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Sanglantes ferveurs

De récentes parutions rappellent les effrayantes conséquences du fanatisme politique. Christian Ingrao enquête sur " l’Utopie " européenne des nazis, et Bettina Stangneth sur Eichmann en antisémite absolu dans l’Argentine des années 1950.

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L’actualité du terrorisme rappelle sans cesse le fanatisme à notre inquiétude. Et renvoie, aussi, à la difficulté pour les chercheurs de le comprendre : comment aborder avec rigueur convictions délirantes ou irrationalité meurtrière ? Le nazisme, lieu de constructions idéologiques exaltées dont les ferveurs homicides ont laissé des traces nombreuses mais fragmentaires, constitue un terrain d’enquête à la fois propice et compliqué pour ces questions. C’est ce que montrent aujourd’hui deux parutions majeures.
Approcher au plus près les représentations et la vision du monde des nazis constitue ainsi, depuis plusieurs livres, le fil directeur du travail de Christian Ingrao, ancien directeur de l’Institut d’histoire du temps présent et spécialiste de la période. Dans La Promesse de l’Est, l’auteur s’intéresse cette fois à ce qu’il nomme " l’Utopie " du IIIe Reich, sa volonté de coloniser et de germaniser les immenses espaces conquis à l’est durant la seconde guerre mondiale. Pour les dirigeants SS et leurs cohortes d’experts dévoyés, les vastes territoires pris à la Pologne, puis à l’URSS, devaient voir renaître et se déployer une germanité purifiée – au prix d’un tri brutal et de l’élimination méthodique de leurs habitants, et tout d’abord des juifs.
Dans une enquête à la documentation parfaitement maîtrisée, variant les échelles et les modes d’analyse, l’auteur donne à voir toutes les facettes de l’avenir tel que les nazis purent un temps l’imaginer : l’expulsion violente des populations allogènes allait laisser place à des villages, pensés par des agronomes et des géographes, dans lesquels les colons seraient accueillis par de souriantes jeunes filles, incarnations du " care nazi ". Dans des pages fortes et neuves, il restitue ainsi la complexe pensée de l’espace qui sous-tend ces projets, de l’urbanisme aux réseaux de transport. Il dévoile leur ampleur invraisemblable : à l’apogée de leurs ambitions, en 1942, Himmler et ses hommes tablaient sur une germanité future de 600 millions d’habitants, de la Crimée au cercle polaire – au prix de la mort programmée de 25 millions au moins de Slaves et de juifs.
Ces politiques connurent un début de mise en pratique, en particulier dans la région de Zamosc, dans le sud-est de la Pologne, véritable " laboratoire " de la radicalité nazie et de son " ingénierie homicide ". En s’inscrivant dans la continuité du livre important et un peu oublié de Cornelia Essner et Edouard Conte, La Quête de la race. Une anthropologie du nazisme (Hachette, 1991), Christian Ingrao relate minutieusement le martyre de ces populations.
Dense, ambitieux, largement convaincant, le travail suscite aussi certaines réserves. La volonté, explicite dès le sous-titre (Espérance nazie et génocide), d’approcher affects et émotions, se heurte souvent aux limites des sources. Les plans nazis sont finement étudiés, mais leur dimension de " rêve " pas toujours étayée, et il arrive que l’emphase du vocabulaire (" la ferveur de la survenue utopique ") fragilise le propos. On aurait pu aussi mesurer les réticences ou les hésitations suscitées par ces projets grandioses et sinistres, par exemple chez les colons " germaniques " qui furent ballottés et déplacés autoritairement vers l’est : leur relative froideur aurait fait contrepoint à la ferveur ici soulignée.
La ferveur : voilà bien un terme qu’on n’associe pas habituellement à la personne d’Adolf Eichmann (1906-1962). La description qu’en fit Hannah Arendt, lors de son procès à Jérusalem (Eichmann à Jérusalem, Gallimard, 1966), fut tellement puissante que beaucoup l’imaginent encore aujourd’hui sous les traits d’un fonctionnaire zélé mais terne, étriqué bureaucrate de l’horreur, incarnant la " banalité du mal ". On sait cependant, en particulier depuis la biographie que lui a consacrée David Cesarani (Adolf Eichmann, Tallandier, 2010), combien la philosophe fut prise au piège d’un Eichmann metteur en scène de sa propre insignifiance, masquant, avec un rare talent pour la dissimulation, l’ampleur de son rôle dans l’extermination.
Eichmann avant Jérusalem, le livre que l’historienne et philosophe allemande Bettina Stangneth consacre à ses années de fuite en Argentine, permet d’aller bien plus loin. On y découvre d’abord la tranquillité inouïe de ces anciens nazis expatriés, ouvertement accueillis par le régime de Perón, très mollement recherchés par leur pays d’origine – à tel point que l’ambassade de RFA en Argentine délivra des passeports à la femme et aux fils du criminel en fuite Adolf Eichmann sous leurs vrais noms !
Surtout, par un travail d’une impressionnante ténacité sur les sources, pour beaucoup inédites, de cette période, manuscrits d’Eichmann ou de ses comparses et bribes d’enregistrements audio, la chercheuse restitue les discussions et séances de travail que les nostalgiques du IIIe Reich tinrent en 1957 dans le salon cossu de l’ancien SS néerlandais Willem Sassen, installé lui aussi à Buenos Aires. Eichmann s’y livre avec fierté. Et c’est effrayant : loin, très loin de l’employé de bureau ennuyeux qu’il se complut ensuite à incarner, il y laisse libre cours à un antisémitisme fanatique et absolu. Vantant ses convois qui, " au début, roulaient d’une manière qu’on pouvait qualifier de magnifique ", et la " performance de très haut niveau " que fut la déportation de 400 000 juifs hongrois en 1944, mais regrettant " toute une quantité de juifs qui, en soi, devaient être gazés et qui jouissent encore de l’existence aujourd’hui ". Avec une candeur rétrospectivement stupéfiante, et sans l’once d’un repentir, ces hommes pensent, par ces débats et ces textes, préparer le terrain à leur retour en Allemagne, voire, pour les plus exaltés, à une reprise du pouvoir.
Ces éléments sont puissamment mis en perspective par l’écriture de l’auteure, si l’on passe outre l’effet de découragement quelquefois produit par l’accumulation méticuleuse des sources. Car ce long livre est rédigé sur un mode particulier, qui allie précision documentaire, ironie et engagement moral, débusquant et dénonçant sans relâche les mensonges d’Eichmann. Il faut lire Bettina Stangneth, la suivre dans les complexes et sordides méandres des milieux ex- et néonazis des années 1950, pour saisir, sans filtre, avec une intolérable netteté, leur pensée et leurs mots : " Parce que ce sont les mots par lesquels la possibilité d’un monde moral agonise définitivement. "

André Lœz, un article paru dans le Monde.

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