Judith Schlanger, philosophe discrète - Philosophie - Espace pédagogique académique

Judith Schlanger, philosophe discrète

LE MONDE DES LIVRES. Le 27.04.2016 par Jean-Louis Jeannelle.

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Pour lieu de rendez-vous, Judith Schlanger m’avait indiqué la place de la Sorbonne, à Paris. «  Cet endroit, cette place, tout le Quartier latin, c’est mon artère, ma patrie, depuis la rentrée 1953 où j’ai pénétré dans ce bâtiment, sans enthousiasme, après une scolarité médiocre.  » A cette époque, aucun vigile à la porte  ; chacun entrait ¬librement dans la Sorbonne. «  Là, je découvre de longs couloirs avec… des murs couverts d’affiches énumérant les cours. Cela m’a paru merveilleux  : tout le savoir m’était offert. Mais, parmi tous ces cours, que choisir  ?  »
Une jeune femme plantée devant les affiches aux murs de la Sorbonne, saisie de vertige devant les possibles illimités de la connaissance  : cette scène fondatrice sous-tend toute l’œuvre de Judith Schlanger. Car la pensée n’est pas une encyclopédie sagement organisée  : elle s’offre à nous comme une librairie dans laquelle, à peine entrés, nous serions submergés par la masse des livres, écrasés sous le poids de tout ce que nous n’avons pas lu.
«  J’ai compris que la philosophie était la perpendiculaire qui permettait de ne renoncer à rien.  » A-t-on pourtant assez critiqué la pesanteur de l’enseignement sorbonnard  ! En guise de philosophie, on se contentait de faire défiler les grands courants de pensée. Mais que l’on pût ajouter quelque chose de neuf à Platon, Hegel ou Bergson ne venait à l’esprit de personne. En esprit libre, Judith Schlanger n’éprouve aujourd’hui aucune nostalgie à l’égard des figures tutélaires des années 1960 et 1970 (Barthes, Derrida, Foucault…).
Chez elle, aucun maître, mais des enseignants, dont elle reçut bien plus que le contenu de leurs cours. «  Il est vrai que l’institution ne favorisait rien, sauf la reproduction des bons élèves (dont je n’étais pas…), mais elle n’empêchait rien. Je n’attendais pas qu’on me tienne la main, j’attendais seulement qu’on ne me ferme pas la porte.  »

 Libre de tout maître

C’est ce que fit Alexandre Koyré (1892-1964), grand penseur de la révolution scientifique au XVIIe siècle  : «  Nous étions trois à son cours aux Hautes études [EHESS], un prêtre, une vieille dame excentrique, et moi, fascinée de voir un philosophe penser devant nous, engager enfin un véritable dialogue.  » Mais il y eut aussi Jean Wahl (1888-1974), dont le bureau («  un lieu mythique  ») était si empli de livres et de thèses empilées qu’on ne pouvait pratiquement plus y pénétrer  : «  Il m’a offert le cadeau le plus nécessaire  : me faire ¬confiance quand il n’y avait aucune raison pour cela, en acceptant un sujet de mémoire sur le mode de vie philosophique (célibat ou mariage  ?) – projet qui n’a, bien entendu, jamais abouti…  »
C’est de la même générosité que fit preuve Paul Ricœur (1913-2005), si libéral que, lorsque la jeune femme vint lui soumettre un ¬sujet de thèse sur Friedrich Schelling (1775-1854), celui-ci lui répondit qu’il ne ¬connaissait rien à ce représentant de l’idéalisme allemand, mais qu’il le dé-couvrirait volontiers en même temps qu’elle. Libre de tout maître, Schlanger le fut dès lors des disciplines  : c’est en tant que philosophe qu’elle enseigna ensuite près de trente ans dans le département de littérature française à l’Université hébraïque de Jérusalem, ville où elle vit encore.
Mais ne sommes-nous pas à l’heure du classement de Shanghaï, de l’«  excellence  » universitaire et de l’évaluation à tous les étages  ? Faire l’éloge d’un système où l’on ne rencontrait son directeur qu’une fois l’an – encore n’était-ce qu’une visite de courtoisie – pourrait passer pour de la provocation… «  Pensez que nulle part ailleurs je n’aurais pu aboutir à écrire un livre aussi risqué et personnel que Les Métaphores de l’organisme [Vrin, 1971].  »
Car sa thèse sur Schelling une fois obtenue, Judith Schlanger n’eut rien de plus pressé que d’en commencer une seconde, mais cette fois-ci en inventant librement son objet. A savoir l’incessante circulation du modèle organique, inspiré de l’étude du corps, et que l’on retrouve, chez les romantiques, dans toutes les sphères du savoir  : sciences dures, économie, sociologie naissante ou histoire. Si approximative soit-elle, cette métaphore se révéla d’une extraordinaire fécondité, tant la raison se doit d’être imaginative pour progresser.
A une époque où se présenter comme le spécialiste d’un auteur était le gage d’une grande carrière, le pas de côté de Schlanger fut pour elle une révélation. Sa vocation n’était pas de s’attacher à telle ou telle pensée, mais à l’invention intellectuelle elle-même, aux manières inattendues et pourtant évidentes dont quelque chose de nouveau survient et s’impose (ou à l’inverse échoue) dans la vie de l’esprit.
Il en résulta Penser la bouche pleine (Mouton, 1975), L’Enjeu et le Débat (Denoël, 1979), L’Invention intellectuelle (Fayard, 1983), Les Concepts scientifiques (avec Isabelle Stengers, La Découverte, 1989)… jusqu’au très bel essai qu’elle consacre aujourd’hui à la «  densité littéraire  »  : Trop dire ou trop peu.

 Le tout-venant de la vie culturelle

S’agit-il d’une histoire des grandes révolutions intellectuelles  ? Tout à l’inverse. «  Vous savez, je perçois la survie de manière de plus en plus pessimiste  : ce qui subsiste n’a presque rien à voir avec le ¬mérite. Il y a parfois des réhabilitations imprévues, mais n’attendez rien du jugement de l’histoire. En revanche, je crois pro¬fondément qu’il y a toujours plus de valeur que ce que nous savons ou percevons. La vie de l’esprit est loin de se réduire à de grands noms ou à de grands textes. Autour de nous, sans que nous le sachions, des gens réfléchissent  ; des livres attendent leurs lecteurs, et ces derniers sont le plus souvent totalement imprévisibles. Je ne m’intéresse plus qu’à ces réseaux ¬invisibles.  »
Deux lois, contradictoires en apparence seulement, organisent donc notre rapport à la vie de l’esprit. La première, que l’on pourrait appeler loi de la saturation, suppose que dans le monde des idées «  personne ne manque jamais  »  : la réalité (qu’il s’agisse de la mémoire des œuvres ou de la vie en général) est pleine comme un œuf, à l’image des rayons d’une librairie ou d’une bibliothèque sur lesquels il paraît vain de vouloir ajouter un nouveau livre.
Une telle vérité porterait à la mélancolie si Schlanger ne la contrebalançait aussitôt par une autre loi, plus décisive encore, à savoir qu’«  il n’est pas de strapontins dans la société des esprits  ». Autrement dit, que le tout-venant de la vie culturelle y joue son rôle, certes discret, mais tout aussi essentiel que celui des «  maîtres  », contrairement à ce que veulent nous faire croire les ¬histoires qui se limitent à une poignée de noms.
La discrétion, tel est bien le signe distinctif de Judith Schlanger. Dans ses essais, rien qui pèse ou qui pose. La langue en est claire  ; les exemples y relèvent d’une culture partagée. Mais, derrière cette simplicité affichée, la pensée se déploie de manière jubilatoire. Une discrétion qu’elle exerce parfois d’une manière déroutante  : ayant fait le choix de ra¬conter son parcours intellectuel, une première fois dans Fragment épique (Belin, 2000) puis dans Le Front cerclé de fer (Circé, 2015), elle ne révèle dans ce récit de formation, si sincère soit-il, que peu de chose de sa vie privée – tout juste un mari et deux enfants. La première personne, Judith Schlanger ne l’avait adoptée que par souci d’efficacité  : pour réfléchir à la manière dont naît une vocation, il lui était plus facile de se prendre pour exemple.
Au moment de nous séparer, pourtant, elle évoque l’Occupation, et la consigne donnée à 6 ans par sa mère, qu’elle devait suivre à quelques pas de distance  : «  Si tu vois qu’on m’arrête, marche droit devant toi, continue toute seule  !  » Aussitôt partagée, l’émotion est levée, afin de ne pas peser sur l’échange, et nous nous quittons en parlant des dernières parutions littéraires. En dire trop ou en dire peu… tout est question de dosage.

Parcours. Judith Schlanger
1936 Judith Schlanger naît à Paris.
1966 Publication de sa thèse, Schelling et la réalité finie (PUF).
1969 Elle entre au département de littérature française à l’Université de Jérusalem.
1971 Les Métaphores de l’organisme (Vrin).
2014 Le Neuf, le différent et le ¬déjà-là. Une exploration de ¬l’influence (Hermann).

 Critique. L’explicite et l’implicite

Trop dire ou trop peu. La densité littéraire, de Judith Schlanger, Hermann, 158 p., 22 €.
Reprendre de zéro la vieille question rhétorique des moyens par lesquels un discours produit des effets sur ses auditeurs, sans en passer par l’un de ces classements que la rhétorique affectionnait autrefois. Tel est le problème, aussi simple qu’essentiel, que se pose ici Judith Schlanger. Pour y répondre, une distinction entre deux manières de communiquer  : en dire beaucoup ou en dire peu  ; l’amplification ou la concision  ; l’exhaustivité ou la pureté.
Aucune frontière précise n’est à chercher  : le plus et le moins ne sont que deux manières d’obtenir l’intensité, de faire jouer l’alchimie du langage, de capter l’attention du public. La première vise l’explicite  : la rhétorique révolutionnaire, dont l’éloquence reposait sur l’allégorie, la surenchère ou quantité d’autres formes de contagion verbale, en offre un bon exemple. La seconde exploite l’implicite  : la brièveté ou l’euphémisme n’étant qu’un autre type d’éloquence, dont la sobriété a pour effet d’obliger l’interlocuteur à pallier les non-dits.
Les écrivains du désir n’ignorent pas une telle distinction, disposant à cette fin des plaisirs de l’exhibition sans limite (de l’Arétin à Sade) aussi bien que de la suggestion et du détour (comme chez Crébillon). De ce partage, Judith Schlanger tire quelques questions essentielles  : le goût de la concision impose-t-il nécessairement d’être laconique  ? Jusqu’à quel point peut-on condenser, au risque de tendre vers le pur et simple silence (l’existence d’«  artistes sans œuvres  » montre que la question n’est pas vaine)  ? Ou même, que peut-on dire des œuvres qui ratent leur effet et ne nous touchent ni d’une manière ni de l’autre  ?

 Extrait de « Trop dire ou trop peu »

«  Le parler naturel brut est-il l’autre de la littérature  ? Dès qu’on mentionne que le style figuré embellit le parler naturel de tournures et d’images, les auteurs classiques ¬répondent que le langage populaire spontané est particulièrement imagé et riche de figures, et qu’il s’en entend plus en une journée aux ¬Halles… Dès qu’on relève que le style figuré ajoute de la ¬vivacité et de l’éclat, on s’entend répondre que le naturel direct entraîne lui aussi et qu’il est parfois plus fort et plus frappant. Cela revient à reconnaître au langage ordinaire des vertus de justesse expressive et d’efficacité – qu’il serait difficile de lui ¬refuser. Et si le parler spontané est expressif et juste, comment voir en lui une simple donnée de départ dont l’art doit s’écarter. Autrement dit, le langage courant est-il ce qu’on quitte ou ce qu’on vise  ?  »
Trop dire ou trop peu, page 75

Jean-Louis Jeannelle
Journaliste au Monde

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