Théories de la justice et critiques des inégalités : actualités de Rousseau - Philosophie - Espace pédagogique académique

Théories de la justice et critiques des inégalités : actualités de Rousseau

par Mme Gabrielle Radica, Professeure de philosophie à l’Université de Lille.

Du 7 au 9 octobre 2021, les 11èmes Rencontres philosophiques de Langres ont porté sur "LA JUSTICE". Nous proposons ici une prise de notes de la conférence de Mme Radica sur les lectures contemporaines de Rousseau.

, par Pavel Depierre - Format PDF Enregistrer au format PDF

Gabrielle Radica
Gabrielle RADICA est spécialiste de Rousseau et de la pensée morale et politique du XVIIIème siècle. Professeure des Universités au département de philosophie de l’Université de Lille (UMR 8163), elle a rédigé notamment : "L’histoire de la raison" (éd. Champion, 2018) ; coordonné avec Luigi Delia un numéro de la revue Lumières : "Penser la peine au siècle des Lumières" (2012) ; et coordonné avec Laetitia Simonetta une numéro de la revue en ligne Implications philosophiques sur "Sentiments et culture au XVIIIème siècle" (2017). Ses travaux portent désormais également sur la famille dans la philosophie pratique : "Textes clés de philosophie sur la famille" (Vrin, 2013). Dernière publication : "Qu’est devenue Julie ?" (sur le perfectionnisme dans Julie ou la Nouvelle Héloïse, dans "Annales de la société Jean-Jacques Rousseau / T.54, printemps 2021). [1]

 INTRODUCTION

Si l’on considère quelques actualisations et relectures de Jean-Jacques Rousseau dans la philosophie contemporaine, on constate souvent un découpage des textes ou une division des œuvres : des thématiques sont séparées, c’est-à-dire coupées et isolées du reste des propos.
Ainsi, certains font de Rousseau le père des sciences sociales (Lévi-Strauss lit en ce sens le second Discours), quand d’autres voient en lui un précurseur du féminisme ou de l’anti-féminisme (le Rousseau du livre V de l’Émile).
Or si cette méthode consistant à isoler un extrait d’un auteur peut avoir sa légitimité, elle n’en demeure pas moins problématique en philosophie politique.

Il existe en particulier une tension entre les philosophes politiques mettant en avant le primat du politique chez Rousseau, et ceux qui optent pour le celui du social. Rousseau est en effet celui qui définit les notions de république, de loi, de volonté générale, de souverain (etc), mais aussi celui qui dénonce le commerce corrupteur des hommes en société. Or, quand le primat du politique est repris pour être traduit en autonomie du politique, on oublie que la politique a pour objet les rapports sociaux, et pas seulement les individus. Une telle lecture prend une forme subjective en oubliant les derniers livres du Contrat social.
Si en revanche Rousseau est tenu pour un penseur du primat du social, celui-ci devient alors un lieu de réalisation seulement interpersonnelle et morale : on oublie alors que le concept du lien social est toujours potentiellement politique. En particulier, ces lectures ne parlent pas de l’inégalité, des inégalités, ou pas assez – ce qui est pourtant très important chez Rousseau. Or l’inégalité doit être pensée dans un sens en même temps politique et social : toute inégalité sociale peut être considérée d’un point de vue politique et appeler une réponse politique.

Il y a donc un intérêt à renouer l’importance du politique et du social ; nous le mettrons en évidence au travers de trois lectures :

  1. La lecture selon le primat du politique, en particulier avec John Rawls, ce qui le conduit à substituer au problème des inégalités celui de l’injustice.
  2. L’approche d’Axel Honneth, qui insiste sur le primat du social, mais peine à tirer les conséquences politiques (pas seulement morales), fermes et radicales, des analyses rousseauistes des rapports sociaux.
  3. Du Contrat social, II, 11 : nous reviendrons sur ce chapitre dans lequel Rousseau nous avertit de ne pas séparer le lien co-originaire du politique et du social ; nous nous appuierons ici sur les lectures de Pierre Leroux et Carole Pateman.

 I - LES LECTURES DE ROUSSEAU SELON LE PRIMAT DU POLITIQUE

Dans Au prisme de Rousseau : usages politiques contemporains (Oxford, 2011), Céline Spector refuse de distinguer bons et mauvais usages des auteurs ; et il est certes difficile de les distinguer. Pour autant, cela n’interdit pas d’en user prudemment avec leurs lectures, si elles ne sont pas des instrumentalisations. D’où ma proposition de relecture.
Le primat du « politique » peut se penser selon les trois significations du « public » (a), de l’« universel » (b), enfin du « général » (c).

 (a) Primat du politique au sens du « public »

Tout d’abord les révolutionnaires, notamment les démocrates comme Thomas Paine sympathisent avec Rousseau. Mais certains lui font des reproches, tels Sieyès ou Portalis, soulignant notamment la spécificité du concept de volonté générale. De son côté, Benjamin Constant est partagé ; certes il reconnaît que, grâce à ce concept, Rousseau a pu dégager le champs de la politique. Ainsi, dans ses Principes de politique (1815) il écrit :

« Il n’existe au monde que deux pouvoirs, la force et la volonté générale. » [2]

C’est par amour de la liberté que Rousseau aurait affirmé ce principe de la volonté générale. Mais d’autre part, Mably aurait abusé de ce primat pour le transformer en exclusivité.
Portalis, dans son Discours préliminaire du premier projet de Code civil (1801), souligne le danger de traduire toutes les questions en questions politiques :

« [Dans une révolution,] on est emporté par le besoin de rompre avec toutes les habitudes, d’affaiblir tous les liens, d’écarter tous les mécontents. On ne s’occupe plus des relations privées des hommes entre eux : on ne voit que l’objet politique et général ; on cherche des confédérés plutôt que des concitoyens. Tout devient droit public. » [3]

Il affirme que la « conquête » révolutionnaire abolit l’autonomie du droit civil en le soumettant au « droit public », le but des révolutionnaires étant en effet de « faire goûter le régime qu’il s’agit d’établir » et non pas de viser la justice :

« Si l’on fixe son attention sur les lois civiles, c’est moins pour les rendre plus sages ou plus justes, que pour les rendre plus favorables à ceux auxquels il importe de faire goûter le régime qu’il s’agit d’établir. » [4]

En définitive, cette extension du politique à tous les aspects de la vie humaine s’avère néfaste, raison pour laquelle Portalis défend l’autonomie du droit civil, lequel est en réalité la vraie « constitution » de la France, au sens où il demeure tandis que changent les constitutions politiques éphémères et successives, portées par différentes propositions politiques. Fondamentalement, le juriste est hostile au « désir [révolutionnaire] de sacrifier violemment tous les droits à un but politique » :

« Les institutions se succèdent avec rapidité, sans qu’on puisse se fixer à aucune ; et l’esprit révolutionnaire se glisse dans toutes. Nous appelons esprit révolutionnaire, le désir exalté de sacrifier violemment tous les droits à un but politique, et de ne plus admettre d’autre considération que celle d’un mystérieux et variable intérêt d’État. » [5]

En somme, la réception libérale de Rousseau - certes souvent respectueuse - reconnaît toutefois de façon inquiète le primat du politique ; elle admet, non sans méfiance, la préséance de la volonté générale sur les volontés particulières, et l’idée que par là le peuple souverain de se donne pas de chaînes. Mais elle se préoccupe des effets délétères de ce primat du politique, en particulier sur la loi.

 (b) Primat du politique au sens de l’« universel »

Passons à la relecture rawlsienne (nous nous inspirons ici de Jean-Fabien Spitz dans La liberté politique, essai de généalogie conceptuelle, 1995). Au § 3 de la Théorie de la justice (1971), Rawls annonce :

« Mon but est de présenter une conception de la justice qui généralise et porte à un plus haut niveau d’abstraction la théorie bien connue du contrat social telle qu’on la trouve, entre autres, chez Locke, Rousseau et Kant. » [6]

Rousseau, l’adversaire de la représentation politique, démocrate, associé à Locke et Kant comme trois inspirateurs du libéralisme... L’annexion est originale. Cela suppose-t-il quelques coupes ? La note associée à cet extrait du texte, p.79 de l’édition de poche dans la traduction de C. Audard, fait référence au Contrat social. Rousseau est envisagé ici comme un contractualiste, le penseur d’un lien volontaire, consensuel, artificiel, posé par les individus. On songe à la technique mentale du « voile d’ignorance », grâce auquel sont mises de côté les particularités individuelles : voir Théorie de la justice § 24 :

« Quelle que soit la position temporelle d’un individu, « chacun est forcé de choisir pour tous. » [7]

Une note [8] renvoie ici aussi au Contrat social, cette fois au livre II, chapitre 4, §5, où Rousseau écrit :

« Les engagements qui nous lient au corps social ne sont obligatoires que parce qu’ils sont mutuels, et leur nature est telle qu’en les remplissant on ne peut travailler pour autrui sans travailler aussi pour soi. Pourquoi la volonté générale est-elle toujours droite, et pourquoi tous veulent-ils constamment le bonheur de chacun d’eux, si ce n’est parce qu’il n’y a personne qui ne s’approprie ce mot chacun, et qui ne songe à lui-même en votant pour tous ? Ce qui prouve que l’égalité de droit et la notion de justice qu’elle produit dérivent de la préférence que chacun se donne et par conséquent de la nature de l’homme, que la volonté générale pour être vraiment telle doit l’être dans son objet ainsi que dans son essence, qu’elle doit partir de tous pour s’appliquer à tous, et qu’elle perd sa rectitude naturelle lorsqu’elle tend à quelque objet individuel et déterminé ; parce qu’alors jugeant de ce qui nous est étranger nous n’avons aucun vrai principe qui nous guide. » [9]

Rousseau trouve ici une situation dans laquelle nous neutralisons les situations de chacun dans la formalisation des principes de justice. On comprend mieux pourquoi Rawls cherche et voit en lui un précurseur ou un inspirateur pour sa propre théorie. Seules des propositions exprimables en public, universalisées, admises par tous, peuvent devenir des principes de justice. Les considérations individuelles et sociales ont été neutralisées dans la situation originelle rawlsienne, ce qui revient à la formule de Rousseau : « s’approprie[r] ce mot de chacun ».

 (c) Primat du politique au sens du « général »

Dans ce même livre II chapitre 4 du Contrat social, intitulé « Des bornes du pouvoir souverain », Rousseau cherche à déterminer comment le pouvoir d’un État peut rencontrer des bornes alors même qu’il est un pouvoir absolu sur les citoyens. Le texte de Rousseau est une considération politique qui procède de l’État d’abord et qui rencontre les individus dans un second temps. Le pouvoir politique est borné car provenant du peuple, et il ne peut s’exercer qu’également sur les individus. L’égalité entre les citoyen résulte des bornes du pouvoir souverain : être opprimé serait être opprimé inégalement par le pouvoir souverain.

La lecture rawlsienne, en revanche, est plus kantienne, plus individualiste. L’égalité chez Rawls ne procède pas du souverain, mais du désir de justice des particuliers, d’un désir d’universalité émanant des citoyens. Il y a ici un oubli : celui du rapport au souverain chez Rousseau. Or cette lecture rawlsienne a des conséquences : elle n’oppose pas égalité à inégalité, mais égalité à injustice. Le seul danger pour un individu est que le voisin ait plus que lui ; raison pour laquelle il importe de régler les problèmes d’injustice. Mais cela ne suffit pas à comprendre la problématique de Rousseau. Dire que le problème que le voisin ait plus ou moins, serait seulement un problème politique sans rapport avec l’État, c’est passer à côté du point de vue du Tout, de la généralité. Les inégalités sont converties en injustices et leur enjeu est perdu. Or Rousseau travaille l’opposition du général au particulier, et non pas de l’universel au particulier. Rawls néglige la socialisation des inégalités.

Ainsi, sa formulation du second principe dans sa Théorie de la justice laisse ouverte la question du seuil que les inégalités légitimes peuvent franchir. Il faut et il suffit que, dans ma position de plus défavorisé, j’en bénéficie — aucun limite n’est n’est donnée au développement des inégalités ; ceci sans voir les rapports politiques qu’elles créent, sans voir leur enjeu relationnel : qu’est-ce que cela me fait, à moi, que tu possèdes cent fois plus que moi ? Or l’individu est toujours pris dans des rapports à autrui, il effectue des comparaison avec autrui. On peut ainsi très bien se retrouver « pauvre » sans avoir rien perdu, si tous les autres se sont enrichis, comme le note Rousseau dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes :

« Or quand les héritages se furent accrus en nombre et en étendue au point de couvrir le sol entier et de se toucher tous, les uns ne purent plus s’agrandir qu’aux dépens des autres, et les surnuméraires que la faiblesse ou l’indolence avaient empêchés d’en acquérir à leur tour, devenus pauvres sans avoir rien perdu, parce que, tout changeant autour d’eux, eux seuls n’avaient point changés, furent obligés de recevoir ou de ravir leur subsistance de la main des riches, et de là commencèrent à naître, selon les divers caractères des uns et des autres, la domination et la servitude, ou la violence et les rapines. » [10]

 II – LES LECTURES DE ROUSSEAU SELON LE PRIMAT DU SOCIAL

 (a) Axel Honneth

Axel Honneth a lu Rousseau différemment, en insistant sur le primat du social et de l’intersubjectivité : le mérite de cette lecture est de réhabiliter le philosophe pour sa perception de la cruauté du social, de l’insupportable dans les inégalités. Ces inégalités m’autorisent-elles à accéder à une vie épanouissante et satisfaisante ? Axel Honneth pense que Rousseau propose ici l’idée d’aliénation.

Dans La société du mépris : vers une nouvelle théorie critique (2006), Honneth désigne Rousseau comme le vrai fondateur de la philosophie sociale, autrement dit celle qui n’a pas seulement égard aux questions de justice, mais les articule également au bonheur de chacun. L’amour-propre chez Rousseau désigne un besoin de prestige personnel ; celui-ci décrit l’existence irréversiblement sociale d’un individu qui n’existe que dans le rapport à autrui. On ne doit surtout pas en conclure qu’Honneth oublie le problème des inégalités, mais il euphémise, édulcore le problème qu’il pose. La problématique rousseauiste est réduite à une question morale, car intersubjective, relationnelle, pas assez politique.

 (b) Un individu en attente de relation

Honneth n’évoque pas la réponse très ferme aux inégalités que donne Rousseau. Il considère plutôt que ce dernier part du point de vue de l’état de pure nature, puis qu’il analyse les développements à partir de là : il y aurait un rapport monologique de l’individu à soi-même. Cette thèse est problématique : l’individu serait sans relation, en attente de relation — le point est discutable, parce que le rapport monologique est compris en réalité dans un ensemble de relations dialogiques. Un peu comme si Rousseau n’avait que la solitude comme repère pour juger des relations sociales. Ce faisant, on oublie la communauté heureuse, l’amitié chez le philosophe genevois. Peut-on dire que Les Confessions ne s’adressent à personne ? Cette lecture semble discutable… Discutable parce que le problème des inégalités n’est évalué que du point de vue de l’individu.

 III – DU CONTRAT SOCIAL II,11 : LE LIEN CO-ORIGINAIRE DU POLITIQUE ET DU SOCIAL

 (a) Du Contrat social, Livre II chapitre 11

Pour Rousseau, les inégalités ont une signification politique : la politique n’est pas seulement lutte contre les injustices inter-individuelles et les inégalités sociales, comme le montre dans le second Discours le « contrat des riches » qui sanctionne les inégalités ; elle lutte aussi contre l’inégalité comme un danger pour la liberté. Tel est le sens du fameux chapitre 11 du livre II du Contrat social, dont nous rappelons les premières lignes :

« Si l’on recherche en quoi consiste précisément le plus grand bien de tous, qui doit être la fin de tout système de législation, on trouvera qu’il se réduit à ces deux objets principaux, la liberté et l’égalité. La liberté, parce que toute dépendance particulière est autant de force ôtée au corps de l’État ; l’égalité, parce que la liberté ne peut subsister sans elle. J’ai déjà dit ce que c’est que la liberté civile ; à l’égard de l’égalité, il ne faut pas entendre par ce mot que les degrés de puissance et de richesse soient absolument les mêmes, mais que, quant à la puissance, elle soit au dessous de toute violence et ne s’exerce jamais qu’en vertu du rang et des lois, et quant à la richesse, que ne citoyen ne soit assez opulent pour en pouvoir acheter un autre, et nul assez pauvre pour être contraint de se vendre ; ce qui suppose du côté des grands modération de biens et de crédit, et du côté des petits, modération d’avarice et de convoitise. *

* Note de Rousseau : Voulez-vous donc donner à l’État de la consistance ? Rapprochez les degrés extrêmes autant qu’il est possible : ne souffrez ni des gens opulents ni des gueux. Ces deux états, naturellement inséparables, sont également funestes au bien commun ; de l’un sortent les fauteurs de la tyrannie et de l’autre les tyrans ; c’est toujours entre eux que se fait le trafic de la liberté publique, l’un l’achète et l’autre la vend. » [11]

Pour Rousseau, la législation doit tendre à maintenir l’égalité. L’égalité n’est pas une fin en soi pour la politique, mais l’inégalité est un danger pour la liberté. Quand des abus sont possibles, les inégalités deviennent problématiques. Celles-ci ne sont pas simplement un danger pour le bonheur individuel, elles menacent aussi le bien politique : c’est le cas en effet, lorsque quelqu’un peut acheter ma voix. Le problème touche à la citoyenneté ; il n’y a plus de société, d’intérêt de tous formulable, quand se forment des classes ; nous cessons alors d’être des citoyens, nous ne participons plus à la même société.

Vu sous cet angle, on peut considérer qu’Engels (à la différence de Marx) a retenu la leçon tirée du second Discours ; si on lit bien la note de Rousseau, il est de l’intérêt de l’État de réprimer les inégalités économiques et sociales : le texte est ici assez radical.

 (b) Pierre Leroux

On peut rappeler ici la lecture que fait de ce passage de Rousseau Pierre Leroux, dans De l’égalité (1834) [12]. Pour Leroux, l’égalité formelle ne va pas sans égalité réelle, l’égalité civile devant la loi ne suffit pas. Là où seule une fraction des citoyens est en position de faire des lois, l’égalité formelle n’est pas suffisante pour parler d’égalité humaine : « la justice dans son essence même, écrit Leroux, c’est l’égalité ». Ainsi, pp.106-107, le penseur rappelle qu’il n’y a pas égalité des peines entre un riche et un pauvre. Les inégalités sociales sont donc susceptibles de corrompre le lien politique.

 (c) Carole Pateman

Second éclairage, celui de Carole Pateman, philosophe politique britannique avocate de la démocratie participative, dans Participation and democratic theory (1970). Pateman, elle aussi, convoque le chapitre 11 du livre II du Contrat social de Rousseau, pour souligner que les rapports sociaux ont potentiellement une signification politique. Rousseau serait le théoricien par excellence de la participation politique : plus une société est égalitaire, plus la participation l’est aussi.

Pateman rédige ce texte dans une période où règnent dans le monde anglo-saxon les théories de Schumpeter et d’Epstein, qui ont une conception élitiste de la démocratie. Celle-ci serait un marché où les citoyens sont des consommateurs passifs choisissant entre des préférences politiques.

Sans doute cette vision est-elle une réponse à la peur engendrée par les régimes totalitaires européens. Mais Pateman cherche un système, une conception de la démocratie plus « participative » : il faut selon elle notamment plus de comportements participatifs sur les lieux de travail. De ce point de vue, la théorie de Rousseau apparaît comme un soutient à la démocratie participative : la participation est plus qu’un arrangement protecteur, elle est centrale.

La démocratie, selon elle, ne repose pas sur de simples sommations de volontés individuelles ; la participation dans ce cas ne serait que participation aux choix des décideurs — elle se limiterait à une simple fonction protectrice, une protection contre les décisions arbitraires, soumises à des intérêts privés et prises par des décideurs.

Dans le fil de John Stuart Mill, Pateman pense que la participation est centrale au maintien d’une politique démocratique ; elle parle de « société participative ». Ainsi, p.103, elle met en évidence un cercle vertueux : la participation politique forme la société qui, en retour, soutient la démocratie. Ce sont a contrario les inégalités qui dépolitisent la société en l’éloignant d’un intérêt de tous, et non pas les classes défavorisées qui seraient par essence dépolitisées, passives. La redistribution ne doit pas se faire pour des citoyens passifs.

Comme le suggère Tocqueville, nous apprenons à participer en participant : la participation éduque. Il y a une dynamique pédagogique entre le lien social et le lien politique. Une société participative selon Pateman étend la participation à d’autres sphères que la politique : les associations privées, l’industrie (référence ici au système yougoslave) : la sécurité économique est plus grande si je participe aux décisions de l’entreprise.

Faut-il voir dans cette lecture « participative » de Rousseau un excès d’optimisme, une utopie ? Si l’on se réfère aux Lettres écrites de la Montagne, il est vrai que le rôle du peuple y est plutôt conçu comme passif et vigilant.

 CONCLUSION

Rawls et Honneth adoptent un point de vue individualiste dans leurs lectures de Rousseau ; ils semblent affectés d’une répugnance à admettre le point de vue de l’État, global et général. Pourtant, comme le soulignent C. Lemieux et B. Karsenti dans Socialisme et sociologie (2017), «  Le Tout de la société est l’affaire de tous ». Rawls et Honneth s’occupent davantage de justice ou de bonheur, plutôt que de l’inégalité. Cependant, la question politique et celle des inégalités ne peuvent être disjointes, comme nous l’ont bien montré ces brèves relectures de Jean-Jacques Rousseau.

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