Manon Garcia (dir.) 2021 Textes clés de philosophie féministe. Patriarcat, savoirs, justice. - Philosophie - Espace pédagogique académique

Manon Garcia (dir.) 2021 Textes clés de philosophie féministe. Patriarcat, savoirs, justice.

Cet article a pour but de présenter le recueil de textes clés de la philosophie féministe établi par Manon Garcia et d’inviter, par la même occasion, les lectrices et les lecteurs à naviguer dans ce territoire riche et vaste de la réflexion féministe.

, par Bénédicte DELSINNE - Format PDF Enregistrer au format PDF

Ce recueil de textes établi par Manon Garcia [1] répond à un double objectif : il s’agit, dans un premier temps, de réunir et de rendre accessibles certains textes majeurs de la philosophie féministe. La plupart de ces textes ne sont pas disponibles en France pour plusieurs raisons : l’absence de traduction tout d’abord, mais aussi et surtout une forme de résistance de la philosophie française à faire une place à la réflexion féministe en son sein. L’idée même que la philosophie féministe puisse exister en tant qu’objet de réflexion ne va pas de soi. [2] Or, cela peut sembler paradoxal quand on sait que la philosophie féministe prend racine dans un terreau français, celui du Deuxième sexe de Simone de Beauvoir. [3] Cette large invisibilité de la philosophie féministe en France surprend d’autant plus que cet objet a permis d’ouvrir un champ d’études prolifique dans beaucoup d’autres pays et ce depuis des dizaines d’années. [4] En ce sens, cet ouvrage est le bienvenu ; il est intellectuellement stimulant et permet de belles découvertes.

Le second objectif que se donne Manon Garcia est celui « d’établir ce champ disciplinaire comme tel, c’est-à-dire [de] montrer à la fois la cohérence, la fécondité et la diversité des analyses auxquelles il donne lieu » (p. 9). Pour ce faire, elle propose d’organiser son recueil autour de quatre thèmes. Les voici avec les articles correspondants :

  1. Le rapport entre féminisme et philosophie : Michèle Le Dœuff, Cheveux longs, idées courtes ; Nancy Bauer, La philosophie féministe est-elle un oxymore ? La philosophie première, Le Deuxième Sexe et la troisième vague.
  2. Les épistémologies féministes : Sandra Harding, Repenser l’épistémologie du positionnement : Qu’est-ce que « l’objectivité forte » ? ; Sally Haslanger, Objectivité et objectification ; Geneviève Fraisse, Colporteuse, ou l’épreuve de l’histoire.
  3. L’analyse politique de l’oppression : Mary Wollstonecraft, Des effets néfastes qui procèdent des distinctions contre nature établies au sein de la société ; Marilyn Frye, Oppression ; Christine Delphy, L’Ennemi principal – « Avant-propos ».
  4. Les controverses sur l’humanisme et l’universalisme : Susan Moller Okin, Le multiculturalisme nuit-il aux femmes ? ; Uma Narayan, Des jugements bien à elles. Choix, autonomie, pratiques culturelles, et les Autres femmes.

Il ne m’a pas semblé pertinent, dans ce compte-rendu de lecture, d’évoquer chacun de ces dix articles, car cela m’aurait fait courir le risque de les survoler ou de les englober dans une approche par trop générale. Chacun de ces articles constitue un point de vue très particulier et mérite, à ce titre, d’être appréhendé pour lui-même. C’est pourquoi j’ai décidé de choisir quatre articles, un pour chacun des quatre thèmes délimités par Manon Garcia. J’espère que la lecture de la présentation de ces quatre articles vous donnera envie de lire par vous-même l’ensemble des productions de ce recueil.


 PREMIER DOMAINE : LES FEMMES ET LA PHILOSOPHIE – Michèle LE DŒUFF [5], « Cheveux longs, idées courtes », L’Imaginaire philosophique, 1980 [p. 35-76]

Quelle est la place des femmes en philosophie ? Pourquoi y-a-t-il si peu de femmes dans l’histoire de la philosophie ? Cela vient-il d’une impossibilité pour les femmes de philosopher ? Et de quelle impossibilité parle-t-on dans ce cas ? Que faire de la misogynie de la quasi-totalité des philosophes ? Le problème de la place des femmes dans la philosophie n’est pas simplement un problème sociologique, mais un problème philosophique qui engage la question de la philosophie elle-même. La difficulté pour les femmes d’accéder à la philosophie ne nous dit pas quelque chose des femmes elles-mêmes (de leur soi-disant incapacité à philosopher), mais elle nous dit quelque chose de la philosophie, c’est-à-dire de la façon dont elle a eu besoin de se définir en se démarquant de ce qui est censé caractériser le féminin.

Ce ne sont pas les qualités des femmes qui les empêchent de faire de la philosophie, mais c’est la philosophie qui définit les femmes d’une manière qui leur rende la philosophie inaccessible, écrit Manon Garcia (p. 32).

C’est dans ce cadre que prend place l’article de Michèle Le Dœuff. Son style est incisif, drôle, piquant. Elle mobilise les textes des grands philosophes pour mieux en dénoncer les partis-pris antiféministes ; elle sait aussi puiser dans son expérience de femme, d’étudiante, d’agrégative (sur ce point je vous invite à lire le développement qu’elle consacre à l’antiféminisme au concours de l’agrégation, dans les années 1970, p. 65 sqq.). L’article part d’un constat qui correspond à l’hypothèse de ce qu’elle appelle le « complexe d’Héloïse » ; ce constat conduit à l’élaboration d’un problème auquel elle s’efforce, enfin, d’apporter des solutions.
Le « complexe d’Héloïse » désigne le fait que les femmes n’accèdent pas directement à la philosophie, mais par le biais d’un transfert érotico-théorique qui les lie à un homme lui-même philosophe (comme Héloïse avec Abélard).

C’est seulement par la médiation d’un homme qu’elles ont pu avoir accès au discours théorique. Ici se trouve une détermination générale de la condition féminine, qui est de ne pas pouvoir se passer d’une tutelle et d’un médiateur pour toute vie désignée comme sociale (p. 41).

Partant de là, Michèle Le Dœuff étudie un certain nombre de lieux manifestant ce complexe, c’est-à-dire le rôle subalterne des femmes en philosophie. Les femmes font de la philosophie en amatrices et non en professionnelles ; elles sont les disciples d’un maître (Héloïse, Sophie Volland, Elisabeth, Simone, Hannah). Lorsqu’elles sont étudiantes en philosophie, elles sont souvent repérées par des hommes qui se présentent comme des protecteurs et des inspirateurs (« Laisse-moi penser pour toi » : p. 63, Michèle Le Dœuff donne l’exemple de Simone de Beauvoir qui écrit, à la fin des Mémoires d’une jeune fille rangée : « “A partir de maintenant, je vous prends en main”, me dit-il [J.-P. Sartre], quand il m’eut annoncé mon admissibilité à l’agrégation. » ). De même, les copies des concours laissent transparaître le genre de celle ou de celui qui les a écrites (passage très intéressant sur les copies mâles ou femelles, p. 69), ce qui incline le jury à choisir celles qui ont un profil masculin, car elles semblent plus assurées. Enfin, dans le domaine de la recherche, les femmes se dirigent plus facilement vers l’histoire de la philosophie, vers le commentaire des textes majeurs, c’est-à-dire écrits par des hommes, plutôt que vers la production d’une pensée originale.

Toutes ces manifestations du « complexe d’Héloïse » soulèvent un certain nombre de difficultés. La première concerne le sens même de la démarche philosophique : « Être définitivement inféodée à une pensée particulière me paraît être la négation de l’entreprise philosophique » (p. 45), qui est, rappelons-le, de penser par soi-même. Par ailleurs, Michèle Le Dœuff mobilise un argument intéressant en faveur de l’accès des femmes à la philosophie ; cet argument réside dans la question de leur désir et donc de ce qui leur manque :

On pourrait encore alléguer que le manque d’où procède l’entreprise philosophique est, aux yeux d’un homme, inadmissible chez une femme. Il ne faut pas oublier que le phallocentrisme contient aussi la théorie d’une phallopanacée. Avoir un bon mari suffit à combler tous les désirs d’une femme, c’est bien connu. A vrai dire, c’est le désir des femmes qui a toujours été minimisé, puisqu’on pense souvent que des hochets peuvent lui suffire. Comment ! Un homme ne suffirait pas à donner une impression de complétude ? Il y aurait encore du manque dont l’assomption ferait un désir de philosopher ? (p. 51)

Pour le dire autrement, les femmes ne devraient pas ressentir le désir de philosopher, elles ne devraient ressentir aucun manque puisque le mariage et donc le fait d’être liées à un homme est censé les combler en tout point. Si tel n’était pas le cas, cela voudrait dire que les hommes ne s’y prennent pas comme il faut, qu’ils sont en quelque sorte défaillants. Or une telle idée ne semble pas recevable ; pour tout dire, elle n’est même pas envisagée. Mais le vrai problème ne se trouve pas du côté de ce pseudo objet du désir (ce “hochet” que serait la relation matrimoniale et ses compensations matérielles, le confort, la sécurité, l’absence de responsabilité, etc.), mais du côté du sujet désirant, la femme, qui reste méconnue en tant que sujet de désir. L’âme ou l’esprit des femmes peut éprouver quelque chose comme l’absence d’un astre (du latin de-sidus qui a donné desiderare, c’est-à-dire désirer), un élan vers quelque chose qui les dépasse et qui les enjoint à se dépasser.

Mais, si on nie la force de ce désir, son existence même, comment, cesser d’assigner aux femmes le rôle de subordonnées dans le partage des tâches théoriques ? Comment lutter pour l’égalité ? Avec quelles armes ? Michèle Le Dœuff élabore deux propositions en guise de solution : il s’agit tout d’abord d’accepter d’envisager la philosophie comme une spéculation qui laisse de la place à un non-savoir, autrement dit de produire « un rationalisme non hégémonique », et de ne pas exclure de ce champ d’investigation les femmes, ou même les enfants.

Il est possible que seule une pratique philosophique qui ne considérerait plus son incomplétude comme un élément tragique, serait capable d’éviter de projeter une incapacité théorique sur des enfants, les femmes… ou les pré-socratiques (p. 73)

Ce que Michèle Le Dœuff cherche à montrer c’est que l’esprit de système de certains philosophes, comme Hegel, par exemple, les pousse à considérer qu’ils possèdent la bonne explication, la seule véritable. Ce faisant, tous ceux qui les ont précédés ont en partie tort. La philosophie est alors comprise comme une sorte de combat dont un seul sortira vainqueur, celui qui aura su rendre complètement raison des choses. Celui qui a réussi à tout expliquer dépasse tous les autres qui apparaissent de ce fait comme moins capables que lui. Cet esprit hégémonique de la philosophie a des conséquences ; il implique que certain(e)s comprennent moins bien, voire restent loin du compte. Ainsi les pré-socratiques seraient moins capables que Socrate, les enfants moins que les adultes, les femmes moins que les hommes.

La seconde proposition consiste à dissocier le sujet (ici le philosophe) de l’entreprise philosophique. Selon Michèle Le Dœuff, le grand philosophe manifeste quelque chose comme un « toupet métaphysique ». Son système est censé être celui de tous. Elle écrit :

J’ouvre une œuvre de Leibniz ou de Hegel. Et je me surprends à penser : « Quel culot, tout de même ! Il faut un toupet invraisemblable pour prétendre ainsi maîtriser intellectuellement tout ce qu’il y a dans le ciel et sur la terre, et dans la pratique des hommes. Une femme n’oserait jamais » (p. 74)

On peut sans doute discuter du fait que les femmes ne sauraient être capables du même toupet ; car, enfin, elles ne sont pas, par essence, exemptes des défauts des hommes. Ce qui est intéressant ici, c’est surtout de se demander pourquoi elles n’osent pas, ou n’ont pas osé, de la même façon que les hommes. Je pense que l’éducation à l’effacement et à la docilité a si longtemps modelé l’esprit des femmes qu’il faut du temps, sans doute plusieurs générations, pour voir émerger de nouvelles façons de penser. Par ailleurs, peut-être que ce toupet des philosophes est aussi ce qui leur a permis d’élaborer une œuvre. Aujourd’hui beaucoup de femmes osent faire de la philosophie. Quant à savoir si elles visent, comme Leibniz ou Hegel, à épuiser le sens de tout ce qui existe, c’est une autre affaire. Michèle Le Dœuff, pour sa part, envisage une autre façon de faire de la philosophie (autre qu’une philosophie centrée sur l’éminence d’un sujet) :

Si le sujet de l’entreprise n’est plus une personne, ou mieux, si chaque personne engagée dans l’entreprise n’est plus en position de sujet de cette entreprise, mais en position de travailleur, partie prenante donc d’une entreprise qui est d’emblée reconnue comme collective, il me semble que le rapport au savoir – et aux manques du savoir – peut être transformé. Ici encore, il n’est pas facile de décrire la révolution que pourrait opérer une forme collective du travail philosophique et la reconnaissance du fait que de toute façon, l’entreprise échappe à l’initiative personnelle. (p. 75)

Elle ajoute (p. 76) : « L’avenir des luttes de femmes pour l’accès au philosophique se joue quelque part du côté du travail pluriel. » Le recueil d’articles proposé par Manon Garcia a le mérite d’œuvrer en ce sens.


 DEUXIÈME DOMAINE : FEMMES, SCIENCE ET RAISON – Sally HASLANGER [6], Objectivité et objectification, 1993 [p. 189-278]

Ce deuxième thème porte sur une branche de la philosophie féministe consacrée à l’étude de la connaissance. S’y trouveront posées des questions telles que : Y a-t-il quelque chose dans la rationalité qui en ferait l’apanage des hommes et expliquerait la faible représentation des femmes dans le domaine des sciences et des activités intellectuelles les plus hautes ? On se demandera aussi comment les rapports de pouvoir façonnent les contenus et les modalités de la connaissance. N’existe-t-il pas des biais qui empêchent les hommes (détenteurs du savoir) de s’emparer de certaines questions, ou même de phénomènes qui ne sont pas signalés, faute d’observation scientifiques sérieuses (on peut penser ici à la question de la douleur des femmes, par exemple) ? Ainsi, Manon Garcia évoque ce qu’elle appelle les « injustices épistémiques » (p. 125) : il s’agit d’objets qui ne sont tout simplement pas étudiés pour la seule raison qu’ils sont l’affaire des femmes et ne sont donc pas jugés intéressants (par exemple : le travail domestique est quasiment absent des analyses économiques jusque dans les années 1960). L’objectif est, par conséquent, de réfléchir à ce qui a pu entraver l’épistémologie féministe [7], mais aussi de déterminer quels sont ses objets et comment elle s’en empare.

Dans son article intitulé « Objectivité et objectification », Sally Haslanger se saisit d’un problème qui peut sembler curieux au premier abord et qui s’avère passionnant : la raison est-elle genrée ? Ou, plus précisément, est-elle masculine ? On ne peut qu’être impressionnée par la puissance de rationalité qui émane de cet article. Sally Haslanger avance posément mais sûrement dans l’élaboration puis la tentative de résolution d’un problème en mobilisant arguments, chaînes de raisons, exemples (toujours éclairants, et d’autant plus utiles que le propos est parfois ardu), définitions (le travail sur les concepts est magistral). Il y a sans doute une raison à cela. Il me semble que Sally Haslanger démontre ici, par l’exemple, que l’idéal d’objectivité est faiblement genré, ou faiblement masculin : la norme de rationalité n’est pas fondée de manière constitutive dans un rôle masculin ; elle l’est de manière contextuelle. Ce qui implique que les femmes peuvent, tout aussi bien que les hommes, faire usage de la raison.

On pourrait être tenté de penser que la raison traditionnelle est masculine. En effet, les hommes ont fait en sorte de s’en octroyer l’usage, laissant aux femmes, la sensibilité, l’émotion, l’intuition, assurant qu’elles étaient incapables de rigueur et de profondeur dans le raisonnement [8]. Il convient de préciser que la raison, en tant que faculté, appartient de façon égale à la femme et à l’homme (n’est-elle pas “la chose du monde la mieux partagée” ? [9]). Quand on se demande si la raison est genrée, il s’agit plutôt d’un type de discours qui se présente comme rationnel et donc ici lieu d’un pouvoir. La femme peut élaborer un discours cohérent qui cherche à dire la vérité, mais l’accès à ce type de discours lui est largement interdit. Partant de là, choisir de rejeter la raison sous prétexte qu’elle a été contaminée par la domination masculine, est-ce pertinent ? Sally Haslanger ne le pense pas :

« Si l’on rejette la valeur de la réflexion rationnelle et de la discussion raisonnée, alors quelles méthodes acceptables reste-t-il pour critiquer les positions bien ancrées et pour arbitrer entre des points de vue contraires ? Comment allons-nous construire et évaluer nos propres positions féministes ? Même s’il y a des défauts dans les compréhensions rationnelles de la raison, devons-nous en conclure qu’elles sont absolument et définitivement fautives ? » (p. 192-193).

La réponse est non. Afin de comprendre dans quelle mesure la raison est masculine, elle entreprend de définir ce qu’on entend par genre. Qu’est-ce que c’est qu’être masculin ou féminin ? Cela se définira en termes de rapports sociaux et donc selon un certain contexte social. Les rôles investis par les hommes et par les femmes seront à mettre en relation avec certaines normes. Il y a des normes de la masculinité comme, par exemple, le fait d’être fort, actif, indépendant, rationnel, etc. De la même façon, il y a des normes de la féminité comme, par exemple, le fait d’être maternelle, sensible, jolie, coopérative, etc. Il s’agira alors de se demander si la norme de rationalité permet de constituer l’identité masculine ou si elle est simplement liée à elle selon un contexte particulier qui pourrait être différent.

Sally Haslanger commence donc par définir le genre. Le fondement de la classification de genre n’est pas anatomique, comme pour le sexe (même si, pour le sexe lui-même, les choses sont aussi déjà plus complexes qu’il n’y paraît, c’est-à-dire moins binaires [10]), mais se trouve dans des rapports sociaux. C’est ici qu’elle propose au lecteur un très beau moment d’exemplification (voir le « bouc-émissaire », p. 198, et le « propriétaire », p. 199). En substance, voici ce qu’elle montre : de même qu’un propriétaire ne l’est pas en fonction de qualités intrinsèques, mais dans le cadre de rapports sociaux qui impliquent l’existence de la propriété et celle de locataires, de même les femmes ne le sont pas en vertu de qualités qui leurs seraient propres, mais d’après le rôle qu’elles jouent dans un système social qui implique aussi les hommes. L’idée que Sally Haslanger retire de cette caractérisation du genre est forte et vertigineuse à la fois. Si ce statut de femme (douce, belle, docile), cette condition (qui n’est donc pas une nature) est extrinsèque aux femmes et dépend uniquement de certains facteurs sociaux, alors rien n’empêche d’imaginer que ces facteurs changent. Je la cite :

« Si le genre repose ainsi sur l’organisation de la vie sociale, nous devrions au moins envisager la possibilité que de même qu’un changement des rapports sociaux pourrait avoir pour résultat qu’il n’y ait plus ni propriétaires ni locataires, il pourrait y avoir un changement des rapports sociaux qui aurait pour résultat qu’il n’y aurait plus ni hommes ni femmes, même s’il continuait à y avoir des mâles et des femelles » (p. 199-200).

Cette hypothèse de Sally Haslanger m’a aussitôt fait penser au très beau roman d’Ursula K. Le Guin, La main gauche de la nuit, que je vous recommande vivement. Dans ce roman de science fiction, les individus peuvent alternativement être mâles ou femelles, ce qui invite à penser autrement les rapports genrés. Celui qui a le pouvoir alors qu’il est un homme continue à le poséder quand il devient une femme. L’exercice du pouvoir ou de l’autorité n’a donc rien à voir avec le sexe d’origine. L’homme n’a pas besoin d’être masculin, la femme n’a pas besoin d’être féminine. Il me semble que c’est ce que veut dire Sally Haslanger lorsqu’elle écrit qu’ “il n’y aurait plus ni hommes ni femmes”.

Un des enjeux importants de cet article porte sur les normes masculines et féminines. Peuvent-elles être dégenrées ? L’objectif de Sally Haslanger est, notamment, de remettre en question un certain féminisme, un féminisme « gynocentrique » qui voudrait associer les femmes à certaines vertus, comme l’intuition, et qui conforterait ainsi les hommes dans leur possession exclusive de la rationalité. Une remise en question sérieuse des rapports de domination devrait conduire à rejeter les idéaux masculins comme les idéaux féminins.

Revenons plus précisément sur le concept de genre. Si le genre est le résultat de rapports sociaux, quelles relations constituent le genre ? Il s’agit de relations qui impliquent l’idée de hiérarchie et même d’oppression. Or, qu’est-ce qui distingue l’oppression de genre des autres formes d’oppression (ethnique, économique) ? En répondant à cette question, Sally Haslanger remplit son concept et avance dans la résolution de son problème. En effet, le concept de genre implique des relations d’oppression (si l’homme est masculin c’est pour pouvoir opprimer la femme qui, de son côté, se doit d’être féminine, c’est-à-dire docile, obéissante) ; si la raison est genrée alors elle devrait elle-même œuvrer comme un instrument de cette oppression ; si elle ne l’est pas, alors on peut envisager de faire un usage de la raison qui ne soit pas oppressif.

Afin de remplir ce concept de genre, Sally Haslanger mobilise alors la thèse de Catharine Mac Kinnon [11] qui définit le genre en termes d’ « objectification sexuelle ». Cela signifie que les rapports sociaux entre les hommes et les femmes impliquent que les femmes sont considérées comme des êtres sexuellement objectifiés alors que les hommes sont des objectificateurs. Selon Catharine Mac Kinnon, l’objectivité ou la rationalité est un idéal qui participe à la reconduction des inégalités et renforce l’objectification des femmes (c’est ici que le titre de l’article prend tout son sens). A partir de là, c’est-à-dire en s’appuyant sur la critique de l’objectivité proposée par Catharine Mac Kinnon, Sally Haslanger analyse un certain nombre de normes relatives à la science et à la pratique, qui, dans le cadre de la domination masculine, entretiennent et légitiment la place des objectificateurs, c’est-à-dire des hommes. Mais, et c’est toute l’originalité de sa propre thèse, elle soutient que l’idéal de la raison peut être « contextuellement genré », ce qui fait de lui un sujet d’inquiétude légitime pour les féministes ; mais cela ne signifie pas, pour autant, que cet idéal de rationalité est « masculin au sens fort ». Il s’agit, en somme, de se demander si le lien entre raison et oppression est un lien essentiel ou accidentel : satisfaire aux idéaux de la raison suffit-il à endosser un rôle d’oppresseur ?

La façon dont Sally Haslanger répond à cette question est intéressante : même si on est en droit de combattre l’ « excellence » de l’oppression (quand le rôle social est rempli avec succès), on ne peut pas faire l’hypothèse que la valeur d’une norme (ici la rationalité) peut être jugée simplement à l’aune de sa contribution à l’excellence d’un rôle social donné. Elle développe alors une analogie : le « bon » maître (excellence du rôle du maître : celui qui sait se faire obéir) peut l’être parce qu’il est gentil (cela encourage la loyauté de ses esclaves) ; mais le fait que cette gentillesse contribue au succès du rôle du maître ne doit pas nous conduire à rejeter la gentillesse en général. Il en va de même pour la raison. Ainsi, il y a des normes séparables du rôle pour lequel elles sont adaptées et d’autres non : le fait pour un bon locataire de payer son loyer est une norme non séparable de son excellence ; en revanche, le fait d’être respectueux est une norme séparable. Or, la raison n’est pas une norme fondée de manière constitutive dans le rôle social de l’oppresseur ; par conséquent, il n’existe pas non plus d’idéal corrélatif, à savoir l’absence de raison chez les femmes opprimées.

Si, à première vue, on pouvait penser que la raison est masculine et que, de ce fait, il fallait s’en méfier, Sally Haslanger a montré qu’il en était tout autrement :

« On pourrait penser que si une norme est fondée dans un rôle socialement problématique, alors on devrait rejeter la norme ; en rejetant la norme, on espère souvent décourager les autres d’assumer ce rôle. »

Il s’agissait de l’argument faible des féministes. Mais, ce n’est sans doute pas la chose à faire. « A la place, ce pourrait être de changer les conditions sous-jacentes qui connectent la norme au rôle » (p. 225), et faire en sorte qu’un homme usant de la raison ne soit plus un oppresseur. Tout un programme !


 TROISIÈME DOMAINE : FÉMINISME ET PHILOSOPHIE POLITIQUE – Marilyn FRYE [12], Oppression, 1983 [p. 323-344]

Ce troisième thème est l’occasion pour Manon Garcia de rappeler « l’agenda du féminisme » : il s’agit, dans un premier temps, « de mettre en lumière l’oppression des femmes en tant que femmes », puis, dans un second temps, de « lutter contre cette oppression » (p. 299). Dresser la liste des inégalités entre les hommes et les femmes ne suffit pas à éclairer la domination que subissent les femmes. Il faut surtout s’emparer des concepts eux-mêmes qui ont une dimension normative. Oppression et domination sont des attitudes essentiellement injustes. Ainsi quand on choisit de parler d’oppression plutôt que de « condition féminine », on indique un problème, on avance un jugement de valeur. L’oppression renvoie à un arbitraire, à un choix donc ; elle est aussi nécessairement sociale, et donc politique. Il est important de noter que l’émergence du concept d’oppression résulte d’une prise de conscience collective de la part des femmes qui ont pu confronter leurs expériences de l’oppression pour pouvoir réussir à la nommer, puis à l’étudier afin de mieux pouvoir s’en libérer [13]. L’échange de témoignages permet d’établir, à partir de la multiplicité des expériences singulières, quelque chose comme une « situation commune d’oppression » (note de la p. 301). Une fois cette situation reconnue, il est possible de la combattre.

L’article de Marilyn Frye, intitulé « Oppression », propose une analyse conceptuelle précise et éclairante de l’oppression. Il a aussi le mérite d’ancrer ce concept dans l’expérience en évoquant des situations réelles ou fictives qui permettent de mieux comprendre qui est opprimé et qui ne l’est pas. Marilyn Frye commence par expliquer pourquoi il est bon de clarifier le concept d’oppression. En effet, certaines personnes seraient tentées de se dire opprimées du simple fait qu’elles se sentent pressées de faire quelque chose :

« Quand on affirme que les femmes sont opprimées, on nous répond souvent que les hommes le sont aussi. On entend dire qu’opprimer est oppressant pour ceux qui oppriment aussi bien que pour celles qu’ils oppriment » (p. 323).

Or, toute expérience humaine de limitation, de frustration ou de souffrance ne relève pas nécessairement de l’oppression. Il convient, par conséquent, de savoir précisément de quoi on parle. La racine du mot oppression est « press » qui signifie aplatir, comprimer, changer la forme de quelque chose, en réduire le mouvement. Marilyn Frye dégage trois effets de l’oppression : « modeler, immobiliser, réduire » (p. 325). Ainsi la personne qui est opprimée a le sentiment d’être prise en étau (en anglais la notion de « double bind » ou double contrainte, implique un blocage physique et psychique) ; elle est tiraillée entre des injonctions contradictoires. La situation dans laquelle elle vit la confronte à très peu de possibilités, et toutes l’exposent à « des sanctions, à la critique ou à la privation » (p. 325). Par exemple, quand on exige des jeunes femmes qu’elles soient sexuellement actives (sinon elles passent pour coincées, frigides, rabat-joie) et, dans le même temps, qu’elles ne soient pas sexuellement actives (sinon elles passent pour des allumeuses, des putes, des salopes), alors, quoiqu’elles fassent, elles seront blâmées ou sanctionnées. Dans tous les cas, « il ne nous reste qu’à choisir la forme et l’ampleur que prendra notre anéantissement » (p. 325). Prises en étau, « vous êtes forcément perdantes » (p. 327).

A partir de cette première approche du concept d’oppression, Marilyn Frye élabore une image importante, celle de la cage (p. 328 sq.) Je vous la cite longuement :

« Des cages. Imaginez une cage à oiseaux. Si vous regardez de très près seulement un des barreaux de la cage, vous ne pouvez pas voir les autres barreaux. Si vous pensez ce qui est en face de vous uniquement à partir de cette perspective myope, vous pouvez regarder ce seul barreau, de haut en bas, et être incapable de voir ce qui empêcherait un oiseau de simplement le contourner s’il veut aller quelque part. En outre, même si jour après jour, vous inspectez chacun des barreaux un à un, il est possible que vous ne voyiez toujours pas ce qui empêcherait un oiseau de les franchir. Il n’y a aucune propriété physique de chaque barreau, rien que l’examen le plus minutieux puisse découvrir, qui révélerait ce qui pourrait entraver ou blesser un oiseau, sauf de façon purement accidentelle. C’est seulement quand vous vous reculez, que vous arrêtez de regarder les barreaux un à un au microscope et que vous adoptez une vision macroscopique de la cage tout entière, que vous pouvez voir pourquoi l’oiseau ne va nulle part ; et là ça vous sautera aux yeux. Cela n’exigera aucune capacité mentale incroyablement subtile. Il est parfaitement évident que l’oiseau est entouré par un réseau d’obstacles systématiquement liés entre eux, sans qu’aucun ne représente le moindre frein à son envol, mais qui pourtant, par leur relation les uns aux autres, confinent autant que les murs solides d’un donjon. »

Ainsi, selon le point de vue que l’on adopte (micro ou macroscopique), l’oppression des femmes reste invisible ou nous apparaît dans toute sa systématicité.

Afin de mieux faire comprendre les raisons de l’invisibilité de l’oppression pour les oppresseurs mais aussi pour les opprimées, Marilyn Frye prend l’exemple de la galanterie. Si l’on observe l’acte isolé qui consiste, pour un homme, à tenir la porte ouverte afin de faciliter le passage d’une femme, ce geste ne semble pas manifester la moindre oppression, au contraire : l’homme semble plutôt ôter un obstacle et faciliter l’action de la femme. Or cette manifestation de galanterie ne correspond à aucune aide réelle ; ce geste a surtout une valeur symbolique. Que signifie-t-il en réalité ?

« Le message renvoyé par la fausse obligeance de la galanterie masculine est la dépendance, l’invisibilité ou l’insignifiance des femmes et le mépris des femmes » (p. 331).

Un autre élément important doit être retenu : « l’habitant(e) de la cage n’est pas un individu mais un groupe » ; il ou elle est empêché(e), non en raison de qualités ou de défauts personnels (talent, handicap, etc.), mais du simple fait d’appartenir à une catégorie sociale. Reconnaître l’oppression revient à s’identifier comme membre d’un groupe et nouer des relations de solidarité avec les autres membres du groupe. Or, pour le groupe « femmes », une difficulté apparaît : la reconnaissance est rendue difficile par le fait que les membres de ce groupe ne sont justement pas regroupés géographiquement en un même endroit, mais dispersés dans tous les pays. Cette dispersion conduit chaque femme à rester centrée sur son expérience sans envisager que d’autres, que toutes les autres, subissent la même chose qu’elle. Il est alors très difficile d’adopter un point de vue macroscopique sur l’oppression.

« Le simple fait que nous soyons dispersées rend difficile, pour les femmes, de se connaître les unes les autres et donc de reconnaître les contours de notre cage commune. La dispersion et l’assimilation des femmes à l’intérieur des classes sociales et des races nous divise également d’un point de vue pratique et économique en nous montant les unes contre les autres, et ajoute ainsi à l’incapacité à voir notre unité, un intérêt à ne pas la voir : le fait, pour certaines, de conserver jalousement leurs bénéfices, et pour d’autres le ressentiment à l’égard des avantages des autres » (p. 334).

Il y a donc quelque chose comme un ghetto de femmes, mais il ne s’agit pas d’un lieu géographique marqué par le confinement ; ce ghetto, c’est une fonction : « servir les hommes ». Les modalités de ce service sont légion : il y a le service personnel relatif à la domesticité (le ménage, la cuisine), le service sexuel (répondre aux besoins génitaux, porter les enfants, être agréable à regarder), le service pour l’ego de l’homme (les encouragements, le soutien).

« Le travail de service des femmes est partout caractérisé par cette combinaison fatale de responsabilité et d’impuissance » (p. 335).

Ainsi, Marilyn Frye définit la sphère des femmes comme étant un « secteur de service » (p. 335). Afin de préciser les termes de cette oppression, elle propose ensuite de faire un tri entre les souffrances. En effet, une souffrance, une limitation ou un préjudice ne relèvent de l’oppression que si on peut les associer à un contexte ou à une « structure oppressive » (les barreaux de la cage vue dans son ensemble). Ainsi, imaginons qu’ « un riche playboy blanc, vivant des revenus tirés de ses investissements dans des mines de diamant en Afrique du Sud » vienne à se casser la jambe « dans un accident de ski à Aspen » ; il a beau éprouver une souffrance et une limitation, on ne peut pas pour autant le qualifier d’opprimé. De même, les limitations imposées par le code de la route ne constituent pas, à proprement parler, une oppression. Certes, « elles relèvent d’une structure qui façonne notre comportement, non dans le but de nous limiter et de nous immobiliser, mais plutôt dans le but de protéger durablement notre capacité à nous déplacer et à agir comme nous le voulons » (p. 338). Dans le cas d’un ghetto racial, la frontière empêche tout aussi bien les opprimés de sortir que les oppresseurs d’entrer, mais cela ne signifie pas que les deux sont opprimés :

« les barrières ont différentes significations selon le côté où l’on se situe, même si des deux côtés il s’agit de barrières » (p. 339).

A partir de ces différentes situations, Marilyn Frye revient à la catégorie du « secteur de service » que constitue le ghetto des femmes :

« Le secteur des services, celui des épouses, des mamans, des assistantes, des bonnes, est un secteur presque exclusivement féminin ; ses limites n’enferment pas seulement les femmes mais maintiennent, dans une large mesure, les hommes à l’extérieur. Il arrive que certains hommes rencontrent cette barrière et la vivent comme une restriction de leurs mouvements, de leurs activités, de leur pouvoir et du choix de leur « mode de vie ». Pensant qu’ils pourraient apprécier la simplicité de la vie au foyer (qu’ils imaginent libérée du stress, de l’aliénation et du travail acharné), et s’en sentant privés dès lors qu’elle paraît leur être inaccessible, ils annoncent alors leur découverte : ils sont, eux aussi, opprimés par les « rôles de sexe ». Mais cette barrière est érigée et maintenue par les hommes, au bénéfice des hommes » (p. 339-340).

Enfin, un dernier problème est soulevé concernant l’oppression dont les femmes sont victimes. Ce qui concourt à renforcer l’invisibilité de l’oppression des femmes par les hommes, c’est le processus par lequel les femmes ont intériorisé cette oppression. L’esprit des femmes, mais aussi leur corps, a intériorisé un certain nombre de comportements autorisés ou proscrits. Se sont ainsi forgées des habitudes, quelque chose comme une seconde nature. L’habitude, une fois prise, se fait passer pour un comportement naturel et cela empêche l’individu d’envisager qu’il puisse en être autrement [14]. Marilyn Frye prend l’exemple des « postures gênées » des femmes, de leur « marche à petits pas », mais aussi de l’injonction faite aux hommes de ne pas pleurer. Or, entre ces deux formes d’autodiscipline, l’une est récompensée, l’autre non. Les restrictions consenties par les hommes sont récompensées par la reconnaissance des autres et par l’estime de soi, alors que celles intériorisées par les femmes ne leur apportent rien de positif :

« Qu’en obtenons-nous [de la retenue physique qui consiste à marcher à petits pas] ? Le respect, l’estime et la reconnaissance ? Non. Ils se moquent de nous et parodient nos petits pas. Nous avons l’air stupides, incapables, faibles et souvent pitoyables. L’exercice de cette discipline nous conduit à être peu estimées et à manquer de confiance en nous » (p. 342).

De tout cela il ressort que les femmes sont opprimées et que les barreaux de la cage sont solidement articulés :

« Être une femme est un facteur majeur dans le fait que je n’exerce pas de meilleur métier ; être une femme me destine à être la victime potentielle d’une agression sexuelle ou de harcèlement ; c’est parce que je suis une femme que la puissance de ma colère est réduite à une preuve de ma folie » (p. 343).

Marilyn Frye conclut sur ces mots :

« Les femmes sont opprimées, en tant que femmes. Les membres de certains groupes raciaux et/ou de certaines classes économiques, aussi bien chez les hommes que chez les femmes, sont opprimé.e.s en tant que membres de ces groupes raciaux et/ou de ces classes sociales. Mais les hommes ne sont pas opprimés en tant qu’hommes.
… et n’est-il pas étrange que nous ayons toutes été troublées et mystifiées par une chose si simple ? » (p. 344).

Il nous reste à présent à réfléchir à un nouveau problème : comment penser l’oppression dont les femmes sont victimes lorsque celles-ci se trouvent à l’intersection d’autres oppressions ? Quelle place pour une réflexion féministe dans un tel contexte ?


 QUATRIÈME DOMAINE : FÉMINISMES, UNIVERSALISME ET INTERSECTIONNALITÉ – Uma NARAYAN [15], Des jugements bien à elles. Choix, autonomie, pratiques culturelles, et les autres femmes, 2011 [p. 411-444]

Le féminisme est-il un universalisme ? Autrement dit, peut-on considérer que l’oppression dont les femmes sont victimes fonctionne selon les mêmes rouages dans toutes les cultures ? Je vous invite à lire l’exposition très claire de ce problème et de ses enjeux proposée par Manon Garcia des pages 377 à 383. C’est une bonne façon de désamorcer les polémiques souvent stériles qui ont malheureusement cours sur ces sujets actuellement. Il faut bien comprendre qu’il existe une tension entre deux compréhensions du féminisme : un féminisme universaliste et un féminisme multiculturaliste. Le premier, qui repose sur le modèle de la féministe occidentale, blanche et bourgeoise, impose une compréhension impérialiste du féminisme : toutes les femmes subissent la domination masculine comme nous, femmes occidentales, nous le subissons, et toutes devraient adopter notre combat pour la liberté et pour l’égalité. Notre grille de lecture est alors plaquée sur la condition des autres femmes sans que cela permette d’en rendre véritablement compte. Le féminisme multiculturaliste propose de relativiser le point du vue occidental [16], mais, ce faisant, il fait courir aux femmes le danger de tout relativisme : au nom de la tolérance culturelle ne risque-t-on pas de laisser s’exercer la domination masculine ? Afin de remédier à cette oppression des femmes par les hommes, on a vu se développer, dans certains pays, la tentation d’une intervention étatique : il s’agit, pour l’État, de légiférer pour interdire certaines pratiques qui asservissent ou invisibilisent les femmes, comme le port du voile, par exemple. On fait ça pour « le bien » des femmes, mais ces dernières ont-elles été consultées ? Comment envisagent-elles ce qui est bon pour elles ? Le texte d’Uma Narayan répond à cette tentation étatique en montrant que la notion d’autonomie des femmes est vague et complexe : dans quelle mesure la femme qui porte le voile le fait-elle de façon autonome ? [17]

Uma Narayan propose de commencer par conjurer philosophiquement « deux spectres de l’Autre femme ». En effet, nous (occidentales et occidentaux) avons deux représentations erronées des Autres femmes qui nous empêchent de nous mettre authentiquement « dans les souliers de l’autre », c’est-à-dire de comprendre comment ces femmes vivent l’oppression des hommes et jusqu’à quel point elles y sont soumises. Ce sont ces représentations ou « spectres » qu’il faut commencer par chasser. Le premier spectre correspond à « la prisonnière du patriarcat » ; sous cette désignation, la femme « se verrait imposer, entièrement contre sa volonté et son consentement, diverses formes d’oppression patriarcale » (p. 411). Il nous semble inconcevable d’approuver ou d’accepter ces formes d’oppression, c’est pourquoi nous imaginons ces femmes comme soumises à une coercition radicale. Ou bien alors, il faut imaginer, et c’est le second spectre, qu’elles sont « la dupe du patriarcat » parce qu’elles ont fini par s’auto-imposer la violence en souscrivant aux normes et aux pratiques de leur culture (p. 412). Dans les deux cas, ces représentations répondent à ce qu’Uma Narayan appelle un « élan éthique », autrement dit une sorte d’injonction morale que nous nous imposons d’essayer d’enfiler les souliers de l’autre, de nous mettre à sa place. Cette attitude relève, somme toute, d’une bonne intention, mais ne provoque pas l’effet escompté. En effet, cet élan rate son but. Il nous conduit à forcer l’autre femme à entrer dans nos propres souliers. C’est cela que l’article s’efforce de montrer.

Il y a une profonde méconnaissance de l’autre qui émane de ces élans éthiques et des représentations qu’ils suscitent. Cette méconnaissance repose sur un certain « impérialisme de l’imagination » : le spectre de la prisonnière

« consiste à identifier pleinement les conduites de l’Autre aux siennes ; celui de la dupe consiste à projeter une « différence » totalisante sur ces Autres. Tous deux partagent un même problème, celui d’imaginer que ces Autres ont des conduites monolithiques au lieu de reconnaître la variété des conduites qu’elles adoptent relativement aux pratiques qui informent leurs vies » (p. 413).

Partant de là, Uma Narayan explore cette variété des conduites des autres femmes en mobilisant, notamment, l’exemple du port du voile chez les femmes issues de la communauté conservatrice soufie des Pirzadas à Old Delhi. Ces dernières vivent en relative réclusion (purdah) à l’intérieur de la maison et doivent porter le voile lorsqu’elles sont en public. L’auteure montre alors que les deux spectres qu’elle a identifiés ne sauraient rendre compte de la vie de ces femmes qui ne ressentent pas le port du voile comme quelque chose qui leur est imposé de force, sans leur consentement : elles ne se définissent donc pas comme des prisonnières du patriarcat. Mais elles ne se perçoivent pas davantage comme des dupes de celui-ci ; en effet, elles n’approuvent pas absolument tous les aspects de cette pratique et sont même plutôt lucides quant aux divers désagréments qu’elles subissent (inconfort physique, limitation de la perception et de la capacité à se mouvoir, ignorance renforcée ; elles se comparent elles-mêmes à des « grenouilles dans un puits », p. 415-416). Tout cela tend à montrer que ces femmes possèdent une certaine autonomie. L’objectif d’Uma Narayan est aussi d’accorder de l’attention à la parole de ces femmes, de les prendre au sérieux. Nous devons apprendre à remettre en question nos représentations qui sont le plus souvent simplificatrices. Les femmes ne sont jamais aveuglément soumises, que ce soit par renoncement ou par ignorance.

Par ailleurs, ce que vivent ces femmes, en sommes-nous si éloignées ? Au moyen de comparaisons interculturelles, l’auteure pointe du doigt le fait que les femmes occidentales vivent, elles aussi, dans des compromis incessants avec le patriarcat, mais que, le plus souvent, elles refusent de le reconnaître. L’exemple que propose Uma Narayan (p. 418 sq.) est intéressant, mais, de mon point de vue (de femme blanche occidentale et de philosophe !) discutable. Il s’agit d’établir une analogie entre le port du voile chez les femmes pirzadas et l’adoption d’ « une forme moins visible, plus transparente de voile », le maquillage que les femmes occidentales arborent dans les lieux publics.

« Tant le maquillage que le port du voile véhiculent des messages symboliques concernant le statut social des femmes ; ils soulignent l’importance de l’attention accordée à leur « apparence extérieure », et le fait que, partout où elles apparaissent publiquement, elles apparaissent en partie en tant qu’entités sexualisées. Les féministes occidentales ont mis au jour les effets néfastes que peut avoir sur les femmes un régime culturel qui les pousse à consacrer d’immenses efforts à se plier à différents « régimes de beauté », générant une anxiété considérable à l’endroit de divers aspects de leur apparence corporelle. A l’instar de nombre de femmes qui se voilent, nombre de femmes qui se maquillent ne le vivent pas avant tout comme une forme d’oppression patriarcale. (…) Les Occidentaux/tales comprendraient plus aisément pourquoi certaines femmes voilées éprouvent de la gêne à sortir la tête découverte, en songeant aux raisons pour lesquelles, ici, de nombreuses femmes seraient mortes de honte si elles affichaient publiquement des jambes poilue ! » (p. 419)

Je comprends fort bien la portée de telles comparaisons inter-culturelles ; elles me permettent de me glisser dans les souliers de ces Autres femmes. Je peux essayer d’imaginer leur gêne à sortir nu-tête, je peux tenter d’éprouver la part de choix et d’autonomie qui leur revient, mais je ne peux m’empêcher de concevoir une différence entre ces deux « voiles ». Je ne pense pas que le maquillage soit simplement un voile « moins visible » ou « plus transparent », il a aussi pour objectif de mettre en valeur un visage, de l’embellir, de le révéler en quelque sorte. Le voile, quant à lui, dissimule, il cache quelque chose de la féminité, la chevelure. Quant à la marge d’autonomie, elle ne me semble pas la même dans les deux cas. Je peux choisir de me maquiller aujourd’hui, et pas demain ; certaines femmes peuvent ne pas se maquiller du tout, ou choisir de ne pas se raser les jambes. Cela ne les empêchera pas d’occuper l’espace public (avec ou sans honte). Je doute qu’une femme pirzada puisse éprouver les mêmes possibilités au quotidien. Elles choisissent toutes de se voiler tous les jours sitôt qu’elles doivent sortir de chez elles. La contrainte qu’elles subissent ne me semble pas exactement comparable à celle endurée par certaines femmes maquillées [18]. Pour autant, je ne refuse aux femmes pirzada ni autonomie ni conscience ; je ne les considère pas comme des prisonnières ou des dupes. Je rejoins donc Uma Narayan lorsqu’elle soutient que « de telles comparaisons inter-culturelles nous aident à comprendre les conduites que les Autres femmes adoptent vis-à-vis de certaines pratiques culturelles » (p. 419), mais je peux totalement quitter mes souliers. Celle-ci pourrait me répondre :

« Je pense que les héritages de l’histoire coloniale encouragent souvent les Occidentaux/tales ordinaires à exagérer les contraintes et à minimiser les choix au sein d’Autres contextes culturels, tout en minimisant les contraintes et exagérant les choix au sein des contextes occidentaux » (p. 427).

Il ressort de tout cela que nos choix et nos préférences sont formés par le contexte dans lequel nous avons grandi. Ces choix peuvent donc être réorientés et élargis, mais, pour cela, Uma Narayan préconise d’opter pour la persuasion plutôt que pour la coercition. En effet, il peut y avoir un effet pervers à vouloir contraindre les femmes à abandonner trop tôt un modèle qui certes les opprime, mais avec lequel elles ont appris à vivre. Ainsi par exemple, la politique de dévoilement obligatoire mise en place en Iran et en Turquie dans les années 30 a eu des conséquences désastreuses sur la vie des femmes issues des classes moyennes et modestes. Elles se refusaient à sortir sans voile, et l’intervention de l’État les a contraintes à rester chez elles ; elles ne pouvaient plus se livrer à certaines activités ni rencontrer d’autres femmes. Ce qui était censé les libérer les a asservies davantage. On peut alors se demander dans quelle mesure l’État doit intervenir sur ces questions.

Uma Narayan propose d’explorer deux axes d’intervention : il s’agirait, dans un premier temps, de parer au plus urgent, c’est-à-dire de protéger les femmes lorsqu’elles sont victimes de violences pures et simples (mariages forcés, viols, etc.).

« Ensuite, l’État devrait activement promouvoir un certain nombre de changements légaux et sociaux visant à développer les pouvoirs et possibilités qu’ont les femmes d’aménager au mieux leurs rapports à ces pratiques : fournir aux femmes des possibilités d’accès à, entre autres, l’éducation, l’emploi, la propriété – possibilités qui pourraient donner aux femmes le pouvoir de repenser, modifier ou rejeter ces pratiques » (p. 430).

L’objectif est ici celui de tout féminisme : permettre aux femmes de devenir des sujets pleinement autonomes. La fin de l’article propose de repenser les critères de l’autonomie, opposant une conception exigeante de l’autonomie issue de la pensée occidentale et libérale (la véritable liberté ne consiste pas seulement à avoir le choix, mais au fait que ce choix ne doit pas être contraint), à une conception plus large de l’autonomie qui devrait permettre de respecter les choix des Autres êtres humains sans vouloir à tout prix leur en imposer de nouveaux, même si c’est pour leur « bien ».

Il ne convient pas de considérer les Autres femmes comme des prisonnières ou des dupes ; elles ont une réelle autonomie qui doit être reconnue et qu’on ne saurait bafouer à coup de lois ou de décrets tout aussi violents que la violence patriarcale qu’ils sont censés combattre. Mais une fois cette autonomie reconnue, il ne faut pas oublier qu’elle représente un choix à l’intérieur de contraintes, et que le but de tout féminisme est de réduire ces contraintes afin de consolider et d’élargir l’autonomie de ces femmes.

Voir en ligne : Présentation par l’éditeur

P.-S.

Je tiens à remercier très chaleureusement Louis Rouillé pour ses relectures, ses remarques et ses conseils à la fois bienvenus et stimulants. Cet article lui doit beaucoup.

Notes

[1Manon Garcia est née en 1985. Docteure en philosophie et spécialiste de philosophie féministe, elle a enseigné
pendant deux ans à Harvard et enseigne désormais à l’université de Chicago. Elle a publié en 2018 On ne naît pas soumise, on le devient, chez Climats, un département des éditions Flammarion.

[2En effet, depuis les années 1970, la philosophie féministe est reconnue dans le monde anglo-saxon ; en attestent les
nombreuses publications, le fait que chaque département de philosophie de langue anglaise a au moins une ou un philosophe féministe dans leur équipe, l’existence d’associations, le recensement des champs d’études dans diverses revues et encyclopédies, etc. Or, il n’en va pas de même dans le monde francophone où le féminisme est souvent associé à une forme de militantisme et fait, pour cela, l’objet d’un discrédit. La féministe a mauvaise presse ; elle est perçue comme revêche, insatisfaite et tout entière animée par la passion du ressentiment. Comment dès lors envisager qu’elle puisse faire un usage de sa raison qui lui permette de philosopher ? On peut aussi constater cette résistance française à considérer le féminisme comme un objet d’étude digne d’intérêt en observant la place (ou plutôt l’absence de place) qui a longtemps été faite aux femmes dans la liste des auteurs au programme des classes de Terminales. Hannah Arendt vient tout juste d’être rejointe par quelques autres, dont Simone de Beauvoir. Pourquoi avoir attendu si longtemps ? Il y a fort à parier que, malgré cette officialisation tardive, beaucoup de collègues continueront à mobiliser les textes de Sartre plutôt que ceux de Beauvoir. Contre cette force de l’habitude, on pourrait, par exemple, envisager que ces mêmes collègues cessent de présenter systématiquement aux élèves L’existentialisme est un humanisme, texte que Sartre lui-même a jugé peu abouti, pour lui préférer L’existentialisme et la sagesse des nations de Simone de Beauvoir, texte peu connu mais qui permet de penser les rapports entre morale et politique, la question de la justice, etc. Notons enfin que l’expression “philosophie féministe” constitue, selon Manon Garcia, un apparent oxymore. Le féminisme serait intrinsèquement politique, fondé sur des énoncés normatifs, alors que la philosophie devrait être objective. Or, le féminisme produit aussi des énoncés descriptifs (descriptions des inégalités de fait entre les hommes et les femmes), ils sont même ce par quoi il faut commencer. De plus, l’objectif de la philosophie n’est peut-être pas uniquement de parler d’un point de vue universel et de parvenir à des vérités
désincarnées. La réflexion féministe s’empare justement de cette question du point de vue ; elle nous oblige à prendre conscience des biais au moyen desquels nous faisons ou non de la philosophie.

[3Même si le Deuxième sexe n’a pas été écrit dans un but militant (Simone de Beauvoir ne se considère pas comme féministe quand elle écrit ce livre), il relève toutefois d’une considération de la condition féminine ainsi que de la philosophie (existentialisme et phénoménologie). Il s’agit donc bien d’un livre de philosophie féministe. Lors de sa parution, l’ouvrage fait scandale. La France d’après guerre pratique une politique nataliste et les propos de Simone de Beauvoir sur la sexualité et sur l’avortement ne passent pas. Son texte est traduit en de nombreuses langues, mais l’accueil, à l’étranger, n’est pas immédiatement enthousiaste. C’est à l’occasion de la sortie des mémoires de Simone de Beauvoir, en 1958, que le Deuxième sexe est redécouvert. Elle reçoit alors énormément de lettres de femmes qui se reconnaissent dans les descriptions de “la femme mariée”, de “la mère”, de “l’amoureuse” ou de “la femme indépendante” (deuxième volume). A partir de là, Simone de Beauvoir commence à se dire féministe et son ouvrage connaît un retentissement de plus en plus fort auprès des mouvements féministes. Bon nombre de féministes françaises défendent ce texte et le discutent ; je vous renvoie ici aux travaux de Michèle Le Dœuff, notamment L’Étude et le rouet. Des femmes, de la philosophie, etc. (1989) Mais vous pouvez aussi penser à une actrice comme Delphine Seyrig dont l’engagement pour la cause féministe fut notable. il y a donc bien une postérité française du Deuxième sexe, mais la philosophie française universitaire est restée longtemps réfractaire à cet objet qu’est la condition des femmes.

[4Il suffit de penser au développement des gender studies qui se sont d’ailleurs en partie nourries d’une philosophie française, désignée sous le nom de French Theory. Les études de genre ou études sur le genre forment un champ de recherche développé à partir des années 1970 qui étudie les rapports sociaux entre les sexes et ce dans de nombreuses disciplines. Il faut noter que le concept de genre est directement lié à l’entreprise de dénaturalisation du sexe que l’on trouve notamment chez Simone de Beauvoir (“On ne naît pas femme, on le devient”). La French Theory désigne un corpus post-moderne de théories philosophiques et sociales dont la notion centrale est celle de déconstruction. Ces textes ont nourri la réflexion des universitaires américain(e)s à partir des années 1980. Parmi les penseurs français dont les travaux sont ainsi associés à la French Theory, on trouve Jacques Derrida, Gilles Deleuze,
Félix Guattari, Michel Foucault, Claude lévi-Strauss, Jacques Lacan, Roland Barthes, Simone de Beauvoir, Luce Irigaray, Hélène Cixous, etc. Sur ces questions, je vous renvoie au très éclairant texte d’Elsa Dorlin, 2008, Sexe, genre et sexualités : introduction à la théorie féministe, PUF, coll. "Philosophies".

[5Michèle Le Dœuff est une philosophe féministe française née en 1948. Elle a notamment analysé les liens entre la tradition philosophique et la conception de la place des femmes dans la société. Elle a passé au crible la représentation des femmes dans les textes philosophiques et mis en évidence la contradiction entre les buts de la philosophie et le fait que les textes philosophiques soient restés longtemps le lieu de préjugés patriarcaux. Elle a publié L’imaginaire philosophique (Payot, 1980), L’Etude et le rouet. Des femmes, de la philosophie, etc., (Le Seuil, 1989), Le sexe du savoir (Aubier, 1998).

[6Sally Haslanger est une philosophe américaine née en 1955 dont les travaux portent notamment sur la théorie féministe et sur l’épistémologie. Elle a apporté une contribution importante à l’analyse de la construction sociale de catégories souvent considérées comme naturelles, en particulier la race et le sexe. Elle a publié, entre autres, Theorizing Feminism : A Reader, Oxford University Press , 2005. Ses ouvrages ne sont malheureusement pas traduits en français.

[7L’idée que l’épistémologie puisse être juste ou injuste peut surprendre car la connaissance apparaît d’abord comme quelque chose d’objectif, à l’abri des partis pris. L’épistémologie féministe propose d’examiner l’épistémologie du point de vue des femmes, c’est-à-dire d’un point de vue très largement ignoré dans l’histoire des sciences. Elle s’intéresse à la façon dont l’appartenance à l’un ou l’autre sexe influence le concept de connaissance mais aussi les pratiques de recherche. Cette approche a permis de mettre au jour l’androcentrisme qui caractérise la pratique scientifique. Elle s’appuie notamment sur la théorie du point de vue selon laquelle les résultats des recherches sont déterminés par le contexte de leur production. Il y a donc bien des biais sexistes dans la science.

[8Cette tentation propre à la tradition philosophique occidentale est dénoncée par Sally Haslanger p. 211, sq. : “Dans la tradition philosophique occidentale, la capacité à raisonner est un élément crucial des conceptions du sujet, et les idéaux de rationalité constituent d’importants éléments dans les explications normatives de la connaissance et de la moralité. Il est également clair que ces idéaux de rationalité et de sujets rationnels ont été définis par contraste avec ce que l’on tenait pour être les traits et les capacités caractéristiques des femmes : les femmes sont guidées par l’émotion ou le sentiment plutôt que par la raison ; les femmes sont plus intuitives et plus proches de la nature que les hommes, et caetera. En outre, quiconque manifeste une tendance à s’écarter des idéaux rationnels (ou en réalité quoi que ce soit qui fasse cela) est considéré comme féminin. (...) Cette idée que la rationalité est masculine est explicitement affirmée par certains philosophes, et cette hypothèse forme la toile de fond des conceptions occidentales communes de la différence de genre qui ont une influence profonde sur la vie quotidienne.”

[9Descartes, Discours de la méthode.

[10A ce propos, je vous invite à lire l’ouvrage d’Anne Fausto-Sterling, Corps en tous genres. La dualité des sexes à l’épreuve de la science, éditions La Découverte, 2012.

[11Catharine Mac Kinnon est une avocate, écrivaine, juriste et féministe américaine née en 1946. Elle enseigne le droit et est à l’origine de la définition du harcèlement sexuel dans la loi aux Etats-Unis. Elle a joué un rôle majeur dans la reconnaissance en droit international du viol comme crime de guerre. Elle propose une critique radicale de la domination masculine et de l’organisation patriarcale en attaquant, notamment, la pornographie dont le but est l’objectification des femmes car ce support véhicule l’idée selon laquelle les rapports inégaux et la violence exercée sur les femmes sont ce qui excite sexuellement les hommes ; dans ce contexte, les femmes sont perçues comme des objets pour la satisfaction des hommes. En français, on peut lire son ouvrage intitulé Traite, prostitution, inégalité, chez M. Editeur, 2014.

[12Marilyn Frye est une philosophe et théoricienne féministe américaine née en 1941. Elle est connue pour ses théories sur le sexisme, le racisme, l’oppression et la sexualité. Elle est l’auteure de The Politics of Reality (1983), un recueil de neuf essais qui est devenu un classique de la philosophie féministe. Ses ouvrages ne sont pas traduits en français.

[13Cela correspond à ce qu’on appelle « consciousness raising » : dans les années 1960, aux Etats-Unis, des groupes de parole ou de sensibilisation ont permis aux femmes d’élever leur conscience vers la réalité de l’oppression qu’elles subissaient en tant que femme. Cette élévation de la conscience individuelle jusqu’à la situation commune constitue l’épine dorsale du mouvement de libération des femmes. En ce sens, le mouvement #MeToo ne fait que prolonger ce qui a été initié par ces groupes de parole, mais au moyen d’un outil qui amplifie la prise de conscience.

[14Sur la force de l’habitude, on peut ici penser à Pierre Bourdieu et à l’idée de « violence symbolique » : « La force symbolique est une forme de pouvoir qui s’exerce sur les corps directement et comme par magie, en dehors de toute contrainte physique ; mais cette magie n’opère qu’en s’appuyant sur les dispositions déposées, tels des ressorts, au plus profond du corps. », La Domination masculine, Le Seuil, 1998, p. 41. Il y a donc quelque chose comme une obscurité des dispositions de l’habitus dans lesquelles s’enracinent les schèmes de perception, d’appréciation et d’action des femmes. D’où l’importance de les rendre visibles. Sur ces questions on peut lire aussi Les Méditations pascaliennes, Le seuil, 1997.

[15Uma Narayan est une universitaire féministe indienne née en 1958. Ses travaux la conduisent à envisager la contextualisation historique d’un modèle culturel afin d’éviter une forme d’essentialisme culturel véhiculé par un féminisme radical qui prétend que toutes les femmes du monde sont constituées par les mêmes préoccupations et intérêts. Elle a notamment publié Cultures disloquées : identités, traditions et féminisme du tiers monde, Presse psychologique, 1997.

[16Relativiser le point de vue occidental revient à montrer que la situation des femmes occidentales ne possède pas une valeur absolue, que l’idéal de liberté et d’égalité qui anime les combats féministes occidentaux n’est peut-être pas l’objet d’un même désir chez toutes les Autres femmes, ou du moins qu’elles ne l’envisagent pas selon les mêmes modalités. On peut vouloir être libre de différentes façons ; il y a des degrés dans l’autonomie.

[17L’un des enjeux majeurs d’une réflexion sur l’intersectionnalité est sans doute celui de la priorité des enjeux. Faut-il faire passer au premier plan la cause féministe et défendre toute femme, quoiqu’il en coûte, quels que soient les moyens mobilisés (notamment l’intervention de l’Etat que dénonce ici Uma Narayan) au nom de la liberté et de l’égalité de tous les êtres humains ? Ou faut-il respecter les différences culturelles au risque de tolérer des inégalités et privations de libertés pour les femmes de certaines cultures ? Pour ma part, j’aurais tendance à encourager ce que j’appelle la voie douce, celle de la tolérance. Laissons aux femmes elles-mêmes la possibilité de choisir ce qu’elles jugent le meilleur pour elles-mêmes ; n’imposons pas, au nom d’un féminisme impatient, un modèle occidental à toutes les femmes ; respectons la culture de chacune. Mais donnons-leur, dans le même temps, les moyens de pouvoir envisager plusieurs possibilités, élargissons l’espace effectif de leur autonomie (et ce, notamment, grâce à l’éducation). Cette voie douce possède malheureusement un défaut ; elle est aussi la voie la plus lente.

[18Certaines femmes qui se maquillent sont esclaves de la mode et de la publicité sans en avoir nécessairement conscience ; en cela on pourrait les imaginer prisonnières et dupes. Et l’on comprend qu’une telle condition n’apparaisse pas comme enviable aux yeux d’Uma Narayan : à quoi bon troquer une absence de liberté contre une autre ? Mais peut-être y a-t-il d’autres façons d’être femme en Occident, autres que celle qui nous commande d’être belles, futiles, éthérées ? De la même façon qu’il y a sans doute de multiples façons d’être Indienne. En somme, nous avons des choses à apprendre de ces femmes qui ne vivent pas comme nous, c’est pourquoi nous devons cesser d’adopter la posture de celles et de ceux qui savent.

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