Le Langage comme forme symbolique : Ernst Cassirer - Philosophie - Espace pédagogique académique

Le Langage comme forme symbolique : Ernst Cassirer

Par Muriel VAN VLIET, Professeure de philosophie en CPGE à Saint Brieuc et Maître de conférence à l’Université de Rennes. Du 8 au 10 octobre 2020, les 10èmes Rencontres philosophiques de Langres ont porté sur "LE LANGAGE". Nous proposons ici une prise de notes du second volet du séminaire de Mme Van Vliet sur "Le langage comme forme symbolique", portant sur la philosophie d’Ernst Cassirer.

, par Pavel Depierre - Format PDF Enregistrer au format PDF


Muriel VAN VLIET est spécialiste de la pensée d’Ernst Cassirer et de philosophie de l’art. Professeure en CPGE aux lycées Chaptal et Renan de Saint Brieuc et Maître de conférence à l’Université de Rennes 1 et 2 où elle assure un cours d’Esthétique, elle est également titulaire d’une bourse de recherche du Deutsches Forum für Kunstgeschichte.

 Introduction

C’est Ernst Cassirer (1874-1945), philosophe d’origine allemande, qui a qualifié de « formes symboliques » l’art, la science, le langage mais aussi la technique et même l’histoire. Aby Warburg (1866-1929) et Erwin Panofsky (1892-1966) approfondiront, dans le même sens, une histoire de l’art appuyée sur l’idée de « forme symbolique ». [1]

On sait que Cassirer et Claude Lévi-Strauss se sont rencontrés à New York entre 1942 et 1945 dans le cercle linguistique de New York. Or dès 1941, sur le bateau qui les emmenait de Suède aux États-Unis, Cassirer avait déjà croisé le linguiste Roman Jakobson qui fuyait comme lui le nazisme. Avant Lévi-Strauss, Cassirer a l’intuition que le langage peut fournir un modèle pour comprendre tous les objets des sciences humaines (voir son article sur La linguistique structurale dans la revue Word). Lévi-Strauss va bien évidemment le formuler plus clairement que lui (voir “Le finale” de L’homme nu, dernier tome des Mythologiques) et donner naissance au structuralisme pour penser les sciences humaines. Il partage avec Cassirer l’idée que le langage est la matrice de toutes les formes symboliques : le langage relie un signifiant et un signifié ; la science conduit le langage à l’abstraction, en soulignant l’importance de la relation ; le mythe et l’art viennent par contrepoint compenser l’abstraction de la science en insistant respectivement sur le signifié (pour le mythe) et le signifiant (pour l’art).

L’interrogation de Cassirer consiste à se demander s’il existe plusieurs fonctions de sens (Sinnfunktionen) permettant au sujet de donner sens au monde ; mais elle va aussi au-delà : certaines sont-elles plus libres que d’autres, et permettent-elles à l’individu de devenir plus conscient de leur liberté dans la création du langage, plus conscient de ce qu’est un langage ? Ces fonctions de sens présentent toutes des séparations originaires (Ur-teilungen) décisives, les unes compensant les autres.

Les fonctions de sens émergent au sein de différentes formes symboliques :

L’acte rituel collectif et les mythes
Le langage (au sens étroit, la langue)
La science
L’art

La première « forme » sera celle de l’action rituelle, qui permet de séparer et d’articuler le sacré et le profane, suivie par la langue proprement dite, où se dégagent et sont consciemment distingués un signifiant et un signifié, puis les langages scientifiques « »(illustrés par la table des atomes de Bohr), que leur abstraction grandissante apparente à de purs langages, focalisés sur des relations plutôt que sur les termes reliés (tels que signifiant et signifié), enfin l’art, quatrième forme de ce parcours. Face à l’abstraction de la science et compte tenu de son importance dans la culture, Cassirer et Lévi-Strauss souligneront en effet qu’il faut un contrepoids à la fois du côté du signifiant, du corps, donc de l’art, mais aussi du côté du signifié, donc du mythe. Il faut ici relire le final de L’homme nu de Lévi-Strauss, dernier tome des Mythologiques, où se manifeste l’intuition selon laquelle l’art a un rôle à jouer dans ce rééquilibrage de la culture. Si, en effet, la science insiste sur la relation pure entre signifiant et signifié, l’art quant à lui est plutôt du côté du plaisir du signifiant (illustré par la poésie), tandis que le mythe se situe du côté du plaisir du signifié (la jouissance du récit qui raconte quelque chose, une histoire). En somme, la philosophie d’Ernst Cassirer va explorer le langage dans toute sa profondeur de champ.

Avant d’évoquer cette réflexion sur le langage, posons quelques éléments historiques sur sa pensée : dans Substance et fonction, éléments pour une théorie du concept (Substanzbegriff und Funktionsbegriff : Untersuchungen über die Grundfragen der Erkenntniskritik, 1910), Cassirer accomplit d’abord un important travail d’épistémologie des sciences qui assoit rapidement sa réputation. Formé auprès de Georg Simmel, il s’affirme comme un excellent spécialiste de Kant - il rédige ainsi une remarquable introduction aux oeuvres complètes du philosophe de Königsberg lorsqu’elles seront rééditées en Allemagne (Kantsleben und Lehre). Mais dans les années 20, sa réflexion le porte vers une “philosophie des formes symboliques” (Philosophie der symbolischen Formen), ouvrage en trois volumes qu’il publie à Berlin entre 1923 et 1929 (I : Die Sprache ; II : Das mythische Denken ; III : Phänomenologie der Erkenntnis). C’est le premier tome de cet ouvrage, sur le langage et la langue (die Sprache), qui va nous intéresser ici. Une remarque : en souhaitant aborder la perception sensible au sein de son troisième tome, Cassirer développe l’idée de prégnance symbolique, un thème associé à la Gestalttheorie que l’on retrouve chez un inspirateur de cette théorie et lui-même cousin de Cassirer, le neuropsychologue Kurt Goldstein (ainsi que chez Adhémar Gelb). Il désigne par-là le phénomène par lequel tout acte de perception donne sens à des données sensibles reçues et donc que la fonction symbolique s’active dès le niveau perceptif. Pour donner un exemple, quand je perçois une couleur, c’est toujours déjà dans un champ coloré, comme quand j’entends une note de musique, elle s’insère immédiatement dans un ensemble de notes. Toute donnée particulière perçue (couleur, son…) prend sens dans un tout : elle est prégnante, grosse des autres données afférentes (Cassirer reprend ici une intuition de Leibniz quand il présente sa théorie des petites perceptions : “praegnans futuri”, chacune est “grosse” du futur et l’enveloppe potentiellement).

Tout en poursuivant cet approfondissement de la philosophie des formes symboliques, Cassirer devient recteur de l’Université de Hambourg ; il est d’ailleurs le premier universitaire d’origine juive à devenir recteur d’une université allemande et est à ce titre la cible des Nazis dès 1933 et les lois raciales concernant la fonction publique. Contraint à l’exil, il devient enseignant à Oxford entre 1933 et 1935, puis à Göteborg en Suède, avant d’émigrer aux Etats-Unis dès 1941 ; il meurt à New York le 13 avril 1945, quelques jours après Franklin D. Roosevelt.

Une bonne introduction à sa pensée — quoiqu’un peu simplificatrice — se trouve dans son An Essay on Man (“Essai sur l’homme”) rédigé et publié en anglais en 1944. Le nom de Cassirer est souvent associé à ce qu’on nomme le néo-kantisme ; on peut toutefois dire qu’il s’agit essentiellement pour lui de prolonger une critique de la raison, sur le modèle kantien, en une critique de la culture : il s’intéresse à l’épistémologie des sciences de l’esprit autant qu’à celle des sciences de la nature. Sa philosophie relève d’une morphologie (d’inspiration goethéenne et humboldtienne), proche également de la phénoménologie (Maurice Merleau-Ponty en sera en France le plus proche continuateur) et de l’anthropologie (proche d’un certain Claude Lévi-Strauss), plus que du transcendantalisme kantien. Il intègre des formes qui, sans être rationnelles, fournissent tout de même des “concepts” : selon lui, le rituel du maïs des Indiens Cora ou les danses des Indiens Huicholes permettent d’organiser le temps, l’espace, le nombre...

Nous nous intéresserons au premier tome de la Philosophie des formes symboliques : celui consacré au langage. Pour Cassirer, le langage au sens large est une « matrice » des formes symboliques. Il écrit ainsi :

« Dans chaque ‘signe’ linguistique, dans chaque ‘image’ mythique ou artistique apparaît un contenu spirituel qui, en lui-même, renvoie au-delà de tout sensible, mais qui est transporté dans une forme sensible, visible, audible ou tactile. Surgit un mode de construction autonome, une activité spécifique de la conscience qui se distingue de toute donnée de la sensation ou de la perception immédiate et qui utilise néanmoins cette donnée comme support, comme moyen d’expression ». [2]

Cassirer nous dit ici que par sa production de signes linguistiques aussi bien que d’images mythiques ou artistiques, autrement dit par son dynamisme créateur de “langages humains” au sens large, l’individu se rapporte au monde avec de plus en plus d’autonomie, de spontanéité (idée que l’on trouvait déjà chez Humboldt - cf séance précédente) : avec les formes symboliques un “mode de construction autonome” apparaît, à l’origine de la culture. Le processus de signification est un processus d’objectivation du monde, en même temps qu’un processus d’individuation du sujet, ce qui permet une distanciation progressive du moi et du monde et plus de liberté (Distanzierung).

Le monde des humains n’est en effet ni d’abord ni d’emblée pour les hommes une Vorstellung (une “représentation”), il n’est pas d’abord ni d’emblée de l’ordre du Gegenstand (“l’objet”), une chose que les symboles ne serviraient qu’à décrire et classer. Avant de réussir à conceptualiser (begreifen) le monde, les hommes le “prennent à bras le corps” (ergreifen) au travers de rituels collectifs. Avant le concept abstrait (Begriff), les hommes donnent sens au monde par l’expression rituelle de leurs peurs et de leurs émotions fortes. L’action rituelle naît de peurs collectives, par exemple celle de la sécheresse, elle sert à souder la collectivité en orientant le corps selon le temps et l’espace. Ainsi, dans le “rituel du serpent” décrit par Aby Warburg (1924), pour faire venir la pluie, des indiens Hopi vont mettre dans leur bouche des serpents venimeux puis les relâcher aux quatre coins du village, afin qu’ils “portent le message” et catalysent l’orage et ses précipitations bienfaisantes.

Ainsi pour Cassirer, les rituels ne sont pas une formes que les hommes devraient laisser derrière eux, il faut en passer par eux et parcourir tout le parcours de signification pour comprendre le phénomène de la culture, de même que l’évolution culturelle n’abolit pas l’activité mythologique si prégnante aux débuts de son histoire : on n’en a jamais fini avec les mythes parce qu’ils répondent à ce que Cassirer nomme une “fonction de sens” primordiale, l’expression, toujours en nous (Ausdrucksfunktion). La culture moderne est donc loin d’avoir aboli les formes symboliques de ses origines.

Pour rédiger le second tome sur La pensée mythique, le philosophe est nourri par l’ethnologie et notamment les conceptions de Konrad Theodor Preuss. Si l’éclair et les serpents font d’abord peur aux humains, ils tentent de gérer cette peur en identifiant les serpents au dieu éclair permettant de faire venir magiquement la pluie, puis, quand ce sont des Grecs de l’Antiquité qu’il s’agit, ils nomment “Zeus” et lui attribuent le foudre, avant que l’éclair soit compris scientifiquement, permettant d’exploiter les bienfaits de la “fée électricité”.

La pensée mythique peut continuer à être active, voire à être instrumentalisée de manière dangereuse. A la fin de sa vie, Cassirer revenant sur les origines du nazisme et du fascisme évoque l’instrumentalisation politique de la pensée mythique au XXème siècle (cf The Myth of the State, 1946). Les Nazis ont selon lui utilisé intentionnellement la force de la pensée mythique pour souder la collectivité à leur chef et utiliser des démonstrations de force pour créer des expressions collectives de la peur.

En somme les rituels et les actions rituelles créent, grâce à une activité sensible et corporelle, des concepts ainsi qu’une orientation nouvelle dans l’espace et dans le temps. Mais même les formes symboliques réputées plus abstraites ont besoin du corps et du sensible pour se réaliser : la science, par exemple, a besoin de symboles concrets comme l’écriture mathématique pour s’effectuer. D’ailleurs, même les mathématiciens ont un style, une écriture, une manière spécifique d’élaborer leurs raisonnements. On ne doit donc jamais perdre de vue dans l’analyse des formes symboliques la dimension physiologique, “l’incorporation” au sens où nous pourrions l’entendre chez Merleau-Ponty.

Rappelons les quatre “fonctions de sens” (Sinnfunktion) principales, qui traversent les différentes formes symboliques et s’y manifestent plus ou moins : le degré de cette manifestation varie, mais toutes les formes peuvent les faire apparaître à des degrés divers.

  • 1. L’expression (Ausdruck) et sa forme symbolique (FS) correspondante : l’action rituelle et le mythe
  • 2. La présentation (Darstellung), (FS) = le langage/la langue
  • 3. La signification pure (reine Bedeutung), (FS) = la science
  • 4. La symbolique pure (reine Symbolik) (FS) = l’art

 I - L’action rituelle collective : l’expression des affects et l’orientation primordiale du corps dans l’espace et le temps

L’action rituelle collective dont il est question peut consister en danses, en processions (dromenon), au cours desquelles les participants se déchargent de certains affects comme la peur. Un bon exemple est celui du « rituel du maïs » chez les indiens Cora (cf images ci-dessous).

Le sens du rituel, dont le sérieux échappe souvent à l’observateur d’une autre culture, tient à la croyance qui le supporte : le danseur est le dieu, le maïs est l’univers. C’est le propre de l’expression que le signifiant et signifié n’y soient encore ni séparés ni reliés : dans la pensée mythique, on a l’impression que le mot peut faire venir la chose, la rendre présente, qu’il existe une puissance autonome du “mot-tabou”. On est donc en présence d’un langage extrêmement puissant pour ceux qui l’utilisent, puisque l’énonciation du signifiant rend présent le signifié : le mot est la chose. C’est précisément ce qu’analyse Cassirer dans La pensée mythique (1925) au sujet de la danse :

« Ce n’est pas un simple spectacle, une seule pièce, qu’exécute le danseur qui participe à un drame mythique : le danseur est le dieu, il devient le dieu. » [3]

Il faut donc se défaire de l’idée que les scènes de danse rituelle seraient du “comme si”, une représentation d’un texte qui existe par ailleurs : la danse bien au contraire n’est pas extérieure à la religion, c’est elle qui est la religion, et la pratique de la danse est ici imbriquée dans le rituel magique :

« Dans ces cérémonies, pas d’adoration sans danse : de quelqu’un qui a trahi le secret des mystères, on ne dit pas qu’il a ‘bavardé au-dehors’, mais qu’il a ‘dansé au-dehors’ [...] On ne met pas en scène des récits mythiques et le but cherché n’est jamais de présenter des scènes et des pensées. Cela ne peut arriver que lorsque les danses sont devenues profanes ou qu’elles ont atteint un haut degré d’évolution. » [4]

Suivant Cassirer, le passage de l’action rituelle, du mythe, à la religion proprement dite, suppose l’abandon de ce qu’on peut nommer l’idolâtrie : lorsque, par exemple, on va représenter la vierge Marie tout en sachant que cela ne sert à rien de l’embrasser, que ce geste ou ce rituel sont sans “efficace”.

Prenons un autre exemple d’action rituelle : l’orientation “totémique” du territoire, dont Cassirer donne un exemple en annexe 2 de ses Trois essais sur le symbolique, à savoir le schéma d’orientation du territoire en fonction des différents ‘totems’ du peuple Wotjabaluk (Sud-Ouest Australien), d’après Alfred William Howitt, Further Notes on the Australian Class System, 1889 :

Orientation du territoire Wotjabaluk
Orientation du territoire Wotjabaluk

Joignons au précédent un schéma original de Howitt, proche de celui reproduit par Cassirer :

Orientation du territoire Wotjabaluk (2)
Orientation du territoire Wotjabaluk selon Howitt

On voit dans ces schémas que, pour cette société australienne, l’orientation de l’action dans l’espace n’est nullement neutre. Par “l’action rituelle” note Cassirer, il devient possible d’orienter ou de réorienter le corps, le rapport de l’individu à l’espace. L’espace devient alors qualitativement différencié, structuré, symboliquement organisé en un espace mythique. Cette orientation expressive de l’espace, nous la retrouvons dans le fameux “rituel du serpent” déjà décrit par Aby Warburg en 1924. [5]

En effet, dans une série de conférences où il se remémore un voyage effectué des années auparavant (1895-6) au Nouveau-Mexique, Warburg raconte comment les indiens Hopis, dont les cultures de maïs sont menacées par la sécheresse, pratiquent avec des serpents certaines danses magiques au cours de “fêtes paysannes”. Ils mettent dans leur bouche ces serpents venimeux vivants, avec lesquels ils effectuent des figures de danse, puis les relâchent aux endroits appropriés, afin qu’ils “portent le message” et catalysent les bienfaisantes pluies de l’orage. On retrouve ici l’identification du signifiant et du signifié : les serpents ondulent comme l’éclair dans le ciel orageux, mieux, ils sont cet éclair tant attendu ; de sorte que manipuler sans peur le serpent, c’est manipuler la force de la foudre et obliger le serpent à participer à la cérémonie, c’est influencer la divinité pour qu’elle contribue à la survie du groupe en prodiguant ses pluies. Au terme du rituel, les serpents sont relâchés dans des directions prédéfinies et symboliquement significatives : c’est bien la preuve que pour les Hopis, l’espace est structuré par ce rituel, organisé par ces danses et ces pratiques qui lui donnent une signification symbolique. Cet espace pensé, représenté, est donc fort éloigné de notre espace “géométrique” - que nous nous représentons (avec Descartes) sans haut ni bas, sans “lieu propre” ni privilégié, dépourvu du centre, homogène et universellement indifférencié : il est bien plutôt ce que Cassirer, dans son Essai sur l’homme, nomme un “espace mythique et magique [6].

Concluons : l’exemple de la danse rituelle permet de saisir toute l’importance qu’attache Cassirer à “l’action” comme forme symbolique de la fonction “expression”. Arrêtons-nous sur quelques passages significatifs :

« Beaucoup plus que la contemplation théorique, c’est l’action qui constitue le centre à partir duquel va se développer pour l’homme l’organisation spirituelle de la réalité. » [7]

« D’une façon générale, le rituel s’est développé bien avant la croyance, dans la mesure où le primitif a coutume d’extérioriser sa religion en dansant (to danse out is religion). » [8]

Pour Cassirer, la culture commence — pour utiliser une célèbre opposition aristotélicienne — dans la praxis et dans l’action, non pas dans la théoria (la contemplation) : le danseur ne vise pas une attitude esthétique ni contemplative, il s’efforce d’agir sur les choses, de provoquer certains événements ou tout au moins d’influencer le cours des choses. Il en va d’ailleurs de la danse comme il en va du mime en général, dont la danse rituelle serait une forme, comme le suggère cette remarque suggestive :

« À l’origine de la pratique mythique, on trouve le mime ; et celui-ci n’a jamais un sens purement esthétique : ce n’est jamais une mise en scène. » [9]

La fonction d’expression se réalise dans des pratiques : ni la danse ni le mime comme rituels ne sont des mises en scène ou des représentations : ils ne représentent pas, ils expriment, c’est-à-dire qu’ils ont pour but l’efficacité, tout comme le ferait une incantation magique. Dans son ouvrage sur les noms des dieux (Langage et Mythe, À propos des noms des dieux, 1953), Cassirer rappelle comment, dans l’antiquité, il importait d’énumérer les noms des dieux et de ne pas oublier une seule de leurs caractéristiques (pensons aux épithètes homériques) pour les faire venir et participer à une cérémonie.

Il y a toutefois un aspect tragique dans cette pensée mythique du langage agissant : c’est qu’au lieu d’atténuer les angoisses de l’homme face à ce qu’il ne maîtrise pas, le langage expressif peut renforcer encore ses craintes. Si la foudre fait peur à l’homme comme à tous les animaux, une fois nommée et devenue “Zeus”, elle devient plus effrayante encore (un peu à la manière dont nous pouvons craindre une maladie lorsqu’elle nous apparaît comme “mauvais sort” ou “destin” et que nous nous demandons : “pourquoi cela m’arrive-t-il à moi, qu’ai-je fait pour mériter cela ?”. Les nazis auraient d’ailleurs récupéré cette puissance effrayante du langage mythique pour abolir la distance entre les individus dans une foule (cf Le mythe de l’Etat). L’art, a contrario, serait une manière de récupérer le corps et l’individu, pour ne pas tomber dans cette tragédie du mythe.

Ajoutons ceci sur les mimes et les danses rituels : Aby Warburg, lorsqu’il évoque la danse du serpent, parle de “formules du Pathos” (Pathosformeln). L’expression des affects (le “Pathos” des formules) passe en effet par des gestes, des mimiques ritualisées qui renvoient à de très anciens comportements chez l’espèce humaine.

On peut parler d’expression collective prégnante, qui survit inconsciemment au travers de pratiques collectives et de la reprise de motifs traditionnels (comme des éclairs dessinés sur le sable). Dans le même sens, Cassirer soulignera qu’avant de maîtriser un “langage d’objet”, l’humanité a toujours utilisé un “langage de personne”. Nos premières “expressions” sont des émanations ou des restes des gestes de la communication animale, dont la danse rituelle témoigne (voir ci-dessous un schéma tiré de L’expression des émotions chez l’homme et l’animal, de Charles Darwin).

Darwin : expression des émotions chez l’homme et l’animal
Darwin : expression des émotions chez l’homme et l’animal

On peut penser aux pleurs, aux réactions (peur, surprise, intérêt, joie) dont témoignent les expressions d’un bébé, mais aussi à la manière dont le nourrisson peut saisir certaines émotions sur les visages de ses proches : par une sorte d’expression corporelle innée, spontanément perçue. Sans doute est-ce à cette faculté expressive du visage que s’est intéressé Rembrandt dans ses croquis et dans ses autoportraits...

Avec l’évolution de la culture, le développement du “langage d’objet” ne fait d’ailleurs nullement disparaître le “langage de personne” ; au contraire ils se superposent l’un à l’autre pourrait-on dire : ainsi, même le scientifique le plus terre-à-terre, confronté à la catastrophe de Tchernobyl, sombre dans la panique ou la prostration et témoigne, avec son corps, de son angoisse. Ce que nous montrent de façon saisissante les expressions des danseuses de Butô, l’art japonais de la danse (photographiées ici lors d’un spectacle récent sur le thème de “l’art après Hiroshima”) :

 II - La présentation : le langage comme séparation et articulation du signifiant et du signifié

"Présentation" est le terme traduisant l’allemand Darstellung, la situation d’être “posé-là” (stellen=”poser”, da=”là”). La Darstellung n’est pas encore une Vorstellung, dans laquelle quelque chose est posé “devant” moi (vor=devant) et constitue déjà un “objet” auquel fait face un sujet. En somme, la fonction présentative de la Darstellung, qui fait suite à la fonction expressive (Ausdruck) n’est pas encore une pure représentation au sens strict et doit en être distinguée ; c’est pourquoi l’on a traduit en français par : “présentation”.

Il ne faudrait toutefois pas transformer cette distinction en opposition : la “présentation” s’apparente à la “représentation”, au sens où l’on peut dire que le mot n’est pas la chose mais plutôt qu’il la représente. Si l’on transpose cela au domaine religieux, on saisit bien la différence d’attitude entre le fidèle qui embrasse la statue de la déesse ou une icône (voir image ci-dessous), et la Pietà de Michel-Ange dont on sait qu’il ne faut pas la toucher parce qu’elle est une œuvre d’art, parce qu’elle a une “aura” et en même temps parce qu’elle n’est pas la vierge Marie.

Le passage de l’expression à la présentation implique la transition de l’action rituelle à la “religion” proprement dite, comme le suggère déjà l’épisode biblique du culte du veau d’or (Exode, 32). La condamnation mosaïque de l’idolâtrie implique bel et bien que la statue du dieu n’est pas (n’est plus) le dieu, que la statue doit seulement le représenter.

La présentation va ensuite permettre la possibilité d’une mise à distance du moi - qui va trouver là l’occasion de vraiment devenir moi - ainsi que d’une mise à distance du monde. Cassirer parle de ’Distanzierung’ : on met à distance la chose, on la nomme, on y repère des structures ; le langage devient alors conscient de lui-même. L’individu, par cette distanciation, cesse de “coller” au réel comme au groupe, il s’en détache et prend davantage de consistance. La période de la Renaissance est tout particulièrement celle où individuation du sujet et objectivation du monde vont de pair, comme on peut le voir avec la naissance de l’autoportrait du peintre, notamment dans le célèbre tableau d’Albrecht Dürer intitulé Autoportrait aux gants (1498) :

Albrecht DÜRER, Autoportrait aux gants (1498)
Albrecht DÜRER, Autoportrait aux gants (1498)

En somme, l’individu acquiert, grâce à ce langage plus conscient de lui-même, un espace de liberté et de créativité plus grand que dans l’expression mythique : ne “collant” plus au réel (il cesse d’être effrayé par l’éclair, les dieux reçoivent un nom, un attribut, comme Zeus avec le foudre, etc), il singularise à la fois sa parole et sa pensée.

 III - Science et signification pure

Une illustration de cette notion de “signification pure” nous est donnée par ces tableaux dans lesquels les physiciens rangent les particules qu’ils observent. On prendra ici deux exemples : celui de la table des atomes de Bohr (ci-dessous, premier tableau), et celui du tableau périodique des éléments de Mendeleïev (datant de 1869, voir ci-dessous, second tableau). Puisque ce sont les masses atomiques qui commandent la position des éléments dans le tableau, il est même possible de prédire l’existence (puis de trouver) de nouveaux atomes, non encore observés.

Tableau périodique des éléments de Mendeleïev
Tableau périodique des éléments de Mendeleïev

Cette manière qu’a la science de se donner des représentations du monde qui permettent de circuler dans la représentation fascine le philosophe : ces formes symboliques incarnent le moment où le langage arrive au bout de lui-même, devient fonctionnel. Car le tableau de Mendeleïev est bien une forme de langage, il permet de dire comment sont disposées les choses, il permet de les objectiver. C’est un langage qui par ailleurs a un pouvoir cognitif : en déployant ce tableau on va inventer un nouveau champ de la connaissance. En mathématiques, la formalisation du langage a d’ailleurs elle aussi pu ouvrir des champs de façon similaire, comme ce fut le cas avec l’algèbre de Viète et ses symboles de quantités indéterminées telles que a + b. Cette habileté qu’ont les hommes à inventer de nouveaux langages est extrêmement précieuse pour Cassirer : l’accès que nous avons au monde tient en effet à la capacité que nous avons de le formaliser. Il s’agit, bien entendu, d’une modélisation consciente et délibérée (comme le rappelle Poincaré), une forme de constructivisme par le langage scientifique. On en voit un témoignage frappant dans les langages informatiques, et ce qu’ils rendent aujourd’hui possible avec l’internet. Par là, la science se manifeste comme un langage vraiment pur, dans une pure fonctionnalité : il indique moins les choses elles-mêmes que les relations entre les choses, et il s’élève ainsi à la plus grande abstraction. Ce qui n’empêche pas cependant les symboles de ces langages d’avoir un aspect concret, un “style” bien à eux aussi.

 IV - L’art comme symbolique pure

Selon Cassirer, l’art circule entre les fonctions de sens et met en lumière le parcours entier de la signification : c’est ce que nous nous efforcerons de montrer à travers l’œuvre et la pensée de Vassily Kandinsky. Incontestablement, l’art a d’abord une dimension expressive, il va puiser dans l’expression collective des affects, par exemple en recherchant une forme de présence et de puissance du corps de la danseuse lors d’un spectacle, ou de la voix d’une soliste dans un récital de chant. Mais il possède également une dimension présentative, au sens où il n’est pas un affect pur mais une mise en forme des affects, par la distance introduite par un “comme si” : c’est le “comme si” de l’acteur au théâtre qui représente le personnage, sans se confondre avec lui. Il y a une sorte de jouissance, de plaisir du “comme si”. Enfin, dans l’art émerge une prise de conscience de la liberté dans la création de langages symboliques, langages de l’art qui toutefois ne vont pas jusqu’à l’abstraction de la science et demeurent sous la forme d’une “incorporation”. C’est ce processus de symbolisation que l’on voit à l’œuvre dans la série des quatre Nus de dos de Matisse (1909, 1913, 1916-17, 1930) :

Cet intérêt pour la création de langages symboliques rapproche les propos de Cassirer des préoccupations d’un peintre comme Kandinsky. Certes le philosophe n’évoque guère l’expressionnisme, mais il en a connaissance. Or il y a bien, chez Kandinsky, grand lecteur de Goethe, une tentative d’aller vers des “significations pures” tout en restant dans le sensible, et d’exhiber par ce vocabulaire abstrait des couleurs et des formes si riche, la puissance créative du langage. Un rapide parcours de certains concepts du peintre russe nous permettra d’illustrer comment la peinture et la philosophie ici se rencontrent et se rejoignent. Car Kandinsky, en tant que peintre, s’intéresse lui aussi à ce que Cassirer nomme la “prégnance symbolique”, cette insertion de toute perception dans des significations dont elle est “imprégnée” :

« C’est cet entrelacement, cette relativité du phénomène particulier de la perception, donné ici et maintenant, à une totalité de sens caractéristique, que sert à désigner l’expression de "prégnance" ». [10]

L’expérience sensorielle de l’humanité est en effet toujours intégrée dans une expérience vécue globale, où elle prend place et sens en fonction des visées déterminées de cette humanité, à telle ou telle époque, dans tel ou tel contexte. “Le présent, écrit Cassirer dans une formule empruntée à Leibniz, est lourd du passé et gros de l’avenir (praegnans futuri)” [11]. Cette prégnance se manifeste, si l’on envisage le point de vue du peintre, dans la capacité que manifestent les œuvres de Kandinsky d’organiser des champs colorés, de marier des couleurs qui, comme il le suggère, “fonctionnent” très bien ensemble. A contrario, avait-on remarqué à l’époque, certains blessés de guerre peinent à mettre les couleurs dans l’ordre chromatique, l’établissement d’un tel ordre étant devenu pour eux dépourvu de sens. On trouve donc bien là une point de départ, une illustration de cet entrelacement du sensoriel et du significatif dans l’expérience de la couleur : l’ordre chromatique n’est un ordre pour nous que parce que notre sensibilité s’y montre déjà organisée, polarisée, orientée vers la recherche d’une organisation des couleurs. Et ce qui est vrai de la couleur l’est aussi, chez Kandinsky, des formes telles que “cercle”, “triangle”, “carré”, porteuses de significations implicites et incorporées.

On sait que dans Du spirituel dans l’Art, Kandinsky distingue trois niveaux d’image :

● A. Les impressions
● B. Les improvisations
● C. Les compositions

(ces trois niveaux d’images sont en réalité des niveaux d’inclusion les uns dans les autres)

A. Les impressions

Dans celles-ci, l’artiste laisse le monde venir à lui, laisse une expérience perceptive actuelle engendrer en lui certaines “formes picturales”. Kandinsky écrit :

« Une impression directe de la nature extérieure qui vient à l’expression dans une forme picturale-dessin, voilà ce que j’appelle impression. »

L’oeuvre Impression VI (Dimanche), datée 1911, illustre magnifiquement ce niveau d’image :

Vassily Kandinsky, Impression VI (Dimanche)
Vassily KANDINSKY, Impression VI, Dimanche (1911)

B. les improvisations

Contrairement aux “impressions” précédentes, il s’agit cette fois de formes se développant indépendamment d’une expérience externe, indépendamment du champ sensoriel actuel, ou alors seulement dans un après coup. Kandinsky écrit :

« Des impressions essentiellement inconscientes, qui apparaissent en grande partie de manière soudaine, du développement d’un caractère intérieur, donc les impressions de la nature intérieure, voilà ce que j’appelle des improvisations. »

Il s’agit de formes comparables à ces dessins que l’on gribouille sur un bloc lorsqu’on est au téléphone. On prendra pour illustration l’œuvre intitulée Improvisation 26 (datée de 1912) :

C. les compositions

Ne se placent à ce niveau que les œuvres très consciemment et très délibérément préméditées. Cependant, même si l’organisation de l’image y est très intentionnelle, on fait justice ici non au calcul, mais aux sentiments, comme le souligne Kandinsky lui-même :

« D’une manière similaire, mais d’une manière particulièrement lente, des impressions se formant en moi, qui sont vérifiées par moi de manière lente et quasi pédante et travaillées par moi, voilà ce que j’appelle des compositions. Ici la raison, la conscience, l’intentionnel, ce qui est conforme à un but et le vise, jouent un rôle dominant. En cela, il est fait justice non pas au calcul, mais seulement au sentiment. »

Pour illustrer ce niveau d’image, Composition VII (1913) :

Ou encore, Composition VIII (1923) :

Pour reprendre les termes forgés par Cassirer, manifestement, la visée du peintre se fait ici depuis “l’expression” en direction de la “signification pure”, cette fonction de sens dans laquelle chaque élément prend sens d’après sa position relative aux autres, en relation avec les autres.

 Conclusion

Nous proposons, pour clore cette séance sur le langage comme forme symbolique dans la philosophie d’Ernst Cassirer, d’évoquer différentes pistes pour le cours de philosophie. En voici quelques-unes, sous la forme de questions susceptibles de fournir un point de départ à la réflexion des élèves comme à celle de leur professeur :

  • 1. Qu’est-ce que le langage peut exprimer comme émotions ? Dans ce cas, est-il collectif ou individuel ?
  • 2. Le langage est-il un reflet du monde ? Ou le construit-il ?
  • 3. Pouvons-nous inventer des langages ? Le langage informatique est-il un langage ordinaire ?
  • 4. Le langage scientifique est-il « meilleur » que le langage expressif d’un poème ou d’une chanson populaire ?
  • 5. Y a-t-il un « progrès » du langage, du rituel à la science ? Une émancipation plus grande ?
  • 6. Quel est le risque d’un langage devenu trop abstrait ?
  • 7. Pourquoi l’art doit-il venir compenser, selon Cassirer et Lévi-Strauss, l’abstraction de la science ? Et jouer le rôle de contrepoids/contrepoint ?

Notes

[1Cet article est basé sur un compte rendu de la séance du 9 octobre 2020 du « Séminaire C : LE LANGAGE COMME FORME SYMBOLIQUE » par Muriel van Vliet, intitulée « Ernst Alfred CASSIRER (1874-1945). Expression, Présentation et Signification Pure : Plusieurs manières de donner sens ». On pourra trouver la source des documents et images sur le site pédagogique de l’Académie de Nantes.

[2Philosophie des formes symboliques (nous abrégeons PFS) I, p. 50.

[3La pensée mythique, p.61.

[4Ibidem, p.62.

[5voir Aby Warburg, Le Rituel du serpent : récit d’un voyage en pays pueblo, Paris, éd. Macula, 2003.

[6Essai sur l’homme, éd. Minuit, p.76.

[7Cassirer, La pensée mythique, p. 187.

[8Cassirer citant James (1917), ibidem p. 258.

[9Cassirer, La pensée mythique, p. 279.

[10Cassirer, PFS t.III, p.229.

[11Ibidem, p.229.

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