La réfutation de l’analytique existentiale par Armand Cuvillier - Philosophie - Espace pédagogique académique

La réfutation de l’analytique existentiale par Armand Cuvillier

En effet, un véritable existant ne philosophe pas, il existe tout simplement, ou, si vous voulez, il “ex–siste”, comme on l’écrit dans la philosophie existentielle (on veut dire par là qu’il jaillit à l’existence). Si jamais, au contraire, notre existant se met à philosopher, il se situe dans une “ek–stase” (je parle le jargon de l’École) qui le met en dehors du courant de l’existence et, alors, il cesse d’être un pur existant. [1]

, par Léonore Bazinek - Format PDF Enregistrer au format PDF

 Introduction [1]

Il semble aujourd’hui définitivement acquis que certaines Écoles de pensée contemporaines font partie de la philosophie. Mais la plupart de ces auteurs qu’on a pris l’habitude de considérer comme des philosophes majeurs ont un agenda sociopolitique assez redoutable. C’est un fait : ces implications sociopolitiques étaient identifiées dès le départ. Ainsi, Jean Wahl (1888–1974) dans un ouvrage paru en 1947 : « Marvin Farber [1901–1980] a écrit dans sa revue que [Martin] Heidegger [1889–1976)] constitue un danger international ». [2] Soigneusement écartées par des procédés qui restent en large partie encore à élucider dans le détail, les réactions au dispositif de l’institutionnalisation de l’analyse ou analytique existentiale ont ensuite quasiment disparu des bibliothèques, librairies, enseignements. Le débat vif de l’époque devait alors, dès les années 1950, céder progressivement à une canonisation de ces auteurs.

Or, l’analytique existentiale n’est malheureusement pas un dispositif relevant de la philosophie ni, par ailleurs, de science au sens général. Elle a été développée avec le but explicite de garantir la vision du monde nationale–socialiste en instrumentalisant le concept phénoménologique d’« intuition catégoriale ». [3] Elle vise à substituer au « Je » individuel un « Soi » indifférencié en nombre, mais défini par rapport à son appartenance ethnique. Je propose, pour désigner ce processus, le concept d’« aliénation hyperbolique ». [4] Dès lors, il s’agit d’un véritable « combat pour une vision du monde », [5] pour reprendre une formule des conférences que Heidegger a prononcées en 1925 à Cassel.

De deux ans l’aîné de Heidegger, Armand Cuvillier (1887–1973) a participé très activement à ces débats. Autant philosophe que sociologue, il a rédigé et réédité des manuels dans les deux disciplines et a, de fait, joué un rôle important pour l’enseignement de la philosophie en France entre les années 1920 et 1970. À propos du débat qui nous occupe, on peut définir la ligne argumentative qu’il défend ainsi : dégager les ressorts d’une « pensée » qui s’est manifestée notamment en Allemagne dès le 18e siècle et qui détruit la philosophie à sa base. La position de Cuvillier n’a pas été une exception. Ainsi, il a collaboré notamment avec le Centre de Synthèse et l’Union rationaliste. En outre, il rend explicitement hommage à son professeur de philosophie, Gustave Belot (1859–1929) soulignant ainsi l’importance, voire la responsabilité des professeurs de philosophie. Belot aurait averti ses élèves des dérives irrationalistes à l’intérieur même de la philosophie.

Pour illustrer sa ligne, regardons le récit de Cuvillier à propos des attaques à l’endroit d’Émile Durkheim (1858–1917) : on a essayé de ridiculiser un soi-disant sociologisme de Durkheim ; on a même prétendu que l’État aurait appliqué, dans ses politiques touchant à la famille, les résultats de ses recherches, jugées désastreuses. Cuvillier admet des faiblesses dans l’approche théorique de Durkheim. Mais il réfute certaines publications ouvertement polémiques qui dénoncent Durkheim. Dans ce contexte, il parle même d’une « mise en accusation » de la sociologie. Après avoir ainsi répliqué aux attaques outrancières, Cuvillier exprime dans ce contexte aussi sa gratitude envers Belot qui aurait entraîné ses élèves à une pensée véritablement critique :

[J]e me souviens pour ma part, d’avoir eu pour professeur de philosophie en “khâgne” (première supérieure) au lycée Louis-le-Grand, un homme à l’esprit fort aiguisé qui a laissé un certain nom, principalement comme moraliste et qui devient un peu plus tard inspecteur général, Gustave Belot, lequel avait, dans ses cours, deux bêtes noires, deux boucs émissaires sur lesquels se déchargeait son vigoureux esprit critique : [Henri] Bergson [1859–1941] … et Durkheim ! Je me rappelle notamment ses sarcasmes contre la “conscience collective” qu’il appelait “inconscience collective” et contre ces états de conformisme primitif où “tout le monde admet ce que personne n’a véritablement pensé”, sa critique de l’origine religieuse des valeurs, etc. [6]

Dans le cadre restreint de cet article, nous ne pouvons pas retracer en détail le cheminement de Cuvillier, mais la cohérence interne de son projet, ainsi que son effort de réajustement et d’enrichissement de son savoir, nous permet de comprendre l’essentiel. Pour ce faire, nous proposons de présenter l’apport de Cuvillier en trois moments, en remontant la chronologie : [7]

  1. Une contribution de Cuvillier à un colloque, tenue en 1949 et publiée en 1950.
  2. Une seconde conférence, prononcé et publié en 1947.
  3. Enfin, une réunion de 1938 autour du programme de l’agrégation.

Ajoutons que Cuvillier a été l’un des acteurs les plus actifs dans le débat concernant la place de l’existentialisme dans la première moitié du XXe siècle. Il distingue « la philosophie existentielle de Karl Jaspers [1883–1969] », « la philosophie existentiale qui prétend atteindre l’être en général à travers l’existant humain, de Martin Heidegger » et « L’Étre et le Néant de M. [Jean–Paul] Sartre [1905–1980] ». [8]

Regardons, pour finir cette introduction, quelle idée se fait Cuvillier du travail, y compris le travail intellectuel. En 1929, à l’occasion de la remise des prix dans un lycée, il articule quelques réflexions sur le travail et le peuple dans un discours exemplaire intitulé « L’art et le travail humain ». L’orateur invite les élèves à réfléchir sur le sens des vacances et de leurs expériences, rappelant que Démocrite (–460/459–370) aurait désigné le monde comme un grand livre. Il conçoit qu’on songeât à la natation, à la randonnée etc., mais il veut en venir à autre chose : il les invite à une réflexion sur le rapport entre l’univers et l’homme étant donné une technicisation croissante et les changements dans la représentation du monde induits par la physique moderne. Il ne s’agit pas pour Cuvillier de débattre de ces changements, mais s’intéresse aux implications de ce constat. Peut-on dire que ces changements signifient que l’homme n’est plus au centre de la sphère morale ? Il en vient alors à ce qu’il appelle le « travail humain ». Il semble que regarder les gens travailler peut et devrait éveiller en chacun un sentiment de proximité de tous les travaux humains. Cela inciterait les élèves à comprendre qu’en fin de compte aucun homme n’est différent de l’autre en ce qui concerne sa valeur et son essence :

Mieux que cela : vous comprendrez sans doute qu’il est quelque chose de commun à toutes les formes de l’universel labeur, – à savoir, l’effort pour plier la matière rebelle aux besoins et aux aspirations de l’homme, – et que le travail intellectuel lui-même, quand il se détache de l’ensemble de cet effort, n’est plus que vaine curiosité et stérile dilettantisme. Le travail scientifique, par ce minutieux et patient ajustage, par cette continuelle épreuve au contact du réel qu’exige le contrôle expérimental, ne se rapproche-t-il pas du travail de l’ouvrier ? Il en est de même, toutes proportions gardées, des constructions philosophiques, du moins lorsqu’elles sont assez sages pour renoncer à la construction de systèmes trop arbitraires, et pour conserver le souci de la vérité et de la clarté intellectuelle. [9]

Après avoir intégré l’art dans le travail ainsi conçu, il termine son allocution aux élèves comme suit :

Si, pendant ces vacances, en regardant autour de vous tous ceux qui œuvrent et qui produisent, en vous penchant sur leur travail ; non point avec sollicitude – ce n’est point ce qu’on vous demande – mais avec le sentiment profond de votre solidarité et de votre dépendance, vous parvenez à comprendre à sentir surtout cette parenté intime de toutes les formes du labeur humain, soyez certain, mes amis, que vous n’avez pas perdu votre temps. [10]

 1949/1950 : La conférence « Descartes et l’esprit cartésienne » [11]

Le 2 juin 1949, Cuvillier a donné une conférence à la XVe semaine de synthèse, publié dans la Revue de Synthèse en 1950. [12] Henri Berr (1863–1954) qui animait cette section, l’introduisait comme suit :

Nous allons donc passer à [René] Descartes [1596–1650], qui est notre maître ici, qui est mon maître. Nous l’avons souvent évoqué dans cette maison. J’ai toujours considéré que c’était vraiment le philosophe français par excellence ; et, à l’étranger, on considère bien Descartes comme tel. [13] Souvent, des philosophes allemands s’en sont pris à Descartes : Descartes est à l’opposé de la pensée profonde allemande.
Avant que M. Cuvillier prenne la parole, je vais vous citer un texte curieux que j’ai retrouvé dernièrement. La reine Christine, un peu avant la mort de Descartes, quand il était en Suède, à Stockholm, a voulu fonder une académie. Elle a demandé à Descartes de lui faire des statuts et il me plaît que Descartes ait rédigé les statuts qui répondent admirablement à ce que nous faisons, à ce qui se passe ici, à ce qui va se passer dans la suite de cette séance.
Descartes dans son projet de 1650 dit : « L’on s’écoutera parler les uns les autres avec douceur et respect. L’on ne s’attardera pas à se contredire, mais seulement à rechercher la vérité (avec un V majuscule). Toutefois, à cause que la conversation serait trop froide, si chacun ne disait que ce qu’il aurait prémédité, après qu’ils auront achevé tous de parler, il sera permis à celui qui aura donné le premier avis de dire ce qu’il jugera à propos pour le défendre contre les raisons de ceux qui en auront proposé un autre ; et il sera permis aussi à ceux-ci de lui répondre. »
Il me semble que c’est tout à fait le programme de nos séances que Descartes a tracé en 1650 vous voyez combien de siècles avant nos réunions ![Revue de Synthèse 1950/1, 80sq.]]

Cette introduction de Berr n’empêche pas Cuvillier, coutumier des polémiques, de distribuer des coups de tous les côtés. Sa présentation porte sur un enjeu majeur : légitimer le paradigme d’une philosophie empirique. Descartes, explique Cuvillier, vise un maximum d’unité dans les connaissances ce qui, « par certains côtés, touche aussi à l’esprit de système », [14] mais il précise de suite qu’il s’agit d’un effort de « synthèse » qui

englobera les sciences, la métaphysique et aussi les sciences pratiques. En effet, Descartes ne prétend pas faire seulement la synthèse de la connaissance mais aussi de l’action humaines. Il remarque lui-même que ce sont les branches de l’arbre qui portent les fruits, c’est–à–dire les applications pratiques : nous y trouvons les techniques, la mécanique comme art des machines, la médecine, à laquelle Descartes […] attachait une grande importance et également la morale. [15]

Cuvillier rappelle le projet d’une science universelle et restitue la première règle des Règles pour la direction de l‘esprit afin de montrer l’intérêt général de ce projet :

Il y a un texte tout à fait capital dans la première Règle pour la direction de l’esprit : “Toutes les sciences ne sont rien d’autre que la sagesse humaine qui demeure toujours la même, si différents que soient les objets auxquels elle s’applique.” Descartes en conclut que cette sagesse universelle peut s’appliquer à tout, que c’est justement un instrument encyclopédique et un instrument de synthèse à la fois. Toutes les fins de la première Règle où Descartes déclare “toutes les sciences liées entre elles“, est un excellent commentaire de l’esprit de synthèse la fécondité duquel nous croyons ici.

« Chose curieuse », enchaîne–t–il, « je trouve là l’idée anticipée d’une discussion qui s’est élevée de nos jours à propos des rapports de la science et de la technique » et il s’adresse directement à son public :

Vous savez quelle panique s’est de nos jours emparée des esprits au spectacle de la puissance disproportionnée, quasi surhumaine que la science confère aujourd’hui l’homme sur la nature. Certains en sont venus à préconiser une limitation de la recherche scientifique voire un retour en arrière, une régression. Eh bien, si l’on se place au point de vue de cette “sagesse universelle” qu’est la sagesse cartésienne, il n’est pas besoin, dit Descartes, “d’imposer des bornes à la découverte de la vérité“. Descartes n’oppose pas à la science les applications pratiques : elles découlent directement du savoir théorique et il faut nécessairement commencer par les connaissances théoriques.

L’orateur semble subrepticement changer de sujet ; il semble qu’il identifie l’application des savoirs à la mise en œuvre de la découverte de la vérité. Mais cette lecture serait trop rapide. En effet, il reprend ainsi :

Je reviens sur ce texte que je viens de vous citer : “Toutes les sciences ne sont rien d’autre que la sagesse humaine qui est toujours la même”. Je crois que ceci nous donne la clé du point de vue cartésien. La synthèse que Descartes opère, c’est une synthèse qui est faite du point de vue de l’esprit. C’est la puissance de l’esprit qui donnera toute cette synthèse. Et nous verrons que c’est là la source de la fécondité de la synthèse cartésienne, mais aussi peut-être de sa faiblesse, de ses lacunes. [16]

Par la suite, il explique que l’on peut rapprocher Descartes et Nicolas Malebranche (1638–1815) par leur opposition à la Scolastique : [17]

L’ordre de la synthèse cartésienne sera l’inverse de celui de la synthèse scolastique : il ne s’agit pas de passer du général au particulier, mais de monter des natures simples jusqu’aux cas plus complexes.
Or, aux yeux de Descartes – et ceci, il l’avait déjà vaguement aperçu à La Flèche – il y a une science qui a su déjà réaliser cette construction des concepts en utilisant toujours non pas les règles artificielles de la scolastique mais la marche intellectuelle de l’esprit. Cette science, c’est la mathématique. [18]

Cuvillier suppose alors que « cette notion de l’ordre est essentielle dans la méthode cartésienne, à tel point qu’une des Règles pour la direction de l’esprit dit que “toute la méthode consiste dans l’ordre des propositions” ». [19] Il en conclut sur un certain apriorisme qui fonderait la recherche scientifique exclusivement sur le fonctionnement de l’esprit humain. C’est par rapport à ce point que Cuvillier convoque Malebranche. Tout en concédant que ce dernier est un théologien catholique, voire un mystique, il admet que Malebranche a réussi à sortir de cet apriorisme cartésien et d’ouvrir ainsi la voie des sciences empiriques. De fait, l’« étendue » chez Malebranche ne serait que « tout simplement un pur système de rapports. Et en effet, l’étendue intelligible […], c’est l’étendue idéale dans laquelle sont découpées, non les figures sensibles, mais les figures intelligibles ; je veux dire : les figures conçues selon leurs lois essentielles, conçues comme des systèmes de rapport ». [20] Par conséquent, il défend que l’on peut tout à fait le convoquer Malebranche comme allié dans la lutte contre la déstructuration, voire la destruction, des capacités de l’esprit et contre l’instruction désordonnée. Il donne quelques références bibliographiques dont je ne retiens que le renvoi à l’édition du Discours de la méthode de Julien Benda (1867–1956), auteur que nous retrouverons tout à l’heure.

Par rapport à Malebranche, Cuvillier dégage donc quelque chose comme une conception épistémologique sans trop s’arrêter aux implications conséquences épistémologiques de sa théologie. En développant une telle lecture distanciée, il peut alors rendre cette œuvre fertile pour les controverses philosophiques. Cette lecture est légitime en ce qu’elle permet une étude sine ira et studie au lieu d’une attaque ad hominem. [21] Cuvillier va plus loin en disant que, dans sa réfutation de la Scolastique, Malebranche aurait fait « pour la notion de cause ce que Descartes avait fait pour les autres notions d’étendue, de mouvement, d’âme etc. » en excluant tout autre cause que « Dieu seul ». [22] Selon Malebranche, Dieu aurait donc pu créer un autre monde qui, par conséquent, aurait fonctionné selon d’autres lois. C’est pourquoi il reste une contingence irréductible. De cette manière, Malebranche montre que même les lois de la géométrie peuvent nous induire en erreur si on ne procède pas à une vérification par expérimentation. Cuvillier restitue ensuite quelques expériences que Malebranche a conduites et évoque des penseurs qui l’ont suivi sur ce point. La conclusion de Cuvillier est donc que Malebranche a réussi à compléter la synthèse cartésienne : « Descartes avait trop négligé le côté sensible et expérimentale de la science. Cependant, cette lacune a été comblée par son disciple Malebranche […] ceci ne fait que montrer la fécondité non pas de la doctrine ou de la physique cartésienne, mais de l’esprit cartésien en tant qu’esprit de synthèse ». [23] L’étude de Malebranche s’inscrit ainsi dans un travail de défense du rationalisme. Cuvillier entend établir la notion d’une « philosophie empirique », accolée à la notion de « sciences empiriques » et qui peut répondre aux critiques d’une exagération de l’abstrait.

Au terme de son exposé et pour introduire la discussion, Henri Berr rappelle le numéro de la Revue de Synthèse de 1937 consacré à Descartes. De ses remarques, j’en relève deux :

[1.] Julien Benda, qui est un rationaliste et un cartésien […] affirme qu’il y a, présentement, une “crise du rationalisme”. Il n’y a pas de crise du rationalisme ici ! Au contraire, plus que jamais, on pense ici avec Descartes ; on cherche à tirer de Descartes tout ce qu’il y a, chez lui, d’utile pour la science et la philosophie. [24]

[2.] [L]opinion de [Paul] Valéry [1871–1945], qui est soutenu par certains […] que le Cogito ergo sum […] est la traduction de l’égotisme fondamental de Descartes. Je dis, moi, que cette interprétation répond plutôt à la nature de Valéry lui-même qu’à celle de Descartes. […] Le Cogito ergo sum me semble, dans l’évolution de la pensée, une date capitale. [25]

On constate ainsi qu’en 1949, le cliché qui voudrait que Descartes soit le père d’un égoïsme destructeur et d’un rationalisme stérile, tout autant que les cris d’orfraie concernant une prétendue « crise de la rationalité », ont été vivement critiqués et même, pour ainsi dire, réfutés. Ce n’est que dans les années suivantes que ces clichés se sont enracinés dans l’opinion, tant et si bien que l’on a associé le 20e siècle avec l’irrationnel, l’abus de rationalité par une rationalité technique, la destruction de la vie par la promotion d’une éducation rationalisée. Dans ce contexte, on associe rapidement à Descartes la volonté de hisser l’homme dans une position qui lui permet pour s’accomplir de détruire le reste. En fin de compte, plus personne ne se donne la peine de définir ce qu’il veut dire par « cartésien » lorsqu’il veut indiquer une telle attitude.

Venons–en maintenant à notre deuxième étape :une autre conférence que Cuvillier avait prononcé un an et demi auparavant et qui analyse justement le changement de registre aboutissant à cette situation de confusion quasi généralisée, d’accusation et de remplacement de la réflexion par l’application des préjugés. [26]

 1947 : La conférence « Les Courants irrationalistes dans la philosophie contemporaine » [27]

Le 18 février 1947, Cuvillier donne une conférence [28] qui bouleverse les représentations sur l’institutionnalisation, les préliminaires et les conséquences du national–socialisme, y compris le Régime de Vichy qui dominent alors en 1945. Cette conférence est une illustration de la conception de synthèse que nous venons d’examiner. En effet, l’orateur présente une critique construite des courants irrationalistes, en mettant en lumière en passant des auteurs nationaux–socialistes tenus pour obscurs. Il convoque également tout une panoplie d’auteurs qui ont, de différents bords, analysé ou au contraire, adhéré à, ces courants. Contre son habitude, il ne l’a jamais republiée, bien qu’il a republié ses articles plus courts sur la phénoménologie, l’existentialisme et même explicitement sur Heidegger. Dominique Janicaud (1937–2002) qui a publié en 2000 un ouvrage en deux volumes, intitulé Heidegger en France, ne l’évoque pas non plus. Janicaud revient sur Benda et Cuvillier seulement dans une longue note qui, en plus, ne fait pas du tout justice aux enjeux du débat. [29]

Dans sa conférence, Cuvillier explique plus en détail le contexte de ce constat. De sa présentation sort clairement que Heidegger se rattache de fait à la mythologie germanique. Ce long passage est on ne peut plus explicite, voyez plutôt :

Quant à Heidegger, il ne faut tout de même pas oublier qu’il a été membre du parti nazi. Et une grande partie de la jeunesse hitlérienne, celle qui avait quelque culture, celle des Universités, a trouvé dans sa doctrine un écho de ses propres sentiments. Nous avons là-dessus de multiples témoignages, notamment ceux d’un certain Hans Naumann [1886–1951], ethnologue et mythologue, qui, dans une brochure que vous trouverez à la Bibliothèque nationale, Foi germanique au destin (Germanischer Schicksalsglaube), publiée en 1934, consacrait vingt pages à démontrer l’identité de cette philosophie de Heidegger avec le plus pur esprit germanique, lequel s’exprimait déjà dans les vieux mythes de la mort héroïque des dieux. La parenté est tellement évidente qu’un jésuite de l’Université de Louvain, le Père [H.] Thielemans [30] n’hésitait pas, dans la Nouvelle Revue théologique, de juin 1936, à caractériser cette philosophie de Heidegger comme étant “la métaphysique même du nazisme”. Je vous signale également un article que le philosophe et sociologue Karl Löwith [1897–1973] avait écrit, hors d’Allemagne, dès 1939, sur « Les implications politiques de la philosophie de l’existence chez Heidegger », et dont les Temps Modernes ont donné récemment (nov. 1946) une traduction. Il appert de cet article que la conception fondamentale de la philosophie de Heidegger est bien d’essence national-socialiste.

Si j’ai insisté sur ce côté politico–social du mouvement que j’ai à étudier, c’est que je crois qu’une idéologie ne doit jamais être isolée de sa substructure.

Le deuxième point que je veux marquer, c’est la singulière audience que ces doctrines ont trouvée en France dès avant la guerre, puis pendant l’occupation – ce qui, après tout, était peut-être normal – et davantage encore – ce qui est beaucoup moins normal, depuis la Libération.

[…] [31] Avant la guerre aussi, Mme Jeanne Hersch [1910–2000] avait donné de la doctrine de Jaspers une apologie enthousiaste, sous le titre bien caractéristique de l’Illusion philosophique. L’existentialisme de Gabriel Marcel [1889–1973] est inspiré, dans une certaine mesure, de l’existentialisme de Jaspers, au point que souvent la terminologie est identique. Quant à Heidegger, il avait trouvé des disciples enthousiastes, tel M. [Henri] Corbin [1903–1973] qui avait traduit des fragments de son œuvre et surtout, il a inspiré ce gros volume, cette somme philosophique un peu indigeste de Sartre qui s’appelle L’Être et le Néant. C’est du Heidegger revue et corrigé, mais à la base, c’est du Heidegger. Aujourd’hui, la philosophie de Heidegger a ses propagandistes zélés qui n’hésitent pas – vous trouverez cela dans le numéro de mai 1945 de la revue Confluences – à mettre tout simplement leur grand homme sur le même rang que Platon.

Sous le régime de Vichy, la guerre contre le rationalisme est devenue un thème quasi officiel. Je me souviens qu’en 1943, on nous distribua, dans les lycées, une brochure intitulée L’Université devant la Famille qui était rédigée par l’inspecteur général [Paul] Haury [1885–1965] et préfacée par le recteur d’alors [32] et dans laquelle le rationalisme, défini comme l’utilitarisme le plus égoïste qui “calcule soigneusement ses charges”, était accusé d’être, avec l’individualisme et le libéralisme, l’une des trois principales causes de la dénatalité en France. Naturellement, le représentant par excellence de notre tradition rationaliste française, notre grand Descartes, était honni. Le 30 mai 1942, paraissait dans le Petit Parisien un article d’Émile Bocquillon [1868–1966], ancien directeur d’école, qui développait, sous une forme d’une bassesse et d’une vulgarité révoltante, cette “pensée” (si l’on peut ainsi parler) d’Abel Bonnard [1883–1968] : “Parmi toutes les idoles qu’il nous importe d’abattre, il n’en est aucune dont il soit plus urgent de nous débarrasser que ce Descartes qu’on a voulu nous représenter comme le représentant (sic) définitif du génie français, il faut le faire passer par la fenêtre”.

Hélas ce thème et ce ton, qu’on aurait pu croire réservés aux Journaux de la collaboration n’ont pas changé dans certains hebdomadaires qui se publient aujourd’hui. Le 3 mars 1945, on pouvait lire dans l’hebdomadaire Carrefour sous la plume de M. Armand Hoog [1912–1999], maître de conférences à la Faculté des Lettres de Strasbourg, à propos d’un parallèle entre [Charles] Péguy [1873–1914] et Romain Rolland [1866–1944] : “Toutes les soi–disant contradictions de Péguy, regardons–les de très haut. Le fond, le nœud, le creux du problème, c’est une certaine conception du salut de l’homme. Ou bien un salut par la Raison, le rationalisme, cette célèbre métaphysique du Progrès, qui a porté pendant un siècle la bourgeoisie ; ou bien un salut par la liberté, un salut tragique, un salut qui se défi de la Raison, du Progrès. Et cela correspond à deux systèmes et à deux classes d’esprits. Ces deux familles d’esprit, ces deux classes d’âmes permanentes, d’un côté [Ernest] Renan [1923–1892] et [Anatole] France [1844–1924],– ah ! La triste séquelle cartésienne ! – et de l’autre, Péguy est–ce que vous croyez qu’elles n’existent pas encore ? Est–ce que tous nos grands noms d’aujourd’hui, de Romain Rolland et [Antoine de] Saint–Exupéry [1900–1944], qui viennent de mourir, à [Georges] Bernanos [1888–1948] et [André] Malraux [1907–1976], ne sont pas en train de témoigner pour la grâce, pour la liberté, pour la révolution (?), pour la rupture contre l’ignoble ronron rationaliste”

Vous le voyez ? Il n’y a pas que dans l’Allemagne préhitlérienne que l’on se plaisait comme disait Moeller Van den Bruck, à “penser dans l’irrationnel” – et à s’en vanter. [33]

 1938 : La discussion à la Société française de philosophie sur l’agrégation

Notre dernière étape consiste en deux extraits de l’« Introduction » à l’édition posthume des textes de Désiré Roustan (1873–1941) sous le titre La Raison et la Vie et qui concernent plus précisément cette « invasion » de l’irrationalisme, venu notamment d’Allemagne en France.

La première citation présente la personnalité de Roustan :

D. Roustan était rationaliste, mais, pour lui comme pour Malebranche, “il s’agit de savoir ce que c’est que la raison”. [34] Or, sans doute ils se placent l’un et l’autre sur un plan tout différent : tandis que Malebranche situe la raison sur le plan métaphysique et théologique de la vérité, immuable et coéternelle à Dieu, D. Roustan l’interprète en fonction de conceptions directement inspirées de la science et spécialement de la biologie moderne. Mais, pour l’un comme pour l’autre, la raison est essentiellement chose vivante et elle est avant tout principe d’ordre dans la pensée comme dans l’action.

C’est ce qui confère, me semble–t–il au recueil qui est ici présenté une certaine valeur d’actualité. Déjà, dans le magistral tableau qu’il publiait en 1919 de la philosophie contemporaine en France, M. D[ominique] Parodi [1870–1955] s’interrogeant sur la caractéristique essentielle et l’inspiration la plus intime de la pensée de notre temps, répondait : “Si l’on voulait la désigner d’un mot, de manière forcément trop simple, incomplète, superficielle, par là même inexacte, – mais commode pourtant, et dont on pourra se servir à condition de savoir combien elle est provisoire, et tout ce qu’elle appellera de retouches et de réserves, – on pourrait dire que, malgré la variété de ses aspects ou de ses écoles, sous la multiplicité de ses tendances, c’est une période d’anti–rationalisme, ou au moins d’anti–intellectualisme que la nôtre. La notion d’explication, d’intelligibilité, de vérité subit de nos jours une crise profonde.”

Qui oserait dire que cette tendance de la philosophie contemporaine soit affaiblie depuis 1919 ? Dans l’appendice qu’il ajoutait en 1925 à son beau livre, M. Parodi constatait quelles nouvelles œuvres ne faisaient “que prolonger et préciser les tendances qui se dessinaient déjà depuis un quart de siècle” ! Mais depuis lors, nous avons vu bien mieux, – ou bien pis. D’Allemagne notamment nous sont venues des doctrines toutes plus ou moins inspirées, au fond, des événements politiques et qui, directement ou indirectement relevaient de cette “révolution contre la Raison” que fut essentiellement, au dire compétent de M. Edmond Vermeil [1878–1964], [35] la révolution nazie. À la sereine phénoménologie de [Edmund] Husserl [1859–1938], a succédé cette philosophie du désespoir, ce romantisme de l’angoisse qui est la philosophie « existentiale » d’un Heidegger et qui a fait, qui fait encore chez nous tant de disciples, – des disciples qui, comme il arrive souvent, ont surenchéri sur le maître en prêchant une philosophie de l’absurde ou de l’écœurement devant l’existence.

D. Roustan avait déjà pu pressentir cette invasion. Le 7 mai 1938, lors d’une discussion à la Société française de philosophie sur le rajeunissement de l’agrégation, de jeunes professeurs avaient proclamé, non sans une certaine fougue, l’intérêt qu’il y aurait à “relier la philosophie et la vie” en faisant, dans les programmes, une place tant à Hegel et sa postérité qu’à [Friedrich W.] Nietzsche [1844–1900], à Husserl et à Heidegger.

L’Inspecteur général Roustan qui était, cette année–là, président du jury d’agrégation, avait assez vivement réagi et énergiquement maintenu la nécessité de “faire revaloir un certain bon sens dans le recrutement des professeurs ”. Il s’étonnait de telles ambitions, alors qu’au cours de ses inspections, il lui était arrivé “d’entendre énoncer, à propos de philosophes aussi classiques que Descartes ou Kant, des erreurs peu excusables. Que serait–ce si nous remplacions dans nos programmes Descartes par Nietzsche et Kant par Husserl ? […] Il ne s’agit pas, précisait–il, de contester l’importance de Hegel, de [Friedrich W.] Schelling [1775–1854], de [Johann G,] Fichte [1762–1814] ou même de Husserl et de Heidegger. Mais convient–il de diriger vers Hegel ou tel autre de ces philosophes un candidat qui ignore Kant ? N’est–il pas indiqué d’étudier Kant avant Hegel, Leibniz avant Kant, et Descartes avant Leibniz ? |…] N’est–il pas raisonnable de demander avant tout aux candidats des connaissances fondamentales, des connaissances de base ?” [36] Peut-être est–on en droit de supposer aussi que lui qui dénonçait le “galimatias” hégélien, ne se sentait guère attiré par le super–galimatias existentialiste.

Bergsonien, Roustan n’est donc nullement l’ennemi de la raison […] [37]

Roustan va même jusqu’à « défendre son maître du reproche d’anti–intellectualisme qui lui est souvent adressé », mais il n’arrive pas à convaincre Cuvillier qui pense que cette « thèse […] appellerait quelques réserves ». [38] La deuxième citation conduit cette réflexion plus loin et souligne l’enjeu actuel de l’approche de Roustan :

La doctrine de Roustan s’oppose donc nullement à la raison, mais au contraire aux caricatures de la raison, à des doctrines qui, selon ses propres expressions “réduisent abusivement le rôle de la raison et rendent incompréhensible la fécondité de ses démarches”, qui méconnaissent la “souplesse singulière” la surprenante “faculté d’adaptation aux circonstances”, “l’ingéniosité inépuisable” qu’il y a en elle. Une telle doctrine se rapproche de ce rationalisme élargi que nous trouvons dans la philosophie d’un Léon Brunschvicg qui nous montre la souplesse des catégories de la pensée humaine à mesure que celle-ci prend de mieux en mieux conscience d’elle-même, ou de celle d’un André Lalande [1867–1963] qui fait la distinction entre la « raison constituée » et la « raison constituante ». L’originalité de D. Roustan est d’avoir fait bénéficier cette conception de précisions que peut y introduire la biologie moderne. […]
Ainsi, c’est à une conception dynamique, je disais presque : à une conception héroïque de la raison qu’aboutit la philosophie de D. Roustan. Il écrit en effet : “La moindre démarche de la raison implique un risque couru” ! […] C’est pourquoi, je le répète, la pensée de D. Roustan demeure éminemment actuelle. Si l’on se détourne parfois aujourd’hui du rationalisme et si certains, parmi les jeunes surtout, vont chercher leur aliment spirituel dans des doctrines qui exaltent l’instinct, l’absurde ou le désespoir, n’est–ce pas précisément parce que l’on confond le rationalisme avec les calculs d’un utilitarisme assez mesquin, n’est–ce pas aussi par ce qu’on ne sait pas voir dans la raison ce qu’elle comporte de vie et par suite d’effort et de risque à courir ? “Restituer à la raison, ainsi que s’exprimait D. Roustan lui-même, sa physionomie et ses lettres de noblesse authentiques”, nulle œuvre philosophique ne peut demeurer plus actuelle ni plus urgente. [39]


 Annexes

 Redécouverte d’un auteur écarté

Il y a environ deux ans, Emmanuel Faye m’a signalé les circonstances inhabituelles du lancement des Œuvres complètes de Malebranche. Cette édition a été apparemment la réponse à une affirmation d’un personnage emblématique autour de 1900. Henri Gouhier (1889–1994) explique dans l’« Avant–Propos » du premier tome :

Le 3 mars 1917, l’Académie des Sciences morales et politiques prenait la décision que le procès–verbal de la séance rapporte en ces termes :
“Sur rapport verbal de M. [Émile] Boutroux [1845–1921], qui en montre l’importance, l’Académie décide de consacrer sa part du fonds Debrousse à la publication des œuvres de deux philosophes français : Malebranche et Maine de Biran [1766–1824]. [40] Ce sera, dit M. Boutroux, la meilleure des réponses à la critique que Wundt a faite aux Français de n’avoir ‘pas la tête métaphysique’”. [41]

Comment comprendre cette explication ? Qui est ce « Wundt » qui pouvait si fortement impressionner des philosophes en France pour en répondre avec des entreprises éditoriales d’une telle ampleur ?

Dans un premier temps, nous en avons conclu qu’il s’agit de Wilhelm Wundt (1832–1920) qui compte parmi les fondateurs de la psychologie expérimentale. Après ses études et travaux autour des sciences physiques, Wundt occupe finalement une chaire de philosophie à l’université de Leipzig. Étudiants et collègues américains, mais aussi français, sont venus suivre ses cours. Sa position forte est donc indiscutable, mais à la lecture d’un article de Michel Espagne, [42] j’ai commencé à douter de cette hypothèse. En effet, Espagne retrace bien sa position et de cette présentation sort que Wilhelm Wundt ne s’intéressait pas à la métaphysique, bien au contraire. Ses travaux ont été vivement discutés, mais on s’est plutôt moqué de ce manque d’intérêt. Par conséquent, si c’est lui qui avait fait une telle remarque, on aurait dû la prendre plutôt comme une approbation et non pas comme une critique.

Pour autant, il y a un deuxième aspect de la personnalité de Wundt qui concerne moins l’aspect disciplinaire et méthodologique de ses écrits et enseignements universitaires : Wundt a été en première ligne un représentant du mouvement allemand. [43] Toute son œuvre est érigée en vue de solidifier ce mouvement qui constitue l’élément clé de la conception national-socialiste, autant au plan théorique qu’au plan institutionnel. Wundt a œuvré sur les deux plans en se focalisant sur la mise en place d’une psychologie dite empirique en Allemagne. Pour saisir l’impact de Wundt, il convient d’étudier les textes de Peter Petersen (1884–1952), qui a été un véritable missionnaire pour cette cause et est devenu un des pédagogues nazis les plus virulents. L’influence mondiale de Petersen se perpétue presque sans interruption ; les discussions critiques de son œuvre se heurtent toujours aux réactions violentes de la part de son École. [44] Petersen occupait une chaire de pédagogie à l’université d’Iéna depuis 1923. Il a mené avec sa femme et toute une équipe de pédagogues des recherches de terrain et les a formalisées ; d’où son influence massive sur toutes les couches de la société. De même, son œuvre dite théorique est toujours lue. Ses travaux historiques, au contraire, ne sont presque jamais étudiés. Dans ses deux monographies sur Wundt, [45] il affirme que Wundt aurait définitivement résolu les problèmes de l’impasse dans laquelle la philosophie allemande aurait sombré après la mort de Georg F. Hegel (1770–1831) et l’échec prétendu de la philosophie d’Immanuel Kant (1724–1804). En outre, il a rédigé une histoire de l’aristotélisme dans le protestantisme ; [46] ouvrage qui tourne autour d’une thèse jamais clairement formulée et qui cherche apparemment à démontrer la nécessité de l’échec de Pierre de la Ramée (1515–1572) face à l’aristotélisme. Il termine ce livre par des fragments de Gottfried W. Leibniz (1646–1716) en latin, encore inédits en ce moment. C’est, par ailleurs, un livre d’un antisémitisme affirmé, tranquille et subtil, ce qui nous amène au facteur décisif du mouvement allemand : [47] le but d’éliminer tout ce qui est juif de la vie allemande, voire européenne. Du fait d’un antijudaïsme que l’on peut presque appeler traditionnel, l’intention totalisante du mouvement allemand n’est pas toujours bien comprise. Mais l’antisémitisme tel qu’il se manifeste au sein de ce mouvement se distingue de manière qualitative des antijudaïsmes. En suivant alors cette piste, j’ai lentement développé une deuxième hypothèse, car il s’avère que le fils de Wilhelm, Max Wundt (1879–1963), s’intéressait de près à la métaphysique. Il enseignait jusqu’en 1912 à l’université de Strasbourg, où il avait soutenu son habilitation en 1907. Max Wundt suivait très exactement les voies tracées par son père et est devenu un des plus virulents auteurs du national–socialisme. [48]

Reste une troisième hypothèse. C’est peut-être seulement une anecdotes que Gouhier restitué par goût de sensation. Car Désiré Roustan qui a rejoint l’équipe de cette édition, n’en dit rien… [49] Pour l’instant, la question est donc encore ouverte, mais une chose semble ressortir : la décision de cette édition des Œuvres complètes de Malebranche est chargée d’un enjeu politique.

Revenons à présent à Cuvillier. En cherchant des travaux sur un mysticisme éventuel de Malebranche, j’ai trouvé un petit texte très polémique d’un certain Jean Orcibal (1913–1991), auteur catholique que j’avais déjà un peu lu dans d’autres circonstances. Cette fois–ci, il s’agissait d’un compte rendu, « Armand Cuvillier. Essai sur la mystique de Malebranche ». [50] J’apprenais alors que Cuvillier a édité les Entretiens sur la Métaphysique et sur la Religion, suivis des Entretiens sur la Mort en 1964–1965 dans cette édition prestigieuse des Œuvres de Malebranche. Je me suis alors intéressée à sa bibliographie. Il s’est avéré que Cuvillier faisait partie des critiques de première heure de cette nouvelle philosophie allemande et qui s’est insinuée en France. Je ne sais toujours pas à quel moment et dans quelles circonstances Cuvillier a rejoint l’équipe des éditeurs car, par la suite, je me suis concentrée sur ses essais critiques et sociologiques, et tout particulièrement sur sa conférence intitulée « Les Courants irrationalistes dans la philosophie contemporaine », tenue en 1947 à la Sorbonne et publiée la même année dans Les Cahiers rationalistes. La lecture de cette conférence est une épreuve : tout ce que qui est interdit de savoir aujourd’hui se trouve dans ces quelques pages.

 La note de Janicaud concernant Cuvillier et Benda

Dans le numéro 2 (juin 1946) de la Revue Socialiste (sous le titre « Vers une critique marxiste de l’existentialisme », pp. 149–154), [Jean] Beaufret [1907–1982] répond ironiquement aux attaques à la fois rationalistes et chauvines de Julien Benda et d’Armand Cuvillier. Sans consacrer tout son article à ces attaques, il leur oppose le kantisme de [Jules] Lachelier [1832–1918] et de Boutroux ; il fait valoir que, si l’influence germanique n’est pas nouvelle, il est bien étroit d’opposer un “germanisme de bonne compagnie” à la diabolisation de l’existentialisme en général et de Heidegger en particulier ; il fait valoir que ce dernier comme ce fut le cas pour Platon [428/7–348/7 av. J.–C.] (revendiqué de manière contradictoire par J[oseph] de Maistre [1753–1821] et L[éon]Brunschvicg [1869–1944]), est un authentique philosophe dont la pensée est plus riche que ne croient ses censeurs. Benda avait déploré dans Les Lettres françaises (23 déc. 1944) que l‘existentialisme assurait à la pensée germanique et nazie un “triomphe absolu d’ordre spirituel" ! Cuvillier a développé en 1945 cette offensive sous le pseudonyme de Pervicax dans un article paru dans le numéro 1 de la Revue Socialiste, intitulé « Les infiltrations germaniques dans la pensée française » ! La réponse sereine de Beaufret se veut fidèle à l’inspiration marxiste, comme en témoigne cette conclusion : “Il est […] certain que la simple épreuve de lucidité à laquelle nous convions nos lecteurs ne peut qu’être souhaitée par le marxisme, car le marxisme ne connaît d’autre discipline que le respect de la vérité” (art. cité, p. 154). Le pseudo–Pervicax répondra à son tour en octobre 1946 dans la même revue (“L’existentialisme de Heidegger”, repris in A. Cuvillier, Partis pris sur l’art, la philosophie et l’histoire, Paris, A. Colin, 1956, pp. 160–172). Face aux textes divers pour “innocenter” Heidegger, il affirme “cette philosophie de l’irrationnel est tout simplement une philosophie du fascisme, au sens large du terme”. [51]


 Références

  • Leonore Bazinek, « L’humanité face aux courants irrationalistes : analyse et enjeux d’une conférence d’Armand Cuvillier », dans L’Atelier des Savoirs, 11 octobre 2021 [https://eriac.hypotheses.org/1786].
  • Leonore Bazinek, « Pédagogie et national-socialisme (exposé 25/11/2021) », [hal-03455750, version 1].
  • Leonore Bazinek, Les sciences de l’éducation au défi de l’irrationalité, Paris, Harmattan, 2020a.
  • Leonore Bazinek, « Aufrechter Gang, aufrechte Haltung. Versuch einer Analyse von Otto Friedrich Bollnows Umgang mit Sprache », dans L’Atelier des Savoirs, 2020b
  • Leonore Bazinek et Marie–Louise Martinez, « Cassirer, la critique de la confusion dans la culture comme transvaluation mythico–magique » dans Questions Vives (2017/28) [https://journals.openedition.org/questionsvives/2754]
  • Leonore Bazinek, « Désenclaver l’existence : Descartes ou Heidegger ? », dans : Lethierry, Hugues (dir.), Agir avec Lefebvre, Lyon, Chronique Sociale, 2015, 57-65.
  • Julien Benda (éd.), Discours de la méthode. Les Passions de l’âme : Descartes, Mulhouse/Lausanne, Bader–Dufour, 1948.
  • Olivier Bloch (dir.), Philosopher en France sous l’Occupation, Paris, Éditions de la Sorbonne 2009 [http://books.openedition.org/psorbonne/18188].
  • Ernst Cassirer, Le problème de la connaissance dans la philosophie et la science des Temps Modernes (21910), Paris, Cerf, 2004.
  • Armand Cuvillier, Partis pris sur l’art, la philosophie, l’histoire, Paris, Armand Colin, 1956.
  • Armand Cuvillier, Où va la sociologie française ?, Paris, Marcel Rivière, 1953 [https://archive.org/details/ovalasociologief00cuvi/page/n8/mode/2up].
  • Armand Cuvillier, « Les Courants irrationalistes dans la philosophie contemporaine », dans : Les Cahiers rationalistes (1947/ Mars–Avril), 45–82.
  • Michel Espagne, « Wilhelm Wundt. La “psychologie des peuples” et l’histoire culturelle », in : Revue germanique internationale 10 (1998/10) 73–91 [http://journals.openedition.org/rgi/688].
  • Marvin Farber, « The Function of Phenomenological Analysis », in : Philosophy and Phenomenological Research 1 (1940/1941) 431–441.
  • Emmanuel Faye, Arendt et Heidegger. La destruction dans la pensée, Paris, 2020.
  • Emmanuel Faye, Heidegger. L’introduction du nazisme dans la philosophie. Autour des séminaires inédits de 1933-1935, Paris, Albin Michel, 2005.
  • Henri Gouhier, « Avant–Propos », dans Malebranche, De la Recherche de la Vérité Livres I–II, éd. Geneviève Rodis–Lewis, Paris, Vrin, 1962.
  • Horst Gundlach, Wilhelm Windelband und die Psychologie. Das Fach Philosophie und die Wissenschaft Psychologie im Deutschen Kaiserreich, Heidelberg University Publishing 2017 [https://heiup.uni–heidelberg.de/reader/download/203/203–68–78810–2–10–20170904.pdf]
  • Martin Heidegger, Les conférences de Cassel (1925) précédées de la Correspondance Dilthey–Husserl (1911), Paris, Vrin 2003.
  • Martin Heidegger, Être et Temps, Paris, Gallimard 1986.
  • Dominique Janicaud, Heidegger en France, Paris, Albin Michel, 2001, 2t.
  • Henri Lefebvre, L’existentialisme (1946), Paris, Anthropos 2001.
  • Nicolas Malebranche, Œuvres, éd. G. Rodis–Lewis, Paris, Gallimard, 1979, t. I.
  • Arthur Moeller van den Bruck, Le Troisième Reich (1933), Paris, F. Sorlot, 1981.
  • Jean Orcibal, « Armand Cuvillier. Essai sur la mystique de Malebranche », dans Revue de l’histoire des religions (1956/149–1) 92–94 [https://www.persee.fr/doc/rhr_0035-1423_1956_num_149_1_7094].
  • Peter Petersen, Wilhelm Wundt und seine Zeit, Stuttgart, Frommann 1925 [https://digital.ub.uni–potsdam.de/content/titleinfo/188295]
  • Peter Petersen, Geschichte der aristotelischen Philosophie im protestantischen Deutschland, Leipzig, F. Meiner, 1921 [https://archive.org/details/geschichtederar00pete].
  • Peter Petersen, Der Entwicklungsgedanke in der Philosophie Wundts, zugleich ein Beitrag zur Methode der Kulturgeschichte, Dissertation Leipzig, 1908.
  • Revue de Synthèse (1950/1) [https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k101670q/f147.item.r=Cuvillier].
  • Revue de Synthèse (1937/1) [https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1016493/f98.item].
  • Louis Rouillé, « La classe de terminale : quelques cours historiques » [https://philosophie.ac–normandie.fr/spip.php?article523].
  • Désiré Roustan, La Raison et la Vie, Paris, PUF, 1946.
  • Désiré Roustan, « La première édition des œuvres complètes de Malebranche », dans Revue Philosophique de la France et de l’Étranger (1938/3–4), 129–141 [http://www.jstor.org/stable/41084393].
  • Thielemans, H., « Essai d’introduction à une Métaphysique existentielle », dans Nouvelle Revue Théologique 63–6 (1936), 561–579 [https://www.nrt.be/it/articoli/existence–tragique–la–metaphysique–du–nazisme–3555].
  • Céline Trautmann–Waller, (éd.), Quand Berlin pensait les peuples, Paris, CNRS Éditions 2004, 165 – 182 [https://books.openedition.org/editionscnrs/2208?lang=de].
  • Jean Wahl, Petite histoire de l’existentialisme (suivie de) Kafka et Kierkegaard, Paris, Club Maintenant, 1947.

Notes

[1La présente esquisse reprend en grande ligne un exposé dans le cadre d’un séminaire de master LES à l’université de Rouen, semestre d’été 2021/22 ; pour des informations supplémentaires se reporter aux références.

[2Wahl 1947, 12.

[3Cf. Farber 1940/1941, 432 ; Bazinek 2020b ; cf. aussi l’étude bien informée, mais sans aucune prise de conscience des enjeux, de Horst Gundlach (Gundlach 2017), tout particulièrement à propos de la relation entre les professeurs de philosophie et la psychologie autour de 1900 (ibid., 148).

[4Cf. Bazinek 2020a.

[5Cf. Heidegger 2003. Pour se rendre compte de ce combat qui n’a rien à voir avec une controverse intellectuelle, on peut comparer l’usage du champ sémantique « Kampf » par Ernst Cassirer (1874-1945) et Heidegger. Quant à Cassirer, il s’en sert très peu avant 1916 et toujours dans un sens métaphorique désignant le combat de conceptions, tandis que chez Heidegger, il désigne assez souvent ouvertement un affrontement direct dont souvent les adversaires sont indiqués de manière codée – par exemple le « vorhanden » et le « zuhanden » (cf. Bazinek 2020a) – ou « multicodée », donc on peut l’interpréter comme indiquant une controverse intellectuelle, mais aussi un affrontement carrément militaire. Si on doit travailler avec des traductions, c’est peut-être un peu plus difficile de mettre en lumière cette distinction, mais c’est tout à fait possible.

[6Cuvillier 1953, 42 ; cf. pour le contexte 36-43.

[7Cette manière de faire, anti-chronologique, permet de mieux cerner les enjeux actuels de ces textes. En effet, la décision prise en 1938 est dès 2005 remise en question en réponse, paradoxalement, de la publication du livre Heidegger. L’introduction du nazisme dans la philosophie. Autour des séminaires inédits de 1933-1935 (cf. Faye 2005).

[8Cuvillier 1947, 50. L’expression utilisée par Heidegger est « analytique existentiale » (Cf. Heidegger 1986, notamment § 11.) ; d’où la formulation de mon intitulé.

[9Cuvillier 1956, 44.

[10Ibid., 45.

[11Voir Revue de Synthèse 1950/1.

[12Le thème de cette rencontre, en même temps fête du 25e anniversaire du Centre de Synthèse, est annoncé ainsi : « La synthèse, idée-force dans l’évolution de la Pensée ». Avant Cuvillier, il y avait une intervention de Bernard Rochot (1900–1971) sur Pierre Gassendi (1592–1655).

[13Autour de 1900 très souvent sigle pour « Allemagne » – et vice versa, l’expression « im Ausland » en Allemagne a été souvent un sigle pour la France.

[14Ibid., 81.

[15Revue de Synthèse 1950/1, 83.

[16Ibid., 85. Pour conduire cette réflexion plus loin, on peut lire l’article « Altérité et liberté : aspects du problème colonial chez les philosophes français entre 1940 et 1944 » de Jean-Godefroy Bidima dans Bloch (éd.) 2009, 59-79. Bidima part des préjugés, des poncifs sans les réfléchir. Sa présentation est alors déformée et sert finalement plutôt à polariser les esprits au lieu de les informer. Certes, il faut pour tout travail une préparation de son outillage, il faut alors des dispositions méthodologiques – qui, pour autant, sont réfléchis, si bien que l’on devrait s’observer soi-même en faisant la recherche.

[17Cuvillier ne traite pas, ici, l’abîme qui sépare Malebranche et Descartes au sujet de l’introspection, de l’expérience du Je, de la puissance de l’esprit, du cogito. Il examine ce point plus en détail dans ses études consacrées à Malebranche.

[18Ibid., 88.

[19Ibid.

[20Ibid., 94. Cuvillier discute ici des réflexions de Paul Mouy (1888-1946).

[21Il faudrait voir si Cuvillier prend en compte les intentions ouvertement annoncées de Malebranche.

[22Ibid., 97.

[23Ibid., 99. Il répond ici implicitement à Benda, qui attribue justement cette découverte à Descartes, soulignant de son côté que la « volonté de ne connaître que des rapports et non des choses – du relatif et non de l’absolu – est peut–être le coup le plus grave que Descartes aura porté à la Scolastique et le trait par lequel il est le plus authentiquement le fondateur de l’esprit moderne » (Benda 1948, XXIII).

[24Ibid., 100.

[25Ibid., 101.

[26Cf. pour ce contexte Bazinek et Martinez 2017 ; Faye 2020.

[27Voir Cuvillier 1947.

[28Dans le cadre des conférences de l’Union Rationalistes à la Sorbonne. La séance a été présidée par Prosper Alfaric (1876–1955) ; cf. Bazinek 2021.

[29Nous reproduisons cette note en annexe, cf. infra. « 2. La note de Janicaud concernant Cuvillier et Benda »

[30Voir Thielemans 1936 ; je n’ai pas encore trouvé son prénom complet ni ses dates de naissance et décès.

[31Cuvillier traite aussi une publication de Gustave Thibon (1903-2001) faisant la louange de Ludwig Klages (1872-1956), figure extrêmement importante que nous laissons pour l’instant de côté.

[32Gilbert Gidel (1880–1958).

[331947, 52-54. On trouve un constat quasi identique dans un chapitre de Henri Lefebvre (1901-1991) : « Heidegger ou la métaphysique du Grand Guignol » (2001, 153-191 ; cf. aussi Bazinek 2015). Lefebvre approfondit les analyses de l’œuvre sartrienne pour rendre visible sa dépendance de Heidegger. Nous pouvons multiplier les exemples. C’est pour cette raison que je m’abstiens ici de toute conclusion. Il faut en effet pousser l’investigation sur ce qui s’est joué dans les années 1946-1951 plus loin.

[34Recherche de la Vérité, Réponse à Régis, chap. II, éd. [Francisque] Bouillier [1813-1899], t. II, p. 239.

[35Doctrinaires de la Révolution allemande, Paris 1939.

[36Bulletin de la Société française de Philosophie, juillet-août 1938, pp. 148-150.

[37Cuvillier dans Roustan 1946, 10-11.

[38Ibid.

[39Ibid., 16-18.

[40Gouhier n’explique pas les critères de ce choix ; comprendre l’articulation des deux auteurs est donc une tâche qui reste à faire afin de pouvoir mieux comprendre ce projet.

[41Gouhier 1962, II.

[42Voir Espagne 1998.

[43Cf. pour ce contexte les contributions instructives, pour autant en général peu averties, dans Trautmann–Waller (éd.) 2004.

[45Voir Petersen 1908 et 1925.

[46Voir Petersen 1921.

[47« Deutsche Bewegung », cf. pour une explicitation du terme Bazinek, « Pédagogie et national-socialisme (exposé 25/11/2021) ».

[48Pendant la guerre, il était sur le front ; en 1918, il suivait Hermann Cohen (1842-1918) à l’université de Marbourg et en 1920, il était également appelé à l’Université de Iéna.

[49Cf. Roustan 1938.

[50Cf. Orcibal 1956.

[51Janicaud 2000, 171 ; cf. aussi Cuvillier 1956.

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