Renoncer au pouvoir : un acte fondateur - Philosophie - Espace pédagogique académique

Renoncer au pouvoir : un acte fondateur

L’acte d’abdiquer révèle celui qui quitte la scène. La distance entre le pouvoir et la personne qui l’exerce se trouve abolie le temps d’un instant.

Un article de Jacques Le Brun, paru dans le Monde du 4 décembre 2016.

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Renoncer au pouvoir, au pouvoir que l’on tient ou celui auquel on peut être candidat, fascine ; c’est abdiquer, non pas démissionner, car démissionner ce serait quitter une mission confiée par autrui, or, dans ce renoncement ultime, autrui est soit un dieu qui a confié ce pouvoir à un roi ou à un pape, soit le peuple souverain, incarnation de l’absolu.
Devant cet acte, les explications foisonnent : fatigue, lassitude, difficultés inextricables, pressions des proches, séductions d’une vie privée, mais la multiplicité et les contradictions de ces explications ne font que dire leur insuffisance. Rien en 1969, n’obligeait, selon la Constitution, de Gaulle à abdiquer, et rien, n’interdit à François Hollande de renoncer à se présenter de nouveau aux suffrages. C’est que les justifications ou l’absence d’empêchements ne font pas un acte. Car renoncer, c’est poser un acte fondateur : c’est-à-dire un acte qui fait ce qu’il dit et, par là, dévoile sa vérité et ses fondements ; il expose le pouvoir dans la nudité de son absolu et ouvre un temps nouveau.
Faut-il alors penser que le renoncement révélerait, secrètement au travail, la négativité au cœur du pouvoir ? On parle, ici ou là, un peu à la légère, de " suicide politique ", mais une expression doit être prise aux mots, même si s’ouvre alors une sorte d’impensé de nos sociétés occidentales : au-delà de leur évidente déchristianisation, transparaît peut-être l’héritage d’une religion dont le fondateur a choisi la mort, donc un échec complet, comme preuve de sa mission divine.

Dignité et grandeur

Mais alors ressurgissent pour nous les récurrents débats lancés avec le poète anglais John Donne (1572-1631) au XVIIe siècle sur le suicide du Christ ; refoulés et laïcisés, ces débats ne laissent-ils pas deviner qu’au cœur de tout pouvoir, et par excellence au cœur de tout pouvoir qui tend à l’absolu, royauté, papauté ou pouvoir présidentiel, serait secrètement au travail une négativité, l’abdication révélant son ultime vérité. Ainsi la fascination pour les figures abdiquantes ne serait pas un attrait pour d’anachroniques et peu justifiables exceptions, mais la reconnaissance de la nature d’un acte humain dégagé de ce qui le limite dans la vie " normale ". Mais cette révélation n’a pas pour conséquence d’abaisser la personne privée de celui qui, possédant le pouvoir, y renonce.
Par une sorte d’effet en retour, la personne privée, ce corps qui survit, plus ou moins caché ou deviné, à la grandeur de la fonction, se trouve grandie par l’acte qu’elle pose : loin d’apparaître comme celui sur qui flotterait un vêtement trop large, l’homme est transformé par son acte. Qui a vu et écouté les déclarations de souverains abdicants, un roi des Belges, un roi d’Espagne, un pape Benoît XVI, un François Hollande, n’a pu qu’être frappé par la dignité, par la grandeur que donnait à leur personne d’être, pour les quelques minutes de leur allocution, les porte-parole du " pouvoir ", et cela dans l’instant même où ils s’en défaisaient ou renonçaient à leur droit à le briguer.
Peut-être devrons-nous, devant ce que les médias nous présentent sous la forme d’un spectacle, nous interroger sur la théâtralité de ces abdications que nous évoquions. Mais c’est sans doute le théâtre qui nous montre le mieux ce que pourrait être la distance entre la fonction et celui qui l’exerce, distance abolie seulement au moment où, en une brutalité contenue, s’écrase cette distance. Il conviendrait ici d’évoquer Shakespeare, le Shakespeare de Richard II et du Roi Lear, pour découvrir ce que les hommes de l’âge classique appelaient les secrets du pouvoir, il faudrait aussi évoquer le drame baroque allemand analysé dans les années 1920 par Walter Benjamin, pour comprendre ce qu’on a pu appeler la mélancolie du pouvoir.
Ce n’est pas un hasard si c’est dans les années tragiques de l’entre-deux-guerres qu’a été menée cette réflexion et si c’est un historien et un théoricien aussi réceptif à tous les courants du temps que Walter Benjamin qui peut nous servir de guide. Loin d’être anecdotiques, les actes de renoncement qui se sont multipliés en notre temps ne révèlent pas des difficultés nouvelles pour exercer le pouvoir, mais constituent le miroir grossissant de la nature cachée du pouvoir.

Jacques Le Brun

Source : Le Monde du 4 décembre 2016

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