Les philosophes et le discours judiciaire

Il y a une longue histoire de la relation entre les philosophes et les tribunaux. Des procès ont été intentés contre des philosophes, comme Socrate à Athènes en -399, Maître Eckhart à Avignon en 1327 ou encore Galilée à Rome en 1633. Tous trois ont été condamnés dans des contextes différents, en partie pour des raisons religieuses. Il y a aussi des philosophes comme Voltaire qui ont entrepris de défendre des personnes injustement et atrocement condamnées, comme Jean Calas et le chevalier de La Barre.

Par conséquent, nous possédons des « discours judiciaires » rédigés par des philosophes, notamment l’Apologie de Socrate de Platon, pour ne citer qu’elle. L’Apologie est une reconstitution a posteriori des déclarations de Socrate à son procès. Un extrait peut être étudié en classe de 1° spécialité HLP, par exemple 37e-38a.

 Présentation de l’activité

Une activité intéressante à faire en classe avec les élèves est de leur faire rédiger une plaidoirie. Cette activité rentre pleinement dans les thèmes « L’art de la parole », pour ce qui concerne la maîtrise des éléments de persuasion dans le cadre de la défense et l’accusation, et « L’autorité de la parole », concernant les idées qui peuvent s’imposer dans la société suite à un procès retentissant.

De plus, la rédaction d’une plaidoirie suppose un engagement personnel et l’élaboration d’une argumentation, appuyée par des exemples. En ce sens, elle ressemble à la rédaction d’un essai philosophique et constitue un entraînement. Il y a des élèves qui ont déjà rédigé une plaidoirie en cours de lettres. L’activité peut être effectuée en collaboration avec le ou la collègue de HLP.

J’ajouterai pour terminer que des élèves sont intéressé(e)s par les études et les métiers du droit pour leur orientation. La rédaction d’une plaidoirie est ainsi l’occasion d’une découverte du droit. C’est un travail vraiment valorisant pour les élèves qui s’impliquent, discutent, travaillent et proposent des idées parfois originales. Par contre, il me semble nécessaire d’insister auprès d’eux sur le fait que défendre n’est pas justifier ou excuser, surtout dans le cas où les élèves choisissent de défendre quelqu’un qui a commis des crimes graves.

 Lire des plaidoiries

Pour commencer cette activité, je propose dans un premier moment de faire lire et étudier quelques extraits de plaidoiries avec les élèves, et de distinguer plaidoirie / plaidoyer. Le plaidoyer est un discours qui vise à défendre une cause, une idée, une personne, mais pas forcément dans le cadre d’une accusation [1]. La plaidoirie expose les défenses, les prétentions et les preuves devant un tribunal. Elle a pour but dans certains cas de faire innocenter une personne, ou d’atténuer sa peine.

D’après le Dictionnaire du droit privé de Serge Braudo [2] :

La plaidoirie est, devant une juridiction, la partie de l’intervention d’une des parties ou d’un avocat par laquelle sont exposées oralement ses demandes dites aussi "prétentions" et ses défenses, sont présentés les faits, les moyens de fait et de droit et les preuves qui sont destinés à emporter la conviction du tribunal. Le verbe correspondant est "plaider".

Voici quelques exemples de plaidoiries qui peuvent être étudiées avec les élèves. On en trouve des extraits dans les manuels de 1°HLP. J’ai mentionné les sources en notes et regroupé dans un pdf un corpus de quatre textes utilisables en classe. Il y a aussi deux vidéos, qui permettent aux élèves d’être sensibles à la parole.

L’idée est de demander aux élèves d’identifier les arguments utilisés par celle ou celui qui parle, pour (se) défendre. On peut citer les phrases précises et les commenter pour analyser la stratégie persuasive. On pourra comparer avec le résultat du procès : par exemple, les arguments de Socrate en faveur de sa pratique de la philosophie n’ont pas suffi à lui éviter la peine de mort dans le contexte du tribunal athénien. On fera des liens entre les différents textes, en fonction des contextes.

L’étude de plaidoiries prend 4-5 heures selon la sélection. Pour ma part, j’ai fait 2h sur l’Éloge d’Hélène de Gorgias, 2h sur la plaidoirie de Gisèle Halimi avec extraits vidéos ci-dessous, et 1h sur Socrate/Antigone/Kévin D., sachant que j’avais déjà présenté le procès de Socrate en début d’année.

 Plaidoiries fictives

– L’Apologie de Socrate. Platon expose la défense de son maître devant le tribunal athénien. Socrate est accusé d’impiété, de corruption de la jeunesse et d’introduire des dieux étrangers dans la Cité. Il est finalement condamné à boire la ciguë. On pourra consulter également l’Apologie de Socrate de Xénophon, les deux textes sont très différents.

– La tirade d’Antigone devant son oncle Créon, dans la pièce de théâtre de Sophocle. Antigone est accusée d’avoir tenté d’enterrer son frère Polynice, mort pendant la guerre des Sept contre Thèbes. C’est le passage célèbre dans lequel Antigone invoque la loi des dieux pour justifier son acte. Antigone est condamnée à mort et se suicide [3].

– La réponse d’Électre à sa mère Clytemnestre, chez Sophocle également. Électre accuse Clytemnestre d’avoir injustement tué Agamemnon, et explique le sacrifice d’Iphigénie, reproché par Clytemnestre à Agamemnon. Électre fera tuer Clytemnestre et son amant Égisthe par la main d’Oreste, son frère [4].

– L’Éloge d’Hélène de Gorgias [5]. Ce n’est pas à proprement parler une plaidoirie, comme l’annonce son titre, mais Gorgias donne des arguments pour défendre Hélène contre l’accusation d’avoir déclenché la guerre de Troie et indirectement causé la mort de milliers d’hommes. Gorgias rend responsables tour à tour les dieux, Pâris, la tyrannie du discours persuasif ou encore l’amour plutôt qu’Hélène.

– Kévin D., 17 ans au moment des faits : plaidoirie de la défense (vidéo). Reconstitution d’un procès proposée par le Ministère de la Justice.

 Plaidoiries historiques

– Les discours de Cicéron contre Verrès, ou Verrines [6]. Cicéron défend les Siciliens en -70/69 contre le gouverneur Verrès, accusé de spolier leurs biens et de lever des impôts illégaux.

– Les textes de Voltaire défendant Calas, Sirven [7] et le chevalier de La Barre. Voltaire critique les irrégularités, mensonges et absurdités de ces trois procès qui ont mené à la mort de Calas et du chevalier de La Barre. Ces textes de Voltaire sont en même temps des manifestes contre le fanatisme et pour la tolérance.

– La plaidoirie de Gisèle Halimi au procès de Bobigny [8]. L’avocate défend Marie-Claire Chevalier et sa mère en 1972 dans un procès pour avortement illégal. Ce procès est médiatisé et mobilise des personnalités en faveur du droit à l’avortement comme Simone de Beauvoir et Jean Rostand. On trouve en vidéo sur le site de l’INA un témoignage de Marie-Claire Chevalier et une interview de Gisèle Halimi à montrer aux élèves.

– Les plaidoiries de Jean Veil, avocat de la Société générale, et d’Olivier Metzner, avocat de Jérôme Kerviel à son procès [9]. La banque accuse le trader en 2008 de lui avoir fait perdre 4,9 milliards d’euros, à cause de prises de risques inconsidérés. Le 5 octobre 2010, Kerviel est condamné à cinq ans de prison dont deux avec sursis, et à payer les 4,9 milliards d’euros à la Société générale.

– La plaidoirie de Richard Malka, avocat de Charlie Hebdo, lors du procès des attentats de janvier 2015 [10].

– Plaidoirie d’Emma Boizot, « Rétention et dignité » (vidéo), 1er prix du concours de plaidoiries des lycéens 2023 au Mémorial de Caen, sur le thème des Droits de l’homme.

– Plaidoirie de Maryam Meylan, « Femme, vie, assassinée » (vidéo), 1er prix du concours de plaidoiries 2023 au Mémorial de Caen, sur le thème des Droits de l’homme [11].

 Rédiger une plaidoirie

Après l’étude de quelques extraits de plaidoiries en classe, nous passons à la phase de recherche et de rédaction. Les élèves sont par groupes de 2 au CDI, je leur distribue le document « Réaliser une plaidoirie » (pdf) qui vient du lycée Cornat de Valognes. Il sert de feuille de route et en même temps donne des critères évaluables.

Les élèves doivent choisir une personne à défendre, réelle ou fictive [12]. Certains groupes choisissent un procès qui a eu lieu ces dernières années, d’autres entreprennent de défendre Marie-Claire Chevalier par exemple. Les élèves prennent des notes et élaborent une stratégie de défense en se mettant dans la peau d’avocat(e)s. Ils lisent des articles de presse sur le web, regardent des bouts de vidéo ou de documentaires leur fournissant des éléments de discours.

Les élèves commencent par écrire les faits clairement, puis :
– déterminent leur objectif : faire acquitter l’accusé ? Atténuer sa peine ? Défendre une personne contre un agresseur présumé ?
– cherchent des arguments et des exemples pour appuyer leur propos ;
– organisent leur plaidoirie en vue de la prononcer à l’oral.

Le travail de recherche et de rédaction a pris 3h en classe aux élèves, plus éventuellement un travail à la maison pour certains.

 Prononcer une plaidoirie

Les élèves passent à l’oral par groupes de deux et prononcent leur plaidoirie. Elle est évaluée d’après les critères de la fiche « Réaliser une plaidoirie ». Le barème est discuté et mis en place avec les élèves avant. Il y a vingt points à distribuer et sept items sur la fiche :

– Objectif clair
– Propos structuré
– Parole fluide
– Implication personnelle
– Introduction
– Développement
– Conclusion

L’item « propos structuré » porte sur toute la plaidoirie, il concerne une impression d’ensemble, tandis que les items « introduction », « développement » et « conclusion » portent sur les parties du discours. Les items « objectif clair », « parole fluide » et « implication personnelle » portent sur la qualité de l’oral. Au total, les élèves ont mis 12 points sur la structure argumentative et 8 points sur la qualité de l’oral, comme on le voit dans la grille suivante.

Je juge le contenu de l’argumentation, plus que l’aisance. Si l’oral est compliqué, il est toujours possible d’évaluer leur plaidoirie à l’écrit, ou encore de s’enregistrer en capsule audio fournie ensuite au professeur qui l’écoutera.

Le passage à l’oral prend 2h, en comptant 5-10 minutes par groupes.

 Bibliographie

 Antiquité / Moyen Âge

– Cicéron, L’Affaire Verrès, Paris, Les Belles Lettres, 2015.
– Eschyle, L’Orestie, Paris, Flammarion, 2001.
– Gorgias, Éloge d’Hélène, in Les écoles présocratiques, Paris, Gallimard, 1991.
– Maître Eckhart, Traités et sermons, Paris, Flammarion, 1999.
– Platon, Apologie de Socrate, Paris, Flammarion, 2017.
– Sophocle, Théâtre complet, Paris, Flammarion, 1993.
– Xénophon, Apologie de Socrate.

 Époque moderne

– Matthieu Aron, Les grandes plaidoiries des ténors du barreau, Paris, Pocket, 2013.
– Serge Cosseron, Galilée 22 juin 1633, Paris, Acropole, 2001.
– Gisèle Halimi, Le procès de Bobigny : La cause des femmes. La plaidoirie de Me Gisèle Halimi, sur La Grande bibliothèque du droit, consulté le 2 novembre 2023.
– Georges Kiejman et Richard Malka, Éloge de l’irrévérence, Paris, Grasset, 2019.
– Voltaire, L’Affaire Calas, Paris, Gallimard, 1975 (lire en ligne).
– Voltaire, L’Affaire du chevalier de La Barre, Paris, Gallimard, 2009 (lire en ligne).
– Voltaire, L’Affaire Sirven, Paris, Gallimard, 2016 (lire en ligne).