Didier Fassin 2020 La mort d'un voyageur. Une contre-enquête. - Philosophie - Espace pédagogique académique

Didier Fassin 2020 La mort d’un voyageur. Une contre-enquête.

, par Louis Rouillé - Format PDF Enregistrer au format PDF

La mort d’un voyageur, sous-titré « Une contre-enquête », est l’un des derniers livres de Didier Fassin. C’est un livre d’intervention sur une affaire de violence policière classée sans suite. En 2017 à Seur, près de Blois, Angelo est mort lors d’une intervention du GIGN. L’affaire qui s’en suit aboutit à un non-lieu. Didier Fassin fait une « contre-enquête », c’est-à-dire qu’il prend en compte tous les témoignages et tente d’en restituer l’exacte part de vérité, affrontant ainsi des problèmes épistémologiques et d’herméneutique du droit très intéressants.
Il y a eu plusieurs recensions de ce livre depuis sa parution. Je signale pour les intéressé.es un article paru dans En attendant Nadeau intitulé Tué par la police. Éthique d’une enquête qui intéressera certainement les philosophes. Je signale aussi une interview de Didier Fassin à la grande table des idées le 3 juin 2020 sur France Culture par Olivia Gesbert intitulée Didier Fassin : la vie à tout prix.

Ce livre s’inscrit naturellement dans les débats contemporains sur la brutalité des pratiques des forces de l’ordre et de la défiance de la population que le spectacle de la violence engendre. Didier Fassin travaille sur cette question depuis très longtemps. On peut signaler à ce sujet son livre très connu désormais Les forces de l’ordre. Une anthropologie de la police des quartiers qui est basé sur un terrain anthropologique de plusieurs mois au sein de brigades anti-criminelles de banlieue parisienne. Je signale aussi une petite conférence filmée d’un colloque à l’EHESS en 2012.
L’intérêt principal du travail de Didier Fassin réside dans le fait qu’il donne les moyens de penser concrètement un dépassement du débat « pour » versus « contre » les forces de l’ordre qui a tendance à structurer de plus en plus l’espace public actuellement. À ce titre, La mort d’un voyageur est très exemplaire, dans la mesure où il présente une analyse sociologique aboutissant à l’idée de « duplicité institutionnelle » (comme on parle de racisme institutionnel) pour comprendre notamment la construction systématique des faux-témoignages dans les affaires judiciaires liées aux violences policières aboutissant à la mort d’un jeune homme. Cette analyse est assez précise pour envisager des solutions concrètes que les lecteurs pourront effectivement considérer. C’est donc une aide précieuse pour dépasser l’étape de la saine révolte contre les pratiques visibles des forces de l’ordre.

J’en profite ici pour citer deux extraits de L’Enracinement de Simone Weil qui permettent de replacer le débat des violences policières dans une longue histoire. Simone Weil écrit il y a 80 ans et parle donc d’une société française largement révolue. Il est néanmoins intéressant de lire deux remarques sur l’institution policière dans ce livre dont l’ambition est de poser les bases d’une société française plus juste, une fois que l’envahisseur nazi sera repoussé.
La première concerne la corruption morale de la police qui, selon Simone Weil, est une spécialité française. À la page 113, elle remarque que cette corruption entraîne le mépris des forces de l’ordre qui est incompatible avec l’esprit démocratique :

La prostitution établie comme une institution officielle, selon le régime propre à la France, a largement contribué à pourrir l’Armée, et a complètement pourri la police, ce qui devait entraîner la ruine de la démocratie. Car il est impossible qu’une démocratie subsiste, quand la police, qui représente la loi aux yeux des citoyens, est ouvertement l’objet du mépris publique. Les Anglais ne peuvent pas comprendre qu’il puisse y avoir une démocratie où la police n’est pas l’objet d’un tendre respect. Mais leur police ne dispose pas d’un bétail de prostituées pour sa distraction.

Plus loin, à la page 156, Simone Weil replace le mépris de la police dans une histoire de France plus longue, et sans doute largement inconsciente :

La police est en France l’objet d’un mépris tellement profond que pour beaucoup de Français, il fait partie de la structure morale éternelle de l’honnête homme. Guignol est du folklore français authentique, qui remonte à l’Ancien Régime et n’a pas vieilli. L’adjectif "policier" constitue en français une des injures les plus cinglantes, dont il serait curieux de savoir s’il y a des équivalents dans d’autres langues. Or la police n’est pas autre chose que l’organe d’action des pouvoirs publics. Les sentiments du peuple français à l’égard de cet organe sont restés les mêmes qu’au temps où les paysans étaient obligés, comme le constate Rousseau, de cacher qu’ils possédaient un peu de jambon.
De même tout le jeu des institutions politiques était un objet de répulsion, de dérision et de mépris. Le mot même de politique s’était chargé d’une intensité de signification péjorative incroyable dans une démocratie. "C’est un politicien", "tout cela, c’est de la politique" ; ces phrases exprimaient des condamnations sans appel. Aux yeux d’une partie des français, la profession même de parlementaire — car c’était une profession — avait quelque chose d’infamant. Certains français étaient fiers de s’abstenir de tout contact avec ce qu’ils nommaient "la politique", excepté le jour des élections, ou y compris ce jour ; d’autres regardaient leur député comme une espèce de domestique, un être créé et mis au monde pour servir leur intérêt particulier. Le seul sentiment qui tempérât le mépris des affaires publiques était l’esprit de parti, chez ceux du moins que cette maladie avait contaminés.

Chacun.e pourra apprécier pour soi-même si les temps ont changé.


J’ai utilisé récemment le livre de Didier Fassin dans un cours de philosophie pour des terminales générales. La mort d’un voyageur revient précisément sur un leitmotiv des mouvements sociaux organisés contre les violences policières : ces différents comités « Justice et Vérité » pour les jeunes hommes décédés des suites d’une rencontre avec des forces de l’ordre. La justice et la vérité sont naturellement des notions importantes du programme de philosophie. C’est pour ma part comme introduction à l’épistémologie des sciences humaines et sociales que j’ai utilisé le travail de Didier Fassin. Ce qui m’a décidé sont les deux excellents chapitres vers la fin du livre sur la vérité et le mensonge. Didier Fassin y mobilisent des théories philosophiques très classiques avec une précision remarquable. Dans la mesure où ces théories sont immédiatement appliquées sur un cas très saisissant, l’intérêt pédagogique sautera aux yeux des profs de philo. [1]
Ce cours était un cours en ligne à faire en autonomie, inscrit dans un cours hybride. Il consiste essentiellement en un exercice de lecture accompagné de questions de compréhension qui ont fait l’objet d’un devoir maison noté sur 20. Je peux naturellement fournir le corrigé du DM pour celles et ceux que ça intéresse. Je remarque que les élèves, à la lecture des copies, ont majoritairement bien compris la notion de « duplicité institutionnelle ». En revanche, lorsqu’il s’agissait de répondre à la dernière question d’ouverture sur la responsabilité individuelle, la grande majorité s’en est tenue à réaffirmer de manière non-critique l’importance inconditionnelle de la responsabilité individuelle.

Comprendre : la justification dans les sciences humaines et sociales

Toutes les remarques et critiques à propos de ce document, sur le fond comme sur la forme, seront naturellement les bienvenues.

Voir en ligne : Présentation du livre de Didier Fassin par l’éditeur

P.-S.

Didier Fassin a été titulaire d’une chaire de santé publique au Collège de France. Je conseille très vivement sa leçon inaugurale qui est visible sur sa page. Pour celles et ceux qui comprennent l’anglais, je conseille aussi très vivement sa leçon inaugurale à l’Institute for Advanced Studies de Princeton intitulée Critique of Humanitarian Reason qui ne pourra qu’intéresser les philosophes.

Notes

[1Remarque : il me semble que j’aurais pu tout à fait utiliser Moi, Pierre Rivière... de Michel Foucault pour faire à peu près le même contenu pédagogique, si j’avais absolument voulu utiliser un auteur au programme.

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