Tribun debout - Philosophie - Espace pédagogique académique

Tribun debout

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"A demain dans la rue, et à la Nuit debout ! " Le 30 mars, veille du premier rassemblement sur la place de la République, à Paris, l’appel de Frédéric Lordon est accueilli par un tonnerre d’applaudissements dans l’amphi de l’université Paris I-Tolbiac. L’universitaire a fait, depuis, de rares apparitions sur la place, toujours très applaudies. Notes griffonnées entre les mains, il se montre peu mais parle haut et enchaîne les répliques cinglantes. Le 20 avril, à la Bourse du travail, il encourage les nuitdeboutistes à " faire dérailler le cours normal des choses " et prévient les médias choqués par l’altercation avec Alain Finkielkraut : " Nous n’apportons pas la paix. " Chercheur en philosophie au CNRS, économiste de formation, Frédéric Lordon est devenu l’une des figures intellectuelles de ce mouvement, après en avoir été l’un des initiateurs. Car c’est lui, avec François Ruffin, le réalisateur du film Merci patron !, qui a lancé l’idée de transformer le mouvement social contre la " loi travail " en occupation. Déjà connu pour sa critique de l’économie néolibérale, notamment via Le Monde diplomatique où il tient un blog, le chercheur refuse pourtant d’être considéré comme un " leader ". Il n’a pas souhaité répondre aux questions du Monde.
Le parcours de Frédéric Lordon, 54 ans, est fait de constants va-et-vient entre la recherche universitaire et le grand public, entre l’étude et l’engagement. Diplômé des Ponts et Chaussées et de l’Institut supérieur des affaires (devenu MBA HEC), il est cosignataire du Manifeste des Economistes atterrés (Les Liens qui libèrent, 2010), texte contre les " fausses évidences " de la pensée économique orthodoxe après la crise des subprimes. Celui qui a dénoncé les vices de la finance dérégulée et mondialisée dans Jusqu’à quand ? - Pour en finir avec les crises financières (Raisons d’agir, 2008) est rangé parmi les " hétérodoxes " en raison de ses mises en cause des principes fondamentaux du néolibéralisme. Ses premiers ouvrages sont souvent des petits manuels critiques, faciles d’accès pour les non-initiés, publiés chez Raison d’agir, un éditeur " militant " dont Pierre Bourdieu fut l’un des créateurs.

 Pour un souverainisme de gauche

Les pensées politique et économique de Frédéric Lordon se rejoignent dans La Malfaçon. Monnaie européenne et souveraineté démocratique (Les Liens qui libèrent, 2014). L’économiste y affirme que les traités européens ont ôté aux Etats de la zone euro toute souveraineté économique en les privant de la maîtrise de la politique monétaire et en plaçant leurs politiques budgétaires sous la surveillance des institutions européennes et des marchés financiers. Parce qu’elle met en concurrence les économies nationales, " l’Europe de la paix est en fait une machine à destructions sociales qui engendre de la guerre " (La Malfaçon, p. 129). Cette Europe de la concurrence libre est donc " constitutionnellement " de droite (La Malfaçon, p. 250). C’est là le point de rupture fondamental avec le Parti socialiste (PS), qui, selon le chercheur, a trahi les idéaux de la gauche en y substituant, à partir des années 1980, la construction de l’Europe libérale.
Pour Frédéric Lordon, l’Union européenne ne peut être transformée en profondeur car la souveraineté populaire ne peut s’y exercer. Il n’existe pas, en effet, de " peuple européen ", constitué par un affect commun, capable d’une volonté commune et d’une solidarité dépassant les frontières nationales. Pour retrouver la souveraineté populaire, il faut donc revenir aux Etats : " Le souverainisme de gauche est l’autre nom de la démocratie ", écritil (La Malfaçon, p. 230). Sur le papier, le " changement d’époque " qu’il appelle de ses vœux est simple… et radical : défaut de l’Etat sur sa dette, sortie de la monnaie unique, prise de contrôle des banques en faillite par la puissance publique, régulation des échanges avec l’étranger.
Ce souverainisme n’est pas partagé par tous à la gauche du PS, certains courants demeurant attachés à l’idéal européen et à l’internationalisme. " Il y a un débat sur le point stratégique de la sortie de l’euro sur lequel nous ne sommes pas d’accord ", commente ainsi Clémentine Autain, porte-parole d’Ensemble ! (Front de gauche). Frédéric Lordon a, sur cette question, durci sa position avec les années : dans Jusqu’à quand ?, il envisageait encore la réforme de l’Europe, qui lui semblait pouvoir " parfaitement adopter unilatéralement un degré supérieur de réglementation financière sans risquer (…) la désertion des capitaux " (p. 168).
Mais " le souverainisme de gauche " désormais prôné par Frédéric Lordon est bien… de gauche. Pour les sans-papiers, " armée de réserve " du patronat, il propose une régularisation générale. Mais " le sang bleu évadé fiscal, dehors ! " (La Malfaçon, p. 237).
Hétérodoxe, Frédéric Lordon l’est aussi par l’introduction de la philosophie dans ses travaux. Au tournant des années 2010, il change d’" identité administrative " au CNRS et passe de l’économie à la philosophie. Son ambition évolue de la critique de la marche du monde à l’élaboration d’un système de pensée qui embrasse la totalité du réel. Aujourd’hui, il définit son travail comme " une espèce d’hybridation entre philosophie et sciences sociales ". Dans Capitalisme, désir et servitude (La Fabrique, 2010), puis dans La Société des affects. Pour un structuralisme des passions (Seuil, 2013), il creuse l’idée spinoziste selon laquelle les affects individuels et collectifs structurent les rapports sociaux. " Frédéric Lordon emprunte à Spinoza l’idée que le conflit des affects est difficile à dépasser, explique Pascal Sévérac, maître de conférences en philosophie à l’université Paris-Est-Créteil. Mais chez Spinoza, c’est un horizon possible avec le développement d’une éthique, alors que, pour Lordon, on peut améliorer la situation, mais la rationalité politique est quasiment inatteignable. "
Ce déterminisme des passions appliqué aux sciences sociales ne fait pas l’unanimité à l’Université. Philippe Corcuff, sociologue au CNRS, militant et figure de la gauche critique, estime que la lecture de Spinoza par Frédéric Lordon constitue une régression : " C’est une philosophie qui vit dans l’illusion que, parce qu’on a posé des concepts, on maîtrise l’ensemble. Or, dans la culture contemporaine des sciences sociales, on travaille avec des exemples ancrés dans le réel, et non des axiomes. "
Dans Imperium : structures et affects des corps politiques (La Fabrique, 2015), il affirme que toute multitude qui forme un corps cohérent tend à exprimer sa puissance (son imperium), créant ainsi un ordre que ses membres respectent dans un état de " servitude passionnelle ". Cet ouvrage, qui fixe la théorie politique du philosopheéconomiste, a été rédigé avec en filigrane l’idée de sortir du débat " hystérisé " sur l’Europe, pour " penser la formation des nations sans tomber dans le substantialisme identitaire ", déclare l’auteur lors d’une présentation en librairie, en septembre 2015.

 L’idéal sans illusions

Mais aujourd’hui, les réflexions de philosophie politique de Frédéric Lordon peuvent aussi éclairer certains aspects du mouvement Nuit debout. Pour lui, l’horizontalité démocratique totale et durable est une illusion, car les corps sociaux tendent inexorablement à reconstituer des structures verticales. Mais la poursuite de l’idéal d’émancipation et d’horizontalité est une " tension " qu’il faut maintenir, avec constance, notamment par des processus de délibération locale. Cette tension est " une ligne d’asymptote dont Beckett nous donne la maxime : essayer encore, rater encore, rater mieux " (Imperium, p. 311). Dans un débat organisé par l’organisation altermondialiste Attac le 12 avril à la Bourse du travail, à Paris, il estime que Nuit debout ne s’inscrit pas dans ce mouvement de tension : " Faire des AG et créer des commissions, c’est déjà reconstituer des institutions. " Frédéric Lordon ne croit pas, tout comme son maître Spinoza, qu’il existerait " une force intrinsèque des idées vraies ". " On pourra analyser la crise financière sous toutes ses coutures, (…) tout ça ne vaudra jamais une image bien choisie qui fait bouillir les sangs ", écrit-il en postscriptum de sa pièce D’un retournement l’autre (Seuil, 2013), un texte en alexandrins sur la crise des subprimes. Si ce sont les affects qui mènent le monde, il faut toucher les hommes pour les convaincre, et notamment par l’art qui stimule le corps, y compris dans l’éclat de rire. Ainsi s’exprime le personnage du conseiller présidentiel : " Vos actes sont parlants, surtout leur hiérarchie/Qui disent quel est l’ordre où les gens sont servis/D’abord les créanciers, le peuple s’il en reste/Voilà en résumé la trahison funeste/Où vous êtes tombés, terrible forfaiture/Qui des marchés aura permis la dictature. "
Frédéric Lordon ne croit pas au pouvoir des idées à elles seules, mais perçoit le caractère anachronique de la posture de l’intellectuel engagé et militant : " L’intellectuel perché sur ses quatre palettes qui appelle à la grève générale, c’est le bouffon dans toute sa splendeur ! " s’amuse-t-il le 12 avril à la Bourse du travail.
Nuit debout incarnet-il cet horizon de l’émancipation, utopiste mais réjouissant ? L’homme qui déclare à l’assemblée générale de Nuit debout, le 9 avril, que la " plaine européenne est en train de s’embraser " est plus réaliste que ce type de harangues ne le laisse penser. Moins frappante, mais plus représentative de ce que disent ses écrits serait sans doute cette phrase, prononcée le même soir : " Nous sommes en train de faire quelque chose. " De faire quoi ? D’essayer, au moins. Essayer encore, rater encore, rater mieux.
Violaine Morin

Source : Le Monde des Idées du 23 avril 2016