« J'ai demandé à tous mes enseignants de parler des attentats en classe » - Philosophie - Espace pédagogique académique

« J’ai demandé à tous mes enseignants de parler des attentats en classe »

Un article de Catherine MALLAVAL et Marie PIQUEMAL paru le 13 janvier 2015 à 12:55 sur Libération.fr.

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Bobigny (Seine-Saint-Denis) après les attentats à Paris.
TÉMOIGNAGES
(Photo DR)

 Depuis la tuerie à « Charlie Hebdo », les profs répondent comme ils peuvent au besoin de parole des élèves. La ministre vient de leur promettre de les aider.

Message reçu. Ce mardi matin, la ministre de l’Education nationale, Najat Vallaud-Belkacem, était au prestigieux lycée Louis-le-Grand à Paris, en présence du Premier ministre, pour dire aux profs qu’elle comprenait leur difficulté à « gérer l’émotion face à l’innommable. » Elle a demandé aux recteurs de se « mobiliser » pour répondre aux besoins des personnels, tandis qu’elle même a entamé une semaine de « grande consultation », notamment avec les syndicats, pour « mobiliser l’école pour les valeurs de la République. »
Dans toutes les écoles, de la maternelle au lycée, tous les profs se posent la question. Comment parler des événements ? Que dire ? Avec quels mots ? Comment faire comprendre ce que représente Charlie Hebdo dans notre société et pour la démocratie ? Pas simple. Depuis cinq jours, les profs gèrent comme ils peuvent, chacun avec sa sensibilité. Beaucoup se livrent et échangent via les blogs et les réseaux sociaux. Certains se sentent un peu seuls et désarmés, et regrettent de ne pas être plus épaulés par leur autorité de tutelle. Le ministère se targue d’avoir mis en ligne aussi vite que possible une boite à outils pédagogiques, « un peu light » jugent certains enseignants. Voici quatre témoignages recueillis lundi.

 « Il faut partir des paroles des enfants »

Anne (1), directrice d’une école primaire de Seine-Saint-Denis
« Tout a commencé pour moi le lendemain de l’attentat. Je suis arrivée tôt afin d’accueillir parents et enfants à l’entrée de l’école. Dans ces moments-là, il faut montrer qu’on est présent, pour rassurer. Ensuite, j’ai réuni tous les enseignants pour donner la consigne : parler des événements dans les classes, en maternelle comme en primaire, mais en partant toujours des paroles des enfants. Dans pareils cas, je pense à l’affaire Merah - qui avait beaucoup perturbé les élèves -, il y a toujours de grandes disparités dans une classe, entre ceux qui ont vu les images à la télé et ceux qui ne savent rien. Il faut donc commencer par les écouter et reformuler avec le bon mot pour éviter les contresens et les amalgames. Une enseignante me racontait par exemple qu’un élève avait dit que des « musulmans avaient fait un attentat ». Il faut expliquer que non, ce n’est pas cela, que ce sont « des terroristes » qui ont commis le massacre.
« Tous les enseignants ont fait ce travail dans leur classe, chacun à leur manière, avec leur sensibilité. Tous sauf une. Et ça n’a pas loupé. Dans la cour de récré, deux de ses élèves ont dit à un camarade : « On joue pas avec toi car t’es musulman. » Le lendemain, j’avais la mère furieuse dans mon bureau, forcément. Alors je suis allée moi-même dans la classe faire ce travail de pédagogie. Pour aider les enseignants, j’ai cherché moi-même des supports pédagogiques sur Internet. C’est vrai que le ministère a été plutôt léger en la matière. Autant sur les consignes de sécurité, ils ont été clairs mais, pour le reste, on n’a pas eu grand-chose. Je leur ai fait passer l’édition spéciale du Petit Quotidien, c’est un support pédagogique très intéressant. On a décidé de continuer à aborder l’actualité tous les matins, pour l’instant. Les enfants en ont besoin, c’est très net. Beaucoup ont peur. On leur explique qu’à l’école, ils ne risquent rien. Parler les rassure. Ils vident leur sac, ça leur permet ensuite de se concentrer. »

 « J’ai été surprise par leur compréhension »

Constance, 50 ans, professeure en CP à Montreuil (93)
« Ce lundi quand je suis partie à l’école, je me suis sentie plus que jamais investie d’une mission, je l’ai même dit à mon mec. Je sais, c’est un peu bizarre de dire ça, mais c’est exactement ce qui m’est venu à l’esprit. A peine était-on installés dans la classe qu’une petite a dit : « Hier, je suis allée à la marche. » Elle a expliqué qu’elle avait manifesté avec un crayon, parce que c’est l’outil des journalistes. Le reste de la classe a enchaîné. J’en ai profité pour parler des fondements de la République, de ce qui est écrit sur le fronton de l’école, « Liberté, égalité, fraternité », pour leur expliquer ce que signifie la laïcité. Je pense que cela fait partie de mon travail d’expliquer le sens de ces mots. J’y tiens. C’est aussi notre boulot, non ? Je sais, mes élèves sont des petiots. Mais quand je les ai retrouvés jeudi, au lendemain de la fusillade de Charlie, j’ai été surprise par leur niveau de compréhension.
« La veille, j’avais angoissé à l’idée qu’ils ne disent rien, qu’ils ne posent aucune question. Je me demandais comment lancer le débat, comment leur expliquer la minute de silence que nous allions faire. C’est venu spontanément. Déjà dans la bousculade des couloirs avant le début de la classe, certains en parlaient. J’ai juste eu à demander : « De quoi parliez-vous, là ? » Ils ont été étonnamment clairs : ils ont évoqué une fusillade de journalistes, de dessinateurs. J’ai orienté la suite sur le « vivre ensemble ». Sur le fait qu’on n’a le droit de ne pas être d’accord avec un dessin ou un copain, qu’on peut le dire, mais qu’on n’a pas le droit de tuer.
« Il y a juste eu un petit moment de flottement quand une petite est intervenue pour dire que, quand même, les gens de Charlie avaient « moqué ». Alors on a parlé de ce verbe. Je leur ai demandé ce qui se passerait s’ils se moquaient de leur maîtresse en la dessinant avec des grosses fesses et un gros nez. Avais-je le droit de donner une punition ? Réponse unanime : « Oui. » De frapper ? En chœur : « Non ». »

 « On n’est pas formés pour en parler »

Floriane (1), prof d’anglais dans un collège ZEP de l’est parisien
« Franchement, j’ai pas assuré. Le lendemain de l’attentat, à 8 heures, j’ai fait cours comme si de rien n’était. Les élèves étaient énervés, tendus, je le voyais bien. Mais je n’ai pas su quoi dire, ni comment en parler. Ce n’est pas évident de trouver les bons mots. J’avais peur de dire des bêtises, de tomber à côté. J’ai préféré me taire. On n’est pas formés pour parler de ces sujets, et puis il faut le bagage culturel… Charlie Hebdo, je l’avoue, je ne connais pas vraiment. Je me suis cachée derrière mon cours [elle enseigne l’anglais, ndlr]. Mais je l’ai tout de suite regretté. J’y ai pensé tout le week-end, depuis je culpabilise. C’est mon rôle d’éduquer, c’était mon rôle d’en parler, j’ai l’impression d’avoir fui par lâcheté. Après, je me dis que mes collègues, notamment en histoire-géo ou en éducation civique, sont plus armés pour aborder ces sujets.
« Mais, hier matin, j’ai quand même essayé. J’avais une classe de cinquième, heureusement que ce n’était pas des troisièmes, là j’aurais vraiment été mal, de peur qu’ils me posent des questions auxquelles je n’aurais pas été capable de répondre.
« Je leur ai fait parler de la grande marche républicaine de dimanche, autour du ressenti, de l’émotion. Mais, c’est un cours d’anglais, il y a la barrière de la langue, ça a vite tourné court, ils n’ont pas encore beaucoup de vocabulaire. Je réessaierai dans la semaine avec mes petits sixièmes que j’ai comme prof principal. C’est mon rôle, mais c’est vrai qu’on est assez démuni. On n’a pas reçu d’aide de la part du ministère ou de la direction de mon établissement. Juste, le jour de la minute de silence, à la récréation de 10 heures, la directrice nous a distribué la lettre envoyée par la ministre. Elle nous a dit de la lire pendant la minute de silence, ou juste avant. Qu’on était libre de faire comme on le sentait. Coup de bol, je n’ai pas eu à décider, je n’avais pas classe à ce moment. Mais si cela avait été le cas, je l’aurais lu. Pour meubler. »

 « Répondre tout en restant objectif »

Aurélien, prof de français dans un lycée de Saintes, en Charente-Maritime
« J’avais prévu de longue date un cours sur l’évolution des caricatures, de Louis XIV à nos jours, et bien sûr pour illustrer les caricatures d’aujourd’hui j’avais choisi une couverture de Charlie Hebdo. Voilà que se produit l’attentat le mercredi… Quel hasard ! J’avais mes élèves de seconde le lendemain, à 10 heures. Nous n’avons pas fait un cours classique, on a d’emblée engagé la discussion sur les événements de la veille.
« J’ai commencé par leur poser des questions, pour voir ce qu’ils savaient. Charlie Hebdo, vous connaissiez cet hebdomadaire ? » L’un d’eux répond : « C’est un journal qui critique les musulmans. » Bon… J’ai commencé par expliquer ce qu’était un journal satirique, que des caricatures, cela pouvait parfois être violent, mais qu’il fallait prendre du recul. Et que, dans Charlie Hebdo, toutes les religions en prennent pour leur grade. C’est du second degré. Une notion loin d’être simple, surtout pour des secondes. Comme disait Pierre Desproges, « on peut rire de tout mais pas avec n’importe qui ». A cet âge-là, une partie des élèves est encore immature et n’arrive pas à prendre du recul. Même si, là, dans l’ensemble cela s’est bien passé. Après, il faut dire aussi que je n’enseigne pas dans un établissement compliqué [il est prof de français, ndlr]. J’ai travaillé au début de ma carrière dans des lycées difficiles en Picardie : je n’aurais pas pu aborder ces sujets de la même manière, c’est évident.
« C’est vrai que ce n’est pas simple. Même moi, dans mon lycée tranquille, j’ai un peu calé devant une classe de première. En fin de cours, je voyais bien qu’ils étaient en demande, qu’ils avaient envie de parler. Je lance le sujet, et là un élève me dit : « Mais l’islamisme, c’est quoi au juste ? » J’étais bien embêté. Comment répondre tout en restant le plus objectif possible. Je m’en suis sorti comme j’ai pu. Ça m’énerve quand j’entends certains dire que c’est aux enseignants de parler de ces sujets. Qu’ils viennent en classe, ils verront qu’on le fait et surtout de notre mieux. »

(1) Le prénom a été changé.

Catherine MALLAVAL et Marie PIQUEMAL

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