de « p... du diable », ployable à merci et mère de toutes les sophistiques, « instrument de plomb et de cire ».
    Comme l’explique l’auteur, l’origine du scepticisme est plutôt à chercher dans le double échec de la raison – une raison incapable de fournir aucune réponse ferme, définitive, à la plupart des questions qu’elle se pose, et la foi elle-même qui, à travers le kaléidoscope des interprétations, se démultiplie et ainsi, prolifère. Le scepticisme plonge ses racines plus loin que cela, plus en profondeur : c’est une école de vie et sa source est au-delà ou en-deçà, comme on voudra, de ces deux voies. Elle est une attitude.
    On notera au passage une belle définition, ou quasi-définition, du scepticisme : « le scepticisme inclut dans le mouvement du doute celui qui l’opère ». Mais on va le voir, même cette définition interroge.

    Il faut également signaler l’identification par l’auteur de l’étude – c’est là le point central de cette dernière, d’une nouvelle espèce de scepticisme, propre à l’auteur des Essais donc. Le scepticisme de Montaigne n’est ni un doute critique, requis par la rigueur même de la méthode scientifique (devenu un simple réquisit de la raison, il retomberait dans les rêts de cette dernière) ni un doute académique qui, par sa radicalité, vouerait le philosophe au silence (on sent planer, cette fois, le retour d’une mystique religieuse prématurément congédiée (elle l’est toujours, forcément). C’est un doute perpétuel, une force qui va, ne cesse jamais d’avancer au gré, on va le voir, des circonstances phénoménales – Etat et religion compris. C’est une dynamique et donc, une attitude dynamique.

    Mais c’est ici que les problèmes commencent. Nous en voyons deux principaux.

    D’abord, la question même de ce dynamisme, de sa cohérence et donc de sa force. Il y a, écrit, M. Lelièvre, « une implication indépassable de tout vivant dans un ordre qui est mobilité et mouvement perpétuel de naissance et de mortalité. ». Dont acte. « Toutes choses branlent dans le monde. Le monde n’est qu’une branloire pérenne ». Le scepticisme de Montaigne est un héraclitéisme.
    Mais alors, comment amorcer un processus de recherche ? S’il est posé d’emblée qu’aucune position définitive ne peut jamais être acquise, comment trouver la force d’élaborer un projet, d’initier une démarche, une action ? Et en quel fondement, dans quelle intuition primitive un tel projet, une telle action pourraient-ils s’ancrer ? Montaigne semble lui-même percevoir cette difficulté qui se déploie autant sur un plan méthodologique qu’éthique, lorsqu’il évoque, in fine, cette étrange échappatoire qui consiste à s’en remettre, autant qu’à Dieu, à la douce guidance de la « nature ».

    D’héraclitéisme, on bascule dans un relativisme que ne colore même plus comme ce sera le cas dans la Pensées, l’élan mystique. On pourrait même parler de conformisme lorsqu’il devient question de se plier aux régimes politiques ou aux religions « en place », selon l’adage « cujus regio, cujus religio », adage en vigueur à l’époque des guerres de religion précisément, et tout bonnement atroce.
    Il reste « la lecture des livres, la compagnie des femmes, et la pratique de l’amitié » mais entre ces trois vade mecum - et en leur sein -, il faut pourtant bien encore opérer un choix et les critères font défaut.

    Une seconde difficulté est celle des phénomènes.

    M. Lelièvre cite, opportunément, une définition de Victor Brochard : « Le vrai sceptique est celui qui (…) doute de tout, excepté des phénomènes ».

    Notons d’abord que nous retrouvons ici la même difficulté que précédemment : pourquoi les phénomènes seraient-ils capables de mettre en branle une activité de recherche du vrai – et de la perpétuer – sans jamais fournir la moindre certitude quant à leur capacité de voir cette recherche aboutir ni de voir tranchées les questions qu’ils ont eux-mêmes nourries ?
    Mais passons outre. Le fait est que le phénomène joue un rôle-clé dans la construction de la doctrine sceptique en tant qu’il déjoue, par son évidence, le doute sceptique généré par son traitement rationnel. Cette position, cette fois, renvoie à la théorie épicurienne de la connaissance, laquelle notamment fait du plaisir, en tant que signe indéfectible de l’harmonie du percept subjectif et de l’objet, le gage du vrai. Mais le scepticisme n’est pas un épicurisme, pas même un phénoménisme (sur ce point il nous paraît quelque peu excessif d’inscrire le distinguo kantien « phénomène-chose en soi » dans son sillage).
    Il est donc logique, même si cela semble au prime abord contradictoire, de rencontrer presqu’aussitôt une condamnation de ce même phénomène, simple « état intérieur » sujet à « l’altération des sens ». Ce faisant toutefois, le scepticisme ne se trouve-t-il pas rejeté dans la seule sphère du doute et même du doute critique, c’est-à-dire la forme la plus légitime du doute ? Certes, ce glissement est rendu nécessaire par le « ralliement » aux phénomènes et aux compensations précédemment décrits. Il n’en reste pas moins logiquement inacceptable.
    L’auteur de l’étude en est conscient puisqu’il évoque aussitôt le fameux « trilemme de Münchhausen », cette triple invalidation de la raison (par la régression à l’infini, la pétition de principe et le diallèle). Mais là encore, si l’analyse gagne en précision, elle reste fixée au stade logique. Or, on l’a vu, ce plan logique – qui n’est rien d’autre que celui de la raison – n’est toujours pas pertinent pour enraciner l’attitude sceptique puisque celle-ci se situe « au-delà de la raison ».

    Tout d’abord, aucune des trois invalidations évoquées par ce trilemme n’envisage la vraie contradiction du scepticisme qu’on peut ainsi formuler : « tout est relatif, c’est le seul principe absolu ». Ensuite, si « contradiction » il y a, celle-ci - la philosophie analytique ne manquera pas de le souligner - est de peu d’importance : qu’importe une contradiction logique pour qui dénonce les apories constitutives de la raison et la perpétuelle errance qui en résulte pour cette même raison ?
    L’auteur de l’étude le perçoit clairement et sans doute est-ce pourquoi, presqu’aussitôt après cette incursion dans l’universalité logique, il revient à une position pragmatiste, celle qui consiste à suivre les moeurs et traditions en vigueur, ici et maintenant.

    Le vrai problème du scepticisme apparaît pourtant ici en filigrane. Quel est ce problème ? C’est celui du passage du singulier (ou plutôt, pour être exact : du particulier) à l’universel.

    Je vois bien, en effet, qu’il y a une multitude de croyances, de fois, de religions et aussi bien, d’Etats, de sociétés, de cultures et de régimes politiques mais en aucun cas cela ne m’autorise-t-il à généraliser et à énoncer, donc, un discours sceptique de portée générale. Hume, dans son Enquête, le verra bien lorsqu’il tente de purger ce même discours de son universalisme en attribuant cet universalisme... à la partie adverse, c’est-à-dire aux sciences positives et à leur concept de causalité et... à la philosophie dans son ensemble. Mais on sait aussi que cette habile stratégie ne suffira pas à le rendre inexpugnable et qu’il faudra Kant pour définir une position critique d’un nouveau genre où la raison peut être légitime à se mettre elle-même en question sans... se contredire !

    Au final, le scepticisme de Montaigne doit surtout nous apparaître, M. Lelièvre a raison de le souligner, comme une posture pratique qui nous incite à toujours chercher à comprendre davantage la position, la posture de l’autre. Autrui est le pôle qui doit aimanter la dynamique posturale du sceptique sans oublier, bien sûr, que cette posture de tolérance doit, juste retour des choses, se protéger elle-même et veiller à sa propre intégrité. La raison n’existe presque pas mais ce « presque pas » est la chose la plus précieuse qu’il y ait à défendre, puisque c’est la seule.

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