Bernard Stiegler : « Avec le numérique, nous sommes dans l’obligation de repenser l’éducation » - Philosophie - Espace pédagogique académique

Bernard Stiegler : « Avec le numérique, nous sommes dans l’obligation de repenser l’éducation »

Bernard Stiegler enseigne la philosophie aux universités de Compiègne et de Londres, président du l’association Ars Industrialis, directeur de l’Institut de Recherche et d’Innovation du Centre Georges Pompidou (IRI), membre du Conseil National du Numérique.

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 Pourquoi l’éducation devrait-elle changer ?

L’éducation doit changer parce que le savoir a changé. Ce changement profond est visible dans des sciences comme les mathématiques, l’astrophysique ou les nano-sciences pour n’en citer que quelques-unes... Mais c’est également vrai dans le domaine de la langue et des savoirs, où Google est en train de bouleverser les cadres traditionnels comme l’a montré Frédéric Kaplan notamment.

Et il n’y a pas que les savoirs académiques qui se trouvent ainsi changés : les savoir-faire sont revisités, notamment par l’écosystème des fablabs (1), et quant aux savoir-vivre, ils se trouvent à la fois détruits par les réseaux sociaux et construits sur de nouvelles bases...

Au passage, je souligne que ma position concernant toute technique est qu’il faut la considérer à la fois comme bonne et mauvaise. Une technique qui ne serait pas bonne ne se serait pas développée, elle a une raison d’être ; une technique est mauvaise si on n’en a pas une éducation. Nous sommes donc dans l’obligation de repenser l’éducation, parce que le numérique change toutes les formes de savoir, y compris l’éducation familiale.

 Pourquoi l’éducation familiale devrait-elle être repensée ?

Tout simplement parce qu’il est bien difficile, pour les parents, d’éduquer leurs enfants à l’heure du numérique ! Ce domaine mérite donc également d’être pensé car il s’agit en réalité d’un très gros problème, qui risque d’être envenimé par les réactions anti-numérique massives que l’affaire Snowden, et d’autres, semblent susciter. On peut redouter, selon moi, que la positivité qui a entouré Internet récemment ne soit compromise dans les proches années à venir.

  Que peut-on attendre des MOOC, ces plateformes de diffusion de cours ouvertes sur Internet ?

Je m’intéresse très activement aux MOOC, notamment dans le cadre du Plan FUN (France Universités Numériques) - après avoir moi-même expérimenté ce type de plateforme depuis plus de 3 ans (cf. www.pharmakon.fr).

Sur ce thème des MOOC, j’observe que le problème est souvent pris à l’envers. La démarche est celle-ci : nous avons des cours, utilisons le numérique pour les distribuer. C’est effectivement nécessaire mais ce n’est pas suffisant, parce que le numérique est d’abord un instrument de recherche - y compris en philosophie.

Je suis philosophe - c’est mon métier - et je travaille au quotidien sur des sources textuelles très nombreuses : le numérique a totalement changé ma façon de travailler. Je produis beaucoup plus, et plus du tout de la même manière. J’échange en réseau avec de nombreuses personnes que, bien souvent, je n’ai jamais rencontrées. Les objets intellectuels eux-même sont profondément changés...

Par conséquent, dans le cas des MOOC et dans le cadre d’une politique d’enseignement supérieur, il faut bien comprendre qu’ils ne peuvent se développer correctement que via une activité de recherche. J’ai donc entrepris de plaider auprès du Ministère pour que soient soutenues des thèses - en grand nombre et dans toutes les disciplines - spécifiquement consacrées au numérique dans une discipline donnée. Dans toutes ces disciplines, il n’est plus possible de faire de la recherche comme autrefois.

En résumé, il convient de mener des recherches sur le numérique en tant qu’il transforme les savoirs eux-mêmes, et parce qu’il constitue un instrument utilisé pour faire de la recherche et communiquer autour d’elle. Il me paraît nécessaire d’apporter des réponses institutionnelles à ces questions.

 Quels pourraient être les mécanismes de soutien les mieux adaptés à ces évolutions ?

Il faut créer des processus de transfert rapide, d’un genre tout à fait nouveau. Je travaille à l’Université de Technologie de Compiègne, qui dispose d’un Centre de transfert depuis l’origine - soit environ 40 ans. Nous pensons qu’il s’agit d’une fonction de base d’une université. Mais il faut aussi proposer de nouveaux modèles, tel celui que nous proposons ici, au l’Institut de Recherche et d’Innovation du Centre Georges Pompidou (IRI), sur le thème de la recherche contributive.

Ce cadre de recherche et d’action va d’ailleurs au-delà de la sphère universitaire, avec la capacité d’impliquer des enseignants et élèves, par exemple. Il peut donc y avoir des transferts vers le monde scolaire, qui a grand besoin du numérique...

 Quel regard portez-vous sur le numérique en milieu scolaire ?

L’introduction du numérique à l’école est assurément une bonne chose... mais la réalité est que ce qui entre aujourd’hui à l’école avec le numérique, c’est le marché ! Le savoir numérique, lui, vient des universités et pas du marché. Mais comme les universités elles-même ne le produisent pas, il y a une carence que le marché vient combler.

Il faudrait donc créer des processus de recherche-action qui permettraient de produire très rapidement des transferts et de l’acculturation. Processus contributifs qui associeraient les parents, les enseignants, les élus...

Plus généralement, cette approche contributive a toute sa valeur en-dehors du champ de l’éducation, et en particulier dans celui de l’économie, de la formation professionnelle, etc.

 Quelle relation établissez-vous entre l’éducation et l’économie ?

Je viens d’en parler au Ministère : le savoir et l’éducation, plus généralement les savoirs rationnels, ne fonctionnent que s’ils s’exposent à une critique qui fait fonctionner la Raison. Cela concerne de nombreux domaines où l’argumentation logique est centrale, et qui vont du débat politique à la critique artistique en passant par la justice... Cette pratique de l’argumentation s’est formalisée avec l’apparition d’une technique de publication - l’écriture - qui a rendu possible la confrontation des points de vue. Chacun sait que l’imprimerie a surmultiplié ce phénomène, et que son influence sur la science, l’économie et la démocratie moderne a été déterminante. Or le numérique est un nouvel espace de publication, doté de capacités radicalement nouvelles.

On peut, par exemple, créer un canal de télévision - ce dont j’ai fait l’expérience avec mon épouse, sans rencontrer de difficultés techniques et sans aucun investissement. Sur l’école en ligne que j’ai créée, plus de 17 000 personnes se sont intéressées aux cours, séminaires et académies d’été, mille personnes suivant régulièrement l’ensemble des cours depuis l’origine, et une centaine de chercheurs de quinze pays différents participant au séminaire et à l’académie d’été... Cela est possible parce que, précisément, le numérique permet d’ouvrir des débats publics. Et je souligne qu’une science, c’est d’abord un débat public – entre pairs.

Il me semble nécessaire d’ouvrir aujourd’hui une nouvelle organologie des savoirs. Et cela parce que les outils numériques utilisés dans ce champ sont conçus et détenus par de grands acteurs économiques, comme Google, Youtube, Facebook... Je les utilise bien sûr mais ils sont très insuffisants. Par exemple, ils ne permettent pas d’organiser et de tracer des confrontations d’idées – alors même que les processus de catégorisation en quoi consiste fondamentalement les activités scientifiques reposent sur de telles controverses, et que l’informatique est avant tout une technologie de catégorisation. Des moteurs de recherche qui seraient capables de faire la cartographie, l’historiographie et l’organisation des réponses qui sont venues nourrir une polémique constituent l’avenir du web er devraient devenir les instruments de base d’une université numérique(3).

Il m’apparaît très probable que la réinvention des outils numériques dans une perspective éducative conduira à une réinvention du web lui-même. Car c’est bien la confrontation - des idées, des savoirs, des entreprises, etc. - qui est source de dynamisme et de progrès. C’est pourquoi je pense que l’Europe aurait vocation à soutenir une nouvelle politique industrielle du numérique sur la base d’une nouvelle politique éducative.

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