Petit voyage sur Terre Jumelle... - Philosophie - Espace pédagogique académique

Petit voyage sur Terre Jumelle...

, par Louis Rouillé - Format PDF Enregistrer au format PDF

La signification des mots n’est pas dans la tête des locuteurs.
Mais alors : où est-elle donc ?
Eh bien... on la cherche encore.

Peut-être se trouve-t-elle sur une autre planète qui ressemble à la notre comme deux gouttes d’eau... Une planète inventée par un philosophe américain, Hilary Putnam, l’auteur de la très célèbre expérience de pensée de Terre Jumelle.
Cette expérience de pensée est prise dans un argument contre le descriptivisme, une thèse sur la nature de la signification linguistique de certains mots : ceux qui font référence à des choses. Lorsque l’on réfléchit sur ces mots, la question fondamentale (posée à nouveaux frais dans la philosophie depuis les travaux de Frege) est la suivante : ces mots qui font référence à des choses, comment font-ils ? Ou plutôt : comment expliquer que nous parvenons à faire référence à des choses par le truchement de certains mots ?
L’idée qui prévalait dans la première moitié du XXe siècle, dans la tradition dite analytique, c’est que les expressions référentielles parviennent jusqu’aux choses grâce à leur pouvoir descriptif. Certaines expressions sont descriptives en ce sens qu’elles décrivent des parties de la réalité. Ces descriptions, par construction, correspondent (ou pas) à ce qu’elles décrivent. Le descriptivisme consiste à dire que c’est en vertu de cette correspondance que certains mots s’attachent à certaines choses. On aura reconnu la place centrale de la notion de vérité ici. C’est grâce à la vérité (aux conditions de vérité de certaines expressions descriptives) que l’on explique que certains mots (phrases, discours) se retrouvent reliés à des choses (personnes, événements). Le pouvoir descriptif du langage, c’est la possibilité de dire le vrai (ou de se tromper) et, par là même, de relier les mots et les choses.
Cette thèse des débuts de la tradition analytique a été détrônée à partir des années 1960. C’est là une inflexion fondamentale dans l’histoire de la philosophie analytique. De nombreux arguments ont été exposés pour affirmer que certaines expressions référentielles (qui parlent des choses) n’ont simplement rien à voir avec des descriptions. Parmi les noms associés à ce courant anti-descriptiviste, on trouve Saul Kripke, Peter Geach, Hilary Putnam, Tylor Burge, David Kaplan, Keith Donnellan, etc. Parmi les expressions référentielles qui ont joué un rôle important dans ce courant, on trouve les noms propres, les expressions indexicales, et les noms d’espèce naturelle (comme l’eau dans l’expérience de pensée de Terre Jumelle) [1]. Selon les anti-descriptivistes, le lien entre ces expressions référentielles et les choses qu’elles désignent n’est pas médié par la notion de vérité. Il y a un lien plus direct, en quelque sorte, entre les mots et les choses. C’est ce qu’on appelle la référence. Cette notion (re)devient une notion linguistique (et mentale) fondamentale. Cette thèse anti-descriptiviste a un nom technique : c’est l’externalisme sémantique.
Putnam, par le détour de l’expérience de pensée de Terre Jumelle, offre un argument anti-descriptiviste très célèbre qu’il conclue par sa formule provocante meanings just ain’t in the head. C’est évidemment une provocation. C’est thought provoking, comme on dirait en version originale.

Tout ça : ce n’est pas moi qui le dit, mais François Récanati. Il a récemment inclus une présentation de l’expérience de pensée de Putnam dans son cours au Collège de France. Voici deux extraits de 10 minutes environ ses cours du 4 et du 11 mai 2021 dans lesquels Récanati présente l’expérience de pensée de Terre Jumelle. La première vidéo est une exposition détaillée de l’expérience de pensée. La seconde explique le fonctionnement de l’argument de Putnam dans le contexte que je viens de rappeler. À la fin de ces 20min, vous serez capables d’apprécier le texte original et les nombreux commentaires que l’on peut glaner un peu partout. Vous aurez aussi ouvert une porte d’entrée dans toute une série de débats philosophiques toujours ouverts portant sur la nature de la signification linguistique (et mentale).


Pour en apprendre un petit peu plus sur la philosophie du langage et de l’esprit et les nombreux débats techniques qui la traversent, je signale ici La philosophie du langage (et de l’esprit) écrit par François Récanati et publié chez Gallimard en 2008. C’est « une introduction à la fois très sophistiquée et tout à fait accessible à la philosophie du langage contemporaine », comme l’écrit Richard Vallée dans sa recension de l’ouvrage. J’abonde. Et j’ajoute : ce livre s’adresse tout à fait à des professeurs de philosophie.

Avec ce genre de lecture, vous voilà partis à la recherche de la signification. Si Putnam a raison, ce voyage vous fera nécessairement sortir de votre tête. Et sortir de sa tête (c’est la thèse principale de la conquête du bonheur de Russell) c’est le début du bonheur. Que peut-on espérer de mieux de la préparation d’un cours de philosophie ?!

Notes

[1Attention, "espèce naturelle" est un terme technique qui traduit natural kind et qui n’a rien à voir avec la nature, ni avec la biologie des espèces. Par espèce naturelle, il faut entendre quelque chose comme une essence, au sens aristotélien du terme. Il y a bien des débats philosophiques sur la nature précise des espèces naturelles, si elles existent. La définition la plus courante est : les espèces naturelles sont les éléments qui constituent la structure objective de la réalité.

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