Le mouvement du logiciel libre et sa philosophie - Philosophie - Espace pédagogique académique

Le mouvement du logiciel libre et sa philosophie

, par Louis Rouillé - Format PDF Enregistrer au format PDF

L’expression "philosophie de X" peut signifier plusieurs choses, en vertu de la polysémie du mot "philosophie".
D’abord, X peut être remplacé par un nom de personne ou un nom de chose. Ainsi, "la philosophie de Spinoza" ou "la philosophie de ma grand-mère" sont des expressions qui renvoient à un certain nombre de thèses argumentées par Spinoza ou ma grand-mère. Par opposition, "la philosophie des sciences" ou la "philosophie de l’eau" sont des expressions qui renvoient à un sujet d’étude philosophique. Ainsi, il s’agit de se poser des questions philosophiques à propos d’une étude des sciences ou de l’eau.
Ensuite, le mot "philosophie" peut désigner deux choses différentes. On peut parler de la philosophie comme étude de ce qui est, suivant une méthode abstraite ou spéculative. C’est en ce sens, par exemple, qu’il faut comprendre des expressions comme "philosophie analytique" ou "philosophie scholastique" : ces expressions désignent une vaste entreprise qui vise à comprendre le monde selon une méthode basée sur l’analyse des termes ou bien selon les méthodes employées au Moyen-Âge regroupée et théorisées dans l’École. Par opposition, le mot "philosophie" peut désigner une attitude générale ou un ensemble de principes guidant l’action. C’est en ce sens qu’on parle d’une "philosophie de vie" ou que l’on peut s’approprier le mot en disant "ma philosophie". C’est généralement sous cette acception du terme que l’on voit associer toutes les techniques du "bien-être" à la ou une philosophie.

Nous voilà donc en possession de quatre significations possibles pour l’expression "philosophie de X". Il s’agit maintenant de se demander ce que peut bien signifier, puisque l’expression existe, la "philosophie du logiciel libre".
Bien qu’à première vue, l’expression "logiciel libre" ne soit pas un nom de personne, une simple recherche montre que la figure de Richard Stallman joue un rôle central dans la définition de cette philosophie. De surcroît, celui-ci refuse de considérer l’objet "logiciel" indépendamment de la communauté de celles et ceux qui fabriquent, utilisent, modifient et distribuent les logiciels. La philosophie du logiciel libre est donc la philosophie d’une communauté d’où un aspect irréductiblement éthique ou "bien-être" de la philosophie du logiciel libre. La "philosophie du logiciel libre" peut ainsi désigner l’ensemble des thèses argumentées par Stallman d’un côté, mais surtout par la communauté des gens qui défendent ces thèses contre les communautés "non-libres" (i.e. privatrices ou open source).
D’un autre côté cependant, il est clair que l’on peut aussi concevoir "la philosophie du logiciel libre" comme une réflexion abstraite sur un objet, à savoir la création logicielle — un aspect de l’innovation technologique. L’étude de cette activité humaine complexe soulève en effet des questions philosophiques très diverses et très profondes, que la philosophie du logiciel libre (entre autres approches) permet de formuler comme des problèmes à résoudre. Parmi lesquelles :

  • À quoi sert un objet technique en général ? et un objet informatique en particulier ?
  • Qu’est-ce qu’un logiciel ? et à quel type d’objets peut-on les associer ?
  • À qui appartiennent les logiciels ? la notion de propriété est-elle pertinente pour des objets informatiques ?
  • Quel modèles économiques correspondent aux pratiques de la création logicielle ? et à la création en général ?
  • Quelle est et quelle doit être la place du traitement des données personnelles dans la société ? comment s’assurer que les procédures techniques actuelles font bien ce qu’elles doivent faire ?
  • etc.

Sur toutes ces questions philosophiques, la philosophie du logiciel libre est une tentative pour répondre à ces questions de manière systématique et cohérente. L’important, on l’aura compris, est l’adjectif "libre". Pour gloser, on peut dire sans trahir l’esprit du mouvement (mais en effrayant certainement certaines personnes) que la philosophie du logiciel libre est une philosophie libertaire du logiciel. Autrement dit, c’est une philosophie du logiciel (l’étude d’un objet particulier) qui argumente et articule un ensemble de thèses libertaires (en faveur d’une certaine conception de la liberté individuelle comme émancipation). On comprend ainsi pourquoi "philosophie du logiciel libre" et "mouvement du logiciel libre" sont des expressions qui vont de pair : insister sur la philosophie du logiciel libre, c’est insister sur les problèmes philosophiques liés à la création logicielle en particulier et à la technique en général ; insister sur le mouvement du logiciel libre, c’est insister sur le travail d’émancipation de cette communauté qui est incluse de facto dans les mouvements sociaux en général. Cette double facette tient à la polysémie de la notion "liberté" qui désigne à la fois un objet théorique (relevant pour une grande part de la métaphysique) et un objet pratique (relevant pour une grande part de la philosophie politique).

L’intérêt de connaître la philosophie du logiciel libre devrait frapper toutes celles et ceux qui connaissent d’un côté la tradition philosophie et de l’autre la philosophie du logiciel libre.
D’abord, la définition de la "liberté" par Richard Stallman dans un style volontairement informatique (c’est-à-dire incrémental) est un petit bijou de pédagogie qui devrait servir à tous les élèves de France et de Navarre.
Ensuite, les liens construits par la philosophie du logiciel libre entre des questions purement techniques et des questions éthiques sont très instructifs. Disons-le comme ceci : les informaticiens, dans des débats houleux, ont rencontré des problèmes philosophiques anciens et bien établis dans la tradition. Par suite, il se trouve que les profs de philo sont tout à fait capables de comprendre des débats techniques qui paraissent pourtant réservés aux initiés, moyennant un petit travail de traduction des termes informatiques en termes philosophiques. C’est ce travail de traduction qui est effectué par la communauté du logiciel libre. Ainsi, à titre d’exemple, comprendre la distinction entre logiciel libre et open source, c’est comprendre la distinction entre déontologisme et instrumentalisme en philosophie morale.

Sur ce, voici deux ressources qui peuvent servir de point de départ pour comprendre ce que c’est que la philosophie du logiciel libre. D’abord une conférence filmée, courte et sous-titrée en français de Richard Stallman qui introduit aux logiciels libres. Ensuite, un article écrit en français par Hervé Le Crosnier dont le but est de faire connaître ce mouvement en France à une époque ou celui-ci était peu connu.

Le Crosnier 2009 Leçons d’émancipation : l’exemple du mouvement des logiciels libres

Répondre à cet article

modération a priori

Attention, votre message n’apparaîtra qu’après avoir été relu et approuvé.

Qui êtes-vous ?
Ajoutez votre commentaire ici

Ce champ accepte les raccourcis SPIP {{gras}} {italique} -*liste [texte->url] <quote> <code> et le code HTML <q> <del> <ins>. Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Suivre les commentaires : RSS 2.0 | Atom