Vincent Message : « Je voulais réactiver le conte philosophique » - Philosophie - Espace pédagogique académique

Vincent Message : « Je voulais réactiver le conte philosophique »

« Je voulais que les faits politiques soient transposés, que ça se situe dans un monde autre, mais pas méconnaissable ».

Défaite des maîtres et possesseurs, de Vincent Message. Seuil, 298 pages, 18 euros.

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Entretien réalisé par Alain Nicolas
Jeudi, 21 Janvier, 2016, L’Humanité.

Photo : Hermance TRIAY/Opale/Leemage

Ce que l’homme a fait aux animaux, une autre espèce peut le lui faire. Des êtres supérieurs ont sauvé la terre et ses habitants, et ont réduit les hommes au rang d’objets de compagnie, de travail… et de boucherie. Un thriller philosophique endiablé et méditatif de l’auteur des Veilleurs.

Quand Malo revient du travail, Iris n’est pas là. Il la retrouve à l’hôpital, où elle doit être opérée. Mais pour cela, il lui faut des papiers, et Iris est une clandestine. Peu à peu, on comprend qu’elle est une humaine sans papiers, qui vit avec lui, membre d’une espèce supérieure, qui domine la planète, après l’avoir sauvée (avec ses habitants) de la destruction à laquelle la conduisait l’humanité. C’est donc en toute bonne conscience que ce que les humains ont fait aux animaux, les « démons », (dits aussi parfois les « anges ») le font aux hommes, divisés en trois catégories : ceux qui tiennent compagnie, ceux qui travaillent ceux que l’on mange. Malo va se trouver peu à peu confronté à la cruauté de cet asservissement. Une résistance est-elle possible ?

Vincent Message, dans son deuxième roman, livre un thriller philosophique alternant une action menée à cent à l’heure et une méditation aux implications incalculables. Le lecteur n’est pas moins accroché aux péripéties de cette lutte pour la survie que sollicité en permanence par une réflexion qui mobilise, dans l’empathie qu’installe le récit, tous les grands thèmes qui questionnent l’humanité. Entretien.

Dans le titre même du roman, vous reprenez la formule de Descartes qui fait des hommes les « maîtres et possesseurs » de la nature. Votre intention est donc de vous situer d’emblée dans un discours philosophique ?
Vincent Message : J’avais envie de réactiver et de rendre contemporaine la tradition du conte philosophique héritée des Lumières. Voltaire ou Swift avaient adopté ce genre pour critiquer dans leur globalité les sociétés de leur temps. Aujourd’hui, nous courons le risque d’un effondrement systémique, avec un modèle de société insoutenable. Prendre une distance critique, qui serait plus incarnée et sensible que le discours d’essais, apporte une autre note. Et cette distance peut manquer à des fictions centrées sur des histoires singulières.

Le roman brasse des thèmes énormes : la décroissance et l’avenir de la planète, les rapports entre hommes et animaux, le colonialisme, la définition même de l’homme.
Vincent Message : Je voulais que les faits politiques soient transposés, que ça se situe dans un monde autre, mais pas méconnaissable, en ne changeant au fond que quelques données. Ce que je pratique avant tout, c’est une inversion des rôles. Il y a une espèce dominante, qui vient d’ailleurs. Nous sommes les nouveaux dominés, ce qui pour certains –les petites mains du capitalisme, les gens du bas de l’échelle – ne change pas grand-chose, si ce n’est savoir qui est en haut de la hiérarchie. Et il y a une classe plus favorisée pour qui ça représente un vrai déclassement, une vraie blessure d’orgueil, et qui entre en résistance contre cette nouvelle domination. Ce qui m’intéressait, c’était aussi de lier la crise écologique avec un certain état du capitalisme. Il faut penser ces deux questions ensemble désormais.

Formellement, le livre est structuré comme un roman classique plus que comme un conte du XVIII°. Des chapitres méditatifs, des monologues intérieurs alternent avec des passages d’action plus rapides.
Vincent Message : Le roman essaie de nouer deux rythmes différents. Le rythme de l’urgence, puisque le narrateur, Malo Claeys, doit sauver la personne avec qui il vit, qui est hospitalisée, et se lance dans une course contre la montre pour lui trouver des papiers et pour qu’elle puisse être opérée. Dans ce compte à rebours vital, je retrouve avec plaisir certains codes du thriller, que j’avais utilisés dans Les Veilleurs, mon premier roman. Les autres chapitres sont plus méditatifs, rétrospectifs. Ils racontent la manière dont cette nouvelle espèce, à laquelle appartient Malo, est devenue dominante. Et ils rêvent sur un état de la nature, les océans, la forêt d’où les oiseaux sont absents, la grande ville qui n’en finit pas. J’avais la volonté de donner plus de lenteur, de mettre en place une sorte de poésie des éléments. L’enjeu était de parvenir à articuler ces deux modes.

Même la partie narrative démarre assez lentement. Le lecteur n’est pas kidnappé, mais intrigué par de minuscules imprécisions, déplacements.
Vincent Message : Oui, je souhaitais que ça parte d’une façon très familière, très quotidienne. Un homme rentre chez lui, ne retrouve pas la personne qui vit avec lui, hésite. Faut-il s’inquiéter, se mettre à sa recherche ? Le lecteur commence en ayant l’impression d’avoir des repères, d’être dans un monde connu, et par touches, il perçoit une distance. Quand on veut déconstruire des habitudes de pensée, il faut partir du connu, installer une défamiliarisation progressive. Certains éléments ont changé de place, ce qui paraissait évident est remis en cause, en particulier notre maîtrise des sociétés, du réel.

Cette espèce dominante est au départ perçue comme supérieure moralement autant que matériellement. Elle asservit l’homme plutôt pour son bien, compte tenu des dégâts qu’il fait sur sa planète. On s’aperçoit ensuite qu’ils ne sont pas meilleurs qu’eux.
Vincent Message : Ils arrivent avec le sentiment que les hommes mettent leur planète dans un tel état que ne pas intervenir serait de la non-assistance à espèce en danger. Ils sont imprégnés d’un fort sentiment de supériorité morale, en cela ils sont semblables à nous, fiers de leur intelligence, de la rationalité de leur gestion, jusqu’à ce que le narrateur se rende compte qu’ils reproduisent les erreurs des hommes. Qu’ils sont tout aussi arrogants, cruels avec les faibles, qu’ils gaspillent des ressources dans des buts somptuaires, alors même qu’ils arrivaient avec de tout autres intentions.

Le narrateur dit que son espèce est mimétique. Est-ce qu’elle n’imite pas ceux qu’elle a asservis ?
Vincent Message : C’est la pente la plus facile : ils reproduisent ce qu’ils voient, et l’hédonisme qui va avec. C’est ce qu’on constate aujourd’hui en Asie, où la modernité occidentale est importée dans ses pires aspects, le gigantisme urbain, des pollutions extrêmes plus que l’égalité hommes/femmes ou une spiritualité non religieuse.

On n’échappe pas à une certaine logique, dirait-on. Le discours sur l’élevage des hommes est le même que celui que nous tenons sur celui des bovins.
Vincent Message : La domination économique qu’ils exercent sur nous n’est pas nouvelle. En revanche, sentir qu’on est un aliment potentiel remet en cause un de nos plus grands tabous, joue sur une de nos plus grandes peurs. Le narrateur le dit, les hommes ne conçoivent pas de mort plus horrible qu’être mangé, et n’ont pas de plaisir plus grand que de manger des bêtes à tous les repas. On est dans une situation de vrai paradoxe, où on aime être prédateur et où on ne supporte pas d’être une proie.

Vous mettez en place une sorte de cycle des dominations
Vincent Message : Ce n’est pas forcément planifié, mais en élaborant l’histoire, je me suis aperçu que les violences faisaient système. On joue avec l’hypothèse extra-terrestre et on s’aperçoit de la ressemblance de l’élevage industriel avec le système concentrationnaire au vingtième siècle. D’ailleurs, à l’époque, on dénonçait le fait que les êtres humains s’y trouvaient traités comme des bestiaux. Ces violences s’articulent les unes aux autres. Nous sommes très sensibles à certaines, nous en refoulons d’autres. Nous euphémisons la violence faite aux colonisés, nous nions celle faite aux animaux.

La différence ne réside-elle pas dans la possibilité d’une intersubjectivité entre humains et dominants ?
Vincent Message : C’est ce qui fait qu’on est dans un monde nouveau. Certaines personnes peuvent avoir le sentiment d’avoir avec des animaux une relation privilégiée. Mais entre Malo et Iris, l’échange est plus profond. Si leurs relations restent ambiguës, c’est très volontaire. L’un et l’autre sont troublés par cette barrière. Malo est dans la remise en cause de son pouvoir. Et l’amour n’est pas un territoire bien défini, mais plus diffus, avec des frontières floues. On peut le ressentir entre humains, mais aussi dans l’attachement entre humains et animaux. C’est le flou des frontières qui m’intéresse plus que les actes de l’amour concret.

Le langage joue un rôle essentiel. Les « démons » admirent la passion de nommer des hommes.
Vincent Message : Parce qu’ils pensent que nommer, classer, c’est se procurer une maîtrise intellectuelle du monde, qui débouche sur une maîtrise pratique. Le langage est à la fois une source de beauté et une forme de violence, très dissimulée, qui fait que les êtres seront traités selon les noms qu’on leur donne. Si vous êtes dénommé « humain d’élevage », vous avez droit à un traitement cruel ; vous êtes moins maltraité si vous êtes classé « humain de compagnie ». De même, dans notre société, selon que quelqu’un est appelé « expatrié », « immigré » ou « réfugié », il n’aura pas les mêmes droits.

Les nouveaux maîtres aussi fonctionnent au langage, la discussion d’un projet de loi est le chapitre pivot.
Vincent Message : Ils sont comme nous pris dans la délibération. Ils aiment la controverse, l’échange d’arguments rationnels, la rhétorique. Malo Claeys est un peu décalé. Il est ingénieur, il a été inspecteur des élevages, il fait partie d’un comité d’éthique. Quand il doit défendre devant l’assemblée, une arène dont il maîtrise mal les codes, un projet de loi qui permettrait aux hommes de vivre dix ans de plus il n’est pas dans son domaine. C’est un novice désemparé face aux grands fauves de la politique.

Ce qui distingue le roman du conte philosophique, c’est aussi le regard posé sur le réel. C’est très incarné, très visuel.
Vincent Message : Comme beaucoup d’auteurs d’aujourd’hui, je suis traversé de cinéma, de photographies autant que de littérature. La photographie est un art majeur et j’aime bien préparer l’écriture de textes en prenant des photos pour cadrer une scène. Être traversé de cinéma, c’est savoir de quoi l’œil du lecteur a besoin. Le cinéma de Terrence Malick, par exemple, sa poésie des éléments, sa vision comptent beaucoup pour moi.

Vous avez écrit un essai sur les romanciers pluralistes. Considérez-vous que « Défaite des maîtres et possesseurs » relève de cette catégorie ?
Vincent Message : Les romans pluralistes sont portés par plusieurs points de vue, qui s’opposent ou convergent. Ici, la société est presque trop tranquille. Malo Claeys va petit à petit y apporter du dissensus. Le moment pluraliste, en revanche, est ce débat sur la fin de vie à l’Assemblée. Ce qui me tient à cœur, c’est de donner voix aussi aux opposants de Malo, de voir jusqu’où leurs positions sont légitimes – ce qui n’empêche pas de tracer une ligne rouge à partir de quoi elles ne paraissent plus défendables.

Est-ce un roman de la fin ?
Vincent Message : Le roman en parle beaucoup. Fin de vie, à deux titres. La durée légale de la vie humaine est en cause, et, individuellement, Iris est menacée d’euthanasie. Fin de la domination humaine et fin de la planète elle-même en tant que lieu habitable. Comme c’est le cas de beaucoup de dystopies, le roman se construit comme un exorcisme mineur : il décrit la menace pour tenter d’empêcher le danger d’advenir. Les nouveaux venus sont conscients des enjeux du nouveau régime écologique mais ne mettent pas en place les mesures au nom desquelles ils disent avoir pris le pouvoir. Ils sont comme nous, qui avons vu le danger dès les années 70. Il y a un immense pas entre la prise de conscience et la réforme des conduites. C’est pour cela que j’ai voulu que ce roman soit l’histoire d’une prise de conscience, et d’un passage à l’acte.

Avez-vous un point de vue sur toutes ces questions ou vous contentez-vous de poser les problèmes ? Avez-vous, comme Descartes, une « Méthode » ?
Vincent Message : Nous sommes dans la fiction, qui essaie d’exposer toutes les questions, dans leur ambivalence. Pour moi, la nécessité d’une autolimitation, que cette espèce a pu concevoir, et qu’elle ne réussit pas à pratiquer, est une préoccupation. Nos modes de vie ne sont pas soutenables en l’état. Il est probablement l’heure de nous demander : « à quoi tenons-nous le plus ? » Parmi les problèmes écologiques que le livre pose, le plus central est celui de l’alimentation carnée. Cette question, particulièrement refoulée dans un pays de grand patrimoine culinaire comme la France, a été traitée dans des essais, mais je voulais lui appliquer un traitement littéraire. À partir du moment où une question prend une place importante dans le domaine public, il faut que la littérature s’y confronte. La littérature doit penser tout ce qu’il est important de penser à une époque. Traditionnellement, le roman est le genre des hommes, des sociétés humaines. Y introduire de façon beaucoup plus massive le rapport des hommes aux autres espèces ou aux écosystèmes permet de trouver du nouveau.

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