Frédéric Gros : " Trop de sécuritaire tue la sécurité " - Philosophie - Espace pédagogique académique

Frédéric Gros : " Trop de sécuritaire tue la sécurité "

Nous sommes bien en guerre, explique le philosophe, mais gare à ne pas tomber dans la surenchère sécuritaire. La résistance au climat de terreur peut être aussi bien éthique que militaire et politique, souligne le philosophe et professeur de pensée politique François Gros, pour qui " il faudrait refonder le concept de guerre ".

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Pensez-vous que nos dirigeants aient eu raison de parler de " guerre " à la suite des attentats terroristes du 13 novembre ?

Ce terme était adapté à la fois à la gravité et à la réalité de la situation. On parle de membres d’une organisation armée qui avaient décidé de tuer, indistinctement mais méthodiquement, des individus au nom de ce qu’ils représentaient : un mode de vie, des valeurs, une culture. Le propre de la guerre, c’est qu’elle est imposée par celui qui nous la déclare. Celui qui est attaqué n’a pas à se poser la question de savoir s’il doit on non la faire : l’agresseur en a déjà décidé. Il lui revient seulement de mettre en œuvre les moyens de se défendre. Cela dit, je comprends les réserves légitimes que l’emploi de ce terme a pu provoquer, car les terroristes se disent soldats mais se conduisent comme des criminels ; ils tuent mais sans affronter aucune armée, en massacrant des individus qui ne sont pas là pour mourir mais pour écouter de la musique, boire un verre ; ils sont pour la plupart français, tout en se réclamant d’un enracinement idéologique extérieur. Bref, toutes les oppositions qu’on articulait autrefois dès qu’on pensait une guerre se sont disloquées.

Nous sommes aujourd’hui loin des guerres dites " conventionnelles ". Mais comment caractérisez les nouveaux conflits ?

Il faudrait refonder ce concept de guerre. Le terrorisme n’en retient qu’une seule caractéristique : l’emploi d’armes létales contre des populations déclarées ennemies. Mais le terrorisme ne relève ni de la guerre interétatique classique ni de la guerre civile, et pas non plus de la guerre totale, même s’il partage avec elle une radicalité dans l’entreprise de destruction. Il relève de ce qu’il faudrait appeler la " guerre diffuse " : une guerre dans laquelle l’ennemi est sans visage, la violence peut éclater n’importe où et viser n’importe qui, de manière aléatoire et discontinue, de façon à diffuser la peur. L’attentat terroriste n’est pas la réalisation d’une menace antérieure. La menace, la terreur dans les cœurs sont son résultat, sa conséquence, son projet.

Mais comment peut-on résister à ce que vous nommez des " guerres diffuses " ?

Dans un premier temps, la réponse ne peut être qu’une réponse en forme de renforcement des mesures de sécurité. Je crois cependant dangereux d’opposer comme on le fait trop systématiquement " sécurité " et " liberté ". Il faut plutôt concevoir la nécessité d’un arbitrage entre deux formes de sécurité : la sécurité policière, une sécurité de " conservation " des personnes, et la sécurité judiciaire qui garantit nos droits et nos libertés fondamentales. La première ne doit pas asphyxier la seconde. Trop de sécuritaire tue la sécurité.

Comment résister, intérieurement et éthiquement, à cette terreur ?

Le propre de cette " guerre diffuse " déclenchée par le terrorisme, c’est de diffuser sa monstruosité. Et il la diffuse à partir du moment où on commence à se dire que pour combattre efficacement un ennemi aussi monstrueux, il faudrait accepter de le devenir un peu soi-même. Il y a donc, au-delà d’un premier moment d’émotion légitime, un noyau de résistance au terrorisme que chacun doit construire depuis un travail sur lui-même : ne pas céder aux logiques de peur et de haine, refuser les amalgames, préserver le sens de la justice.
Les dirigeants politiques sont dans leur rôle quand ils se donnent les moyens de contrôler des individus suspectés de radicalisation et de prévenir d’autres attentats. Mais les citoyens doivent être aussi dans leur rôle en retenant, par leur vigilance et leur puissance critique, l’exécutif dans sa pente sécuritaire – par exemple en refusant de considérer que l’exception puisse devenir permanente. Face au terrorisme, la participation de tous à l’effort de sécurité est requise, mais il y a sans doute autre chose à cultiver en soi que la défiance et la suspicion. La résistance éthique, le refus de se constituer soi-même comme sujet sécuritaire, est fondamentale aussi, sont l’honneur du sujet politique en démocratie.

Propos recueillis par Nicolas Truong