L’enseignement de la philosophie est une exception française. Nous, Françaises et Français, sommes donc exceptionnels. Ce n’est pas bien de se vanter, certes, mais là, il faut avouer qu’on a des bonnes raisons. Et toutes les bonnes raisons de nous sentir supérieures et supérieurs sont aussi et surtout des raisons de regarder en dehors de nos frontières avec consternation. Tous ces étrangers [1] sont ignorants de philosophie, c’est-à-dire sont ignorants.
La preuve la plus éclatante de notre exception, c’est l’envie que ressentent les quelques philosophes de profession qui ont eu le malheur de naître à l’étranger. Demandez leur : ils sont émerveillés par la classe de philosophie. Ajoutez, s’il ne le savent pas encore, que les sujets du bac de philo font la une des médias de masse en juin, et ils reconnaîtront volontiers que nous, Françaises et Français, vivons dans un pays vraiment exceptionnel, je veux dire positivement exceptionnel.
Réjouissons-nous donc et cultivons l’exception, dont nous, profs de philo, sommes les gardiens les plus éminents. Celles et ceux qui me comprennent m’auront compris, comme disait mon prof de khâgne !
Le critical thinking
Qu’est-ce que le critical thinking ?
Outre-manche et outre-atlantique, on ne donne pas de cours de philo, mais des cours de critical thinking (pensée critique). Les programmes de philosophie nous indiquent qu’il faut "développer l’esprit critique des élèves". Serge Cospérec, armé de son bon sens et de son esprit critique, s’est demandé s’il n’y avait pas dans ces cours de critical thinking des choses à glaner pour les replanter dans le champ fertile de notre exception culturelle. Et cela donne un article très informé dressant un paysage détaillé des pratiques d’enseignement américaines notamment. Il tire des fils qui permettent de faire le lien entre critical thinking et philosophie pour enfant : un rendez-vous manqué selon lui. Vous verrez, c’est un article résolument critique, justement !
De l’’auto-défense intellectuelle
J’insiste ici sur la notion d’auto-défense intellectuelle, qui est l’un des moments historiques de l’institutionnalisation du critical thinking comme l’explique Serge Cospérec. Mais, si l’on met l’histoire de côté, il me semble que c’est la notion centrale et importante du critical thinking. Et comment résister à partager quelques lectures sur ce point ?
D’abord, un très célèbre Petit cours d’autodéfense intellectuel par Normand Baillargeon et surtout illustré par Charb. Voici la couverture que tout le monde a déjà vue (et un lien vers la description du bouquin par l’éditeur) :
Pourquoi y aurait-il besoin de se défendre ? Et pourquoi de l’auto-défense ?
Chacun, je crois, a bien l’intuition qu’il est de toute première importance de repérer les manipulatrices et manipulateurs en tous genres (sur le plan relationnel, économique, politique, etc.). Certains théoriciens ont même été jusqu’à soutenir que la manipulation intellectuelle, c’est-à-dire la recherche d’influence, est consubstantielle à la démocratie. [2] Le raisonnement est très simple :
- (Définition) la démocratie est le régime de l’opinion majoritaire ;
- toute instance de pouvoir doit donc emporter la majorité dans l’opinion ;
- (Définition) la rhétorique est cette art de remporter l’adhésion d’autrui par tous les moyens, y compris les moyens les plus malveillants et les moins respectueux ;
- la démocratie est donc le régime de la rhétorique par excellence et toutes les formes de manipulation y ont cours.
Cette conclusion est à la fois bonne et mauvaise : d’un côté, mieux vaut un pouvoir qui séduit à un pouvoir qui contraint directement par la force ; d’un autre, la manipulation de masse induit des effets pervers particulièrement inquiétants et malsains qui n’est nullement incompatible avec la force des régimes dictatoriaux les plus brutaux, et parfois même les prépare.
Nous voici donc face à un problème profond : comment faire la différence entre la bonne et la mauvaise manipulation de l’opinion ? [3] Personne n’a la réponse. En attendant, sortez couverts ! Et armez-vous contre les manipulatrices et manipulateurs de tous poils. Voilà le credo de l’autodéfense intellectuelle.
En pratique, il s’agit essentiellement de se défendre contre deux fléaux liés et omniprésents dans nos démocraties modernes : la publicité et la propagande.
Pour ce qui est de la publicité, on peut s’en défendre en adoptant une approche esthétique, comme par exemple le propose John Berger. (voir notamment La publicité : tout un art). L’esthétique côtoie intimement la politique dans la critique féministe de la publicité (pour une introduction très pédagogique — i.e. à destination des élèves aussi — voir Un oueb-essai sur le "male gaze").
Pour ce qui est de la propagande et de son fonctionnement dans les démocraties modernes, le livre de Edward Herman et Noam Chomsky intitulé La Fabrication du consentement : De la propagande médiatique en démocratie, publié pour la première fois en 1988, est très clairement un "classique" du genre. À la lecture de cet ouvrage, on pourrait faire un cours intitulé "De la propagande des Anciens comparée à celles des Modernes" pour paraphraser Constant. Voilà quelques perspectives ou "scenarii pédagogiques" qui seraient un moyen de mettre en œuvre, concrètement, une pensée critique dans la classe de philo.
Enseigner l’implicite
L’enthymème comme paradigme
Si l’on veut tirer un des fils du critical thinking en suivant l’ami Cospérec, alors on est conduit vers la dichotomie implicite / explicite. [4] L’esprit sera dit "critique" dans la mesure où il est capable d’opérer cette distinction en situation. Autrement dit, une pensée sera dite critique en fonction de sa vigilance à ce qui n’est pas dit explicitement mais qui passe "en contrebande" dans les discours et les raisonnements. L’apprentissage de cette vigilance, c’est le critical thinking.
Le paradigme de l’implicite dans le raisonnement, c’est l’enthymème. Depuis Aristote, tout le monde sait ce que c’est que cela, mais cet outil rhétorique est rarement mobilisé dans la classe de philosophie. On pourrait pourtant amener les élèves à repérer et à réparer les enthymèmes dans les textes que ce soit pour leur apprendre à commenter un texte philosophique, ou pour s’approprier des arguments philosophiques classiques.
C’est ce que propose avec beaucoup d’humour Alain Boyer dans son "Éloge de l’enthymème". En prime, deux séquences pédagogiques suggérées à la fin de son article : une reconstruction enthymématique de l’induction, et une analyse du raisonnement par analogie comme enthymème.
Voilà donc un must read du critical thinking !
Vers l’explicitation
Enfin, et pour tirer encore un fil présent dans l’article de Boyer, on peut approcher le critical thinking par son versant linguistique, et tout particulièrement la face pragmatique. Car cette sous-discipline de la linguistique s’est beaucoup intéressée à la distinction entre implicite et explicite.
La pragmatique s’intéresse en effet aux apports du contexte d’énonciation dans la signification des phrases et discours. Pour étudier cet apport le plus systématiquement possible et le distinguer du sens des mots en général, c’est par l’étude des inférences contextuelles s’est d’abord illustrée. On remarque assez aisément que si je dis "quelques un de mes élèves ont rendu leur devoir en retard", je sous-entends que d’autres élèves m’ont rendu leur devoir à l’heure. Ce sous-entendu est bien réel, très accessible à n’importe quel locuteur ou locutrice du français. Et pourtant, le sens de "quelques uns" n’est pas logiquement incompatible avec "tous" : pensons au fameux "quelques humains sont mortels" qui est certes vrai puisque "tous les humains sont mortels". Cet apport de sens qui me permet de passer de ce qui est dit ("quelques uns de mes élèves ont rendu leur devoir en retard") à ce que je veux dire ("quelques uns de mes élèves ont rendu leur devoir en retard, mais pas tous") peut être étudié systématiquement et même expérimentalement. Il s’agit d’expliciter ces inférences automatiques en contexte. Ce travail d’explicitation, c’est de la pragmatique.
Les travaux accessibles et passionnants en pragmatique abondent. Ici, je veux simplement donner à lire le très, très fameux article de Paul Grice de 1975 "Logique et conversation". D’abord parce qu’il est très court, très simple et qu’il contient des exemples qui ont fait date. Ensuite, parce que les profs de philo apprécieront le clin d’œil à Kant : les fameuses "maximes de la conversation" de Grice sont calquées sur les catégories kantiennes. Enfin, parce que ce que Grice présente dans cet article a donné un néologisme devenu central en linguistique et philosophie du langage : on parle d’implicatures pour désigner ces inférences qui dépendent essentiellement du contexte.
C’est fun et profond : que demander de plus pour une pensée critique ! [5]
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