Serge Moscovici, théoricien de l'écologie - Philosophie - Espace pédagogique académique

Serge Moscovici, théoricien de l’écologie

Philosophe des sciences, anthropologue, théoricien majeur de l’écologie, puis éminent spécialiste de psychologie sociale, Serge Moscovici professait le nomadisme comme une nécessité de la recherche. Il s’est éteint samedi 15 novembre après une existence qui fut elle-même tout sauf sédentaire.

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De sa vie, il écrivait dans Chronique des années égarées (Stock, 1997), livre de souvenirs écrit à l’attention de ses fils, dont l’actuel commissaire européen aux affaires économiques et monétaires, Pierre Moscovici, qu’elle avait débuté " dans un monde absurde " et pourtant " envoûtant, qui allait se briser sur le roc du totalitarisme ".
Il était convaincu que, sans la guerre, il aurait été marchand de grains, comme son père et son grand-père, sur les rives du Danube ; il eut au contraire une vie en forme d’odyssée, propulsé, de sa ville natale en Bessarabie (Roumanie), directeur d’étude à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) à Paris, puis professeur à la New School for Social Research à New York.

Né en 1925 dans une famille juive à Braila, il connaît, après le divorce de ses parents, une enfance difficile. Exclu du lycée en 1938 par les lois antisémites, il échappe de peu au grand pogrom de 1941 perpétré par les légionnaires fascistes de la Garde de fer dans les rues de Bucarest. " Ce que j’ai vu, écrit-il, a brouillé pour toujours la vision que j’avais des hommes. "
Plusieurs années de travail forcé précèdent l’arrivée de l’Armée rouge, années durant lesquelles il fréquente Isidor Goldstein, futur Isidore Isou. Il s’engage ensuite dans un mouvement d’assistance aux survivants des camps et gagne Paris en 1948. Dans la capitale, il fréquente assidûment les hauts lieux de la vie nocturne en compagnie de deux autres exilés roumains, Paul Celan et Isac Chiva. Sous l’impulsion de l’historien et philosophe des sciences Alexandre Koyré, il poursuit ses études et soutient sa thèse en 1961 sur La Psychanalyse, son image et son public.

 " Réenchanter le monde "

Ses premières publications datent des années 1970. Il est alors professeur au département d’anthropologie de Paris-VII, à Jussieu, qu’il participe à transformer en un foyer de l’écologie naissante. Marqué par le rôle des sciences et techniques dans les tueries de masse, il interroge le sens du progrès et contribue à faire de la " nature ", mot presque tabou racontera-t-il plus tard, un programme de recherches : la question naturelle sera, à la suite de la question sociale, l’enjeu du XXIe siècle.
Sa trilogie (Essai sur l’histoire humaine de la nature, Flammarion, 1968, La Société contre nature et Hommes domestiques et hommes sauvages, Union générale d’éditions, 1972 et 1974) marque toute une génération issue de Mai 68. Serge Moscovici y récuse la frontière que chaque théorie de la société pose entre la culture et la nature. Nous pouvons au contraire choisir la nature que nous voulons et " réenchanter le monde ", à condition de se rebeller contre cette bipolarité.

 " Naturalisme actif "

Ce " naturalisme actif " fait de lui un des théoriciens les plus influents du tout jeune mouvement écologiste, héritier à ses yeux du socialisme ; proche de Brice Lalonde, il se présente aux élections sur les listes écologistes. Ses travaux le portent ensuite vers la psychologie sociale, une branche qui étudie les mécanismes de l’influence d’autrui sur les comportements individuels.
Là encore il s’agit de refuser une frontière trop nette, celle tracée entre l’individuel et le collectif. A cette discipline méconnue en France, il donne des lettres de noblesse, notamment en publiant L’Age des foules (Fayard, 1981) et, auparavant, Psychologie des minorités actives (PUF, 1979). Pour Serge Moscovici, devenu en 1976 directeur du Laboratoire européen de psychologie sociale, la clé de l’influence est à chercher, non pas du côté de l’autorité ou du nombre, mais dans la capacité d’un groupe à exprimer de manière cohérente et répétitive ses convictions.
" Etrange ", c’est ainsi qu’il qualifia sa vie, en 1997. La trajectoire intellectuelle de Serge Moscovici eut pourtant une forme de cohérence : elle resta toujours hors des sentiers battus.

Julie Clarini
Source : Le Monde 18 novembre 2014