Non, les valeurs de la démocratie ne sont pas vides ! - Philosophie - Espace pédagogique académique

Non, les valeurs de la démocratie ne sont pas vides !

La religion n’est pas seule à pouvoir répondre au vide de sens que l’on prête à nos sociétés. Les valeurs de la République sont des idéaux substantiels.

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Parmi les causes de nos malheurs, on dénonce souvent le vide qui affecterait les valeurs de la démocratie, au premier rang desquelles la liberté, l’égalité et la fraternité, qui figurent au fronton de notre République. Du moins quand ces termes ne passent pas pour des monstres issus du colonialisme. Ce seraient des formules creuses, abstraites, formelles, et le gouffre qui séparerait ces valeurs prétendument universelles des aspirations individuelles et concrètes d’une partie de la jeunesse serait la source même de sa révolte, voire la cause indirecte du terrorisme.
On manque, dit-on, de sens, et c’est pour en trouver que les jeunes musulmans, notamment, se radicalisent et vont chercher dans l’Orient désert un remède à leur ennui. Le vrai remède résiderait dans plus de spiritualité, c’est-à-dire dans une prise de conscience de ce qui " en l’homme passe l’homme " : plus de transcendance, plus de divin. Cet air est entonné tant par des penseurs qui, tel Abdennour Bidar, se revendiquent d’un islam mieux compris, que par des philosophes d’inspiration chrétienne, tel Pierre Manent. Le sens ne pourrait s’incarner que dans la religion, le fanatisme ne se guérir qu’avec un supplément d’âme, voire par une alliance de la mosquée et de l’église.
Mais pourquoi " spirituel " serait-il synonyme de " religieux ", et au nom de quoi les religions auraient-elles le monopole du sens ? Il est faux que les valeurs associées depuis l’époque des Lumières à la République soient vides.Justice, égalité, fraternité, vérité, raison sont des idéaux substantiels qui portent tout autant de sens et de transcendance que ceux censés leur servir de substitut spirituel.
Pourquoi ne croit-on plus à l’idéal démocratique exprimé ? Parce que ces valeurs ne sont pas universelles et que bien des peuples les refusent ? Mais depuis quand le fait qu’on ne reconnaisse pas l’existence de quelque chose montre-t-il que cette chose n’existe pas ? Certes, on n’a jamais " vu " ces valeurs, et elles ne courent pas les rues. Cela les rend-il moins réelles ? On n’y croit plus, nous dit-on, parce qu’elles se contredisent. La liberté s’opposerait à l’équité, et la vérité serait incompatible tant avec le pluralisme démocratique qu’avec la règle de majorité : si l’on veut respecter toutes les opinions, il faut se contenter d’admettre qu’elles soient à la rigueur rationnelles, mais non pas vraies ou fausses. Mais le pluralisme justifie-t-il qu’on doive renoncer à l’exigence de vérité ? Il y a un moment où, quel que soit le respect qu’il faut avoir de l’opinion d’autrui, on doit pouvoir lui dire qu’il a tort.

Daech n’est pas Godzilla

Que ces valeurs soient absolues ne signifie pas qu’on doive ignorer leur inscription dans les réalités du lieu et du moment, mais simplement qu’elles ne sont pas négociables, même quand la réalité ne leur est pas conforme. Que ces valeurs soient abstraites ne signifie pas qu’elles ne puissent pas être concrètes. Les nombres aussi sont abstraits. Cela nous empêche-t-il de compter ? A quoi bon maintenir principes et idéaux, dira-t-on, si ceux-ci ne sont jamais réalisés ? Mais les gens qui se révoltent par manque de justice et d’égalité se révoltent-ils au nom de fictions ? Le vol et le mensonge ont-ils jamais été la preuve que l’honnêteté et la vérité soient impossibles ? Que les fanatiques se réclament d’une vérité religieuse implique-t-il que la notion même de vérité soit obsolète ? Que l’on ait affaire à des fous ne doit pas nous conduire à tenir leurs objectif pour incompréhensibles. Daech n’est pas Godzilla ou King Kong.
Proclamer que certaines valeurs sont réelles et absolues, n’est-ce pas répondre aux abus de la religion par un substitut de religion ?Accorder aux tenants d’une vérité religieuse leur principe même, c’est oublier que si la vérité est bien une valeur de la démocratie, on ne peut parler de " vérités " religieuses qu’en un sens métaphorique. Malheureusement des valeurs comme celles de vérité et de justice sont réduites à de simples symboles ou à des manifestations émotionnelles, aussi légitimes soient-elles. Comprendre le sens de ces valeurs vitales exige plus qu’allumer des bougies, brandir le drapeau tricolore. Les deux peuvent aller de pair, mais il importe bien plus d’accorder à tous par principe la faculté de raisonner que d’exploiter celle de la commisération. Tous les moyens existent, dans notre arsenal spirituel, pour expliquer, comprendre et résister.

Par Pascal Engel et Claudine Tiercelin

Source : Le Monde 22 novembre 2015