Le bricolage - cours d'Evelyne OLÉON - Philosophie - Espace pédagogique académique

Le bricolage - cours d’Evelyne OLÉON

Evelyne OLÉON, Professeur de philosophie au lycée Chateaubriand de Rome
Cours de philosophie donné dans le cadre du Programme Europe, Éducation, École

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  Sommaire  

Diffusion en visioconférence interactive le 12 janvier 2017, de 10h10 à 12h00
En direct : http://melies.ac-versailles.fr/projet-europe/visio/
En différé : http://www.projet-eee.eu - http://www.dailymotion.com/projeteee
Programme 2016-2017 : http://www.coin-philo.net/eee.16-17.prog.php
Cours classés : http://www.coin-philo.net/eee.13-14.cours_philo_en_ligne.php

 LE BRICOLAGE

Le bricolage désigne au sens propre l’activité pratique de l’amateur qui improvise un savoir-faire, utilise des matériaux hétéroclites afin de fabriquer ou réparer un objet. Il caractérise l’activité modeste du non-spécialiste qui ne dispose ni des compétences de l’artisan, ni de la science de l’ingénieur. Au sens figuré le terme est connoté pour dénigrer des pratiques sans grande valeur, qui ne produisent que des bricoles. Il exprime un travail bâclé, peu soigné, ou pire encore falsifié, trafiqué.

En quoi le bricolage pourrait-il alors intéresser la philosophie ?
On peut d’abord reconnaitre en lui une pratique de l’entre-deux : il n’est pas métier et renvoie au loisir mais contrairement à ce dernier il est dépourvu de gratuité et, comme le travail, vise l’utilité. Ni loisir, ni travail, le bricolage tient aussi des deux. Contrairement à l’activité programmée de l’artisan, le bricoleur improvise comme l’artiste, mais cette improvisation perd en création ce qu’elle gagne en efficacité. Ni technique, ni art, le bricolage participe des deux. Enfin le bricoleur raisonne, tâtonne, ruse mais contrairement à l’ingénieur, il n’applique ni des lois générales, ni un savoir universel, il en reste aux situations particulières et contingentes. Le savoir du bricoleur n’est pas de l’ordre de la méthode et de la science a priori.

Se distinguant du travail, de l’art et de la science, l’activité du bricolage pourrait permettre d’interroger de façon féconde et normative ces trois activités de l’homme. A travers le bricolage s’unissent la main et l’esprit dont la division du travail avait marqué le divorce. Il atteste de l’intelligence fabricatrice. Transformation du réel et marque de la volonté, le bricolage rappelle l’exigence idéale du travail, au-delà des aliénations historiques, comme expression de soi et autonomie. C’est ce dont témoigne par exemple la pratique de « la perruque », objet bricolé en clandestinité dans l’usine, braconnage de matières et de temps. Par le recyclage incessant des produits, des rebuts, de ce qui semblait promis aux déchets, le bricolage arrache l’objet à l’obsolescence de la consommation dans les sociétés d’abondance. Il participe ce faisant, comme le fait l’artiste, à l’enracinement dans la durée. On ne s’étonnera pas alors de voir l’artiste, lui aussi, s’adonner au bricolage : ce sont par exemple les collages surréalistes, les associations incongrues, mais aussi la récupération et le recyclage des matières pauvres et des rebuts. Enfin, le bricolage met en valeur une pensée qui sait accueillir le contingent et de l’accidentel, opérer des déplacements, des détournements, recomposer et produire du sens avec des éléments préexistants, une pensée aux antipodes du savoir méthodique. C’est en ce sens qu’il acquiert un statut épistémologique avec Lévi-Strauss qui voit en lui le paradigme pratique d’une « science du concret », celle qui est en œuvre dans l’usage des signes et dans la pensée mythique. Il y a là l’ébauche d’une poétique du bricolage.

Il s’agira donc d’interroger la pratique sociale du bricolage, de lui reconnaitre un sens politique - tactique de contre-pouvoir qui joue un rôle semblable au « braconnage » dont parle Michel de Certeau – un sens éthique, une « épaisseur d’humanité » selon l’expression de Lévi-Strauss mais d’interroger aussi sa valeur heuristique qui donne à penser jusque dans les sciences de la vie – « le bricolage de l’évolution » selon François Jacob.

 BIBLIOGRAPHIE :

Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage,
en particulier le chapitre 1 : La science du concret, Plon, Agora
Michel de Certeau, L’invention du quotidien, Folio essais
André Gorz, Les métamorphoses du travail, Critique de la raison économique, Folio essais
François Odin et Christian Thuderoz, Des mondes bricolés ? Arts et sciences à l’épreuve de la notion de bricolage, Presses polytechniques et universitaires romandes
Jean-Claude Beaune, Le déchet, le rebut, le rien, Champ Vallon
François Jacob, Le jeu des possibles, Essai sur la diversité du vivant (en particulier le chapitre 2 : Le bricolage de l’évolution)
Pierre-François Dupont-Beurier, Petite philosophie du bricoleur, Éditions Milan

Texte 1
« Dans son sens ancien, le verbe bricoler s’applique au jeu de balle et de billard, à la chasse et à l’équitation, mais toujours pour évoquer un mouvement incident : celui de la balle qui rebondit, du chien qui divague, du cheval qui s’écarte de la ligne droite pour éviter un obstacle. Et, de nos jours, le bricoleur est celui qui œuvre de ses mains en utilisant des moyens détournés par comparaison avec ceux de l’homme de l’art. Or, le propre de la pensée mythique est de s’exprimer à l’aide d’un répertoire dont la composition est hétéroclite et qui, bien qu’étendu, reste tout de même limité ; pourtant il faut qu’elle s’en serve, quelle que soit la tâche qu’elle s’assigne, car elle n’a rien d’autre sous la main. Elle apparait ainsi comme une sorte de bricolage intellectuel, ce qui explique les relations qu’on observe entre les deux. »
CLAUDE LEVI-STRAUSS, La pensée sauvage, Chap.1 La science du concret, p.30

Texte 2
« Le bricoleur est apte à exécuter un grand nombre de tâche diversifiées ; mais, à la différence de l’ingénieur, il ne subordonne pas chacune d’elles à l’obtention de matières premières et d’outils, conçus et procurés à la mesure de son projet : son univers instrumental est clos, et la règle de son enjeu est de toujours s’arranger avec les « moyens du bord », c’est-à-dire un ensemble à chaque instant fini d’outils et de matériaux, hétéroclites au surplus, parce que la composition de l’ensemble n’est pas en rapport avec le projet du moment, ni d’ailleurs avec aucun projet particulier, mais est le résultat contingent de toutes les occasions qui se sont présentées de renouveler ou d’enrichir le stock, ou de l’entretenir avec les résidus de constructions et de destructions antérieures. L’ensemble des moyens du bricoleur n’est donc pas définissable par un projet (ce qui supposerait d’ailleurs, comme chez l’ingénieur, l’existence d’autant d’ensembles instrumentaux que de genres de projets, au moins en théorie) ; il se définit seulement par son instrumentalité, autrement dit et pour employer le langage même du bricoleur, parce que les éléments sont recueillis ou conservés en vertu du principe que « ça peut toujours servir ». De tels éléments sont donc à demi particularisés : suffisamment pour que le bricoleur n’ait pas besoin de l’équipement et du savoir de tous les corps d’état mais pas assez pour que chaque élément soit astreint à un emploi précis et déterminé. Chaque élément représente un ensemble de relations, à la fois concrètes et virtuelles ; ce sont des opérateurs, mais utilisables en vue d’opérations quelconques au sein d’un type ».
CLAUDE LEVI-STRAUSS, La pensée sauvage, Chap.1, La science du concret p.31

Texte 3
« (…) La différence et la ressemblance ressortent bien de l’exemple du bricoleur. Regardons-le à l’œuvre : excité par son projet, sa première démarche pratique est pourtant rétrospective : il doit se retourner vers un ensemble déjà constitué, formé d’outils et de matériaux ; en faire ou en refaire l’inventaire ; enfin et surtout, engager avec lui une sorte de dialogue, pour répertorier avant de choisir entre elles les réponses possibles que l’ensemble peut offrir au problème qu’il lui pose. Tous ces objets hétéroclites qui constituent son trésor, il les interroge pour comprendre ce que chacun d’eux pourrait « signifier », contribuant ainsi à définir un ensemble à réaliser, mais qui ne différera de l’ensemble instrumental que par la disposition interne des parties. Ce cube de chêne peut être cale pour remédier à l’insuffisance d’une planche de sapin, ou bien socle, ce qui permettrait de mettre en valeur le grain et le poli du vieux bois. Dans un cas il sera étendue dans l’autre matière. Mais ces possibilités demeurent toujours limitées par l’histoire particulière de chaque pièce, et par ce qui subsiste en elle de prédéterminé, dû à l’usage originel pour lequel elle a été conçue, ou par les adaptations qu’elle a subies en vue d’autres emplois. Comme les unités constitutives du mythe, dont les combinaisons possibles sont limitées par le fait qu’elles sont empruntées à la langue où elles possèdent déjà un sens qui restreint la liberté de manœuvre, les éléments que collectionne le bricoleur sont « précontraints ». D’autre part, la décision dépend de la possibilité de permuter un autre élément dans une fonction vacante, si bien que chaque choix entrainera une réorganisation complète de la structure, qui ne sera jamais telle que celle vaguement rêvée, ni que telle autre qui aurait pu lui être préférée. »
CLAUDE LEVI-STRAUSS, La pensée sauvage, Chap.1, La science du concret, p.32

Texte 4
« La différence (…) demeure réelle cependant, dans la mesure où, par rapport à ces contraintes résumant un état de civilisation, l’ingénieur cherche toujours à s’ouvrir un passage et à se situer au-delà, tandis que le bricoleur, de gré ou de force, demeure en-deçà, ce qui est une autre façon de dire que le premier opère au moyen de concepts, le second au moyen de signes. (…) Une des façons dont le signe s’oppose au concept tient à ce que le second se veut intégralement transparent à la réalité, tandis que le premier accepte et même exige, qu’une certaine épaisseur d’humanité soit incorporée à cette réalité. »
CLAUDE LEVI-STRAUSS, La pensée sauvage, Chap.1, La science du concret, p.32

Texte 5
« Ce qu’exprime le bricolage, c’est un désir fort de renouer avec soi-même, le désir que ce soit le travail qui fasse partie de la vie et non pas la vie qui soit sacrifiée au métier. Or il y a là quelque chose de fondamental : le bricoleur présente un modèle politique. La manière dont il occupe ses temps libres nous donne à penser une autre organisation sociale possible, plus soucieuse de l’épanouissement individuel. (…) Loin d’être un phénomène de société, le bricolage s’oppose à la société telle qu’elle va. Il est une force de contestation sociale, car il est quelque chose comme une réponse aux agressions de la société, celle d’une sphère marchande où l’individu est réduit à son pouvoir d’achat, et celle d’une sphère productive où il n’est plus que le rouage interchangeable d’un gigantesque mécanisme.
L’individualisme qui anime le bricolage est un individualisme conséquent. En affirmant la valeur fondamentale de l’individu, il montre la voie que doit suivre toute société soucieuse de garantir une organisation sociale juste, à savoir : créer des sphères où nous puissions vouloir ce que nous faisons et où nous puissions nous reconnaitre dans ce qui est fait. »
PIERRE-FRANCOIS DUPONT-BEURIER : Petite philosophie du bricoleur, p.104-107 Texte 6
Le travail en perruque : « L’ordre « il faut faire ça » est remplacé par la question « qu’est-ce qu’il est possible de faire ? ». Ce travail s’il est un but en soi n’est pas pour autant dépourvu de but. Il devient même le contraire de notre « véritable » travail, le travail sans but. Les possibilités ne sont pas illimitées ; mais l’ouvrier qui s’adonne à la perruque fait marcher sa tête, s’informe. Il passe en revue le matériel qu’il a autour de lui, examine les possibilités non utilisées autres que celles offertes par sa machine. (…) Il décide qu’il va créer quelque chose, puis il travaille à réaliser ce qu’il a décidé, pas nécessairement pour en tirer profit. S’il se sert de son produit, il éprouve surtout la jouissance de l’avoir créé lui-même, de savoir quand, comment, avec quoi il l’a fait, de savoir que c’est lui qui décide de cette existence.
Ce travail en perruque humble, exécuté en cachette et au prix de grands sacrifices, sans nul but extérieur, est la seule possibilité, le germe et le modèle tout à la fois d’un travail libre et créatif : telle est le secret de cette passion. »
MIKLOS HARASZTI, Salaire aux pièces, Ouvrier dans un pays de l’Est, p.140-141

Texte 7
« (…) la sélection naturelle opère à la manière non d’un ingénieur mais d’un bricoleur ; un bricoleur qui ne sait pas encore ce qu’il va produire, mais récupère tout ce qui lui tombe sous la main, les objets les plus hétéroclites, bouts de ficelle, morceaux de bois, vieux cartons pouvant éventuellement lui fournir des matériaux ; bref un bricoleur qui profite de ce qu’il trouve autour de lui pour en tirer quelque objet utilisable. L’ingénieur ne se met à l’œuvre qu’une fois réunis les matériaux et les outils qui conviennent exactement à son projet. Le bricoleur au contraire se débrouille avec des laissés-pour-compte. Le plus souvent les objets qu’il produit ne participent d’aucun projet d’ensemble. Ils sont le résultat d’une série d’événements contingents, le fruit de toutes les occasions qui se sont présentées d’enrichir son bric-à-brac. (…) A maints égards, le processus de l’évolution ressemble à cette manière de faire. Souvent sans dessein à long terme, le bricoleur prend un objet dans son stock et lui donne une fonction inattendue. D’une vieille roue de voiture il fait un ventilateur ; d’une table cassée un parasol. Ce genre d’opération ne diffère guère de ce qu’accomplit l’évolution quand elle produit une aile à partir d’une patte, ou un morceau d’oreille avec un fragment de mâchoire. C’est un point qu’avait déjà noté Darwin dans le livre qu’il a consacré à la fécondation des orchidées, comme l’a rappelé Michael Ghiselin. Pour Darwin, les structures nouvelles sont élaborées à partir d’organes préexistants qui, à l’origine étaient chargés d’une tâche donnée mais se sont progressivement adaptées à des fonctions différentes. »
FRANCOIS JACOB, Le jeu des possibles, p. 70-71

Texte 8
« La mètis est bien une forme d’intelligence et de pensée, un mode du connaître ; elle implique un ensemble complexe, mais très cohérent, d’attitudes mentales, de comportements intellectuels qui combinent le flair, la sagacité, la prévision, la souplesse d’esprit, la feinte, la débrouillardise, l’attention vigilante, le sens de l’opportunité, des habiletés diverses, une expérience longuement acquise ; elle s’applique à des réalités fugaces, mouvantes, déconcertantes et ambiguës, qui ne se prêtent ni à la mesure précise, ni au calcul exacte, ni au raisonnement rigoureux. Or, dans le tableau de la pensée et du savoir qu’ont dressé ces professionnels de l’intelligence que sont les philosophes, toutes les qualités d’esprit dont est faite la mètis, ses tours de main, ses adresses, ses stratagèmes, sont le plus souvent rejetés dans l’ombre, effacés du domaine de la connaissance véritable et ramenés, suivant les cas, au niveau de la routine, de l’inspiration hasardeuse, de l’opinion inconstante, ou de la pure et simple charlatanerie.”
DETIENNE & VERNANT, Les ruses de l’intelligence, la mètis des Grecs

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