Intellectuels de gauche : « Mais où sont-ils ? » - Philosophie - Espace pédagogique académique

Intellectuels de gauche : « Mais où sont-ils ? »

Tribune paru dans le Monde du 29 octobre 2015, par Sandra Laugier, Professeure de philosophie à l’université Paris-I Panthéon Sorbonne. et Albert Ogien, Sociologue, directeur de recherche au CNRS.

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André Glucksmann, Jean-Paul Sartre et Raymond Aron reçus à l’Elysée par Valéry Giscard d’Estaing, en juin 1979.
Photo Gilbert Uzan.Gamma

Déplorer la disparition des intellectuels de gauche, n’est-ce pas faire preuve de la même nostalgie que tous les réactionnaires qui occupent le devant de la scène médiatique ? Une fois de plus, c’est chercher à plaquer sur notre époque les schémas d’un monde révolu.

La chose la plus étonnante dans le hourvari qui accompagne la campagne promotionnelle des nouvelles icônes de la pensée réactionnaire est le questionnement qu’on essaie de nous fourguer en prime : mais où sont passés les intellectuels de gauche ? Question étonnante pour le moins. D’abord, parce qu’on la présente comme un mystère : l’intellectuel étant nécessairement de gauche, comment expliquer que la place soit actuellement occupée par un discours de droite ? Or, il n’y a là aucun mystère. La pensée réactionnaire n’est pas née sur les ruines de la pensée progressiste, le combat des forces conservatrices n’a jamais cessé, pas plus que les haines de l’extrême droite ne se sont apaisées. C’est bien parce qu’ils se sont opposés à l’exploitation, à la subordination et à l’aliénation des dominés que les intellectuels se sont rangés « à gauche ». Mais cela semble ne plus aller de soi. Il serait sans doute temps de s’aviser que la révolution néolibérale a fait, depuis les années 70, son chemin et des dégâts dans les esprits. D’un côté, des plumes heureuses de jouir de leur quart d’heure de gloire reprennent un credo qui s’est imposé sans eux, et qu’ils colportent comme en contrebande. De l’autre, un débat intellectuel qui, à gauche comme à droite, se déploie dans la recherche tâtonnante du modèle qui va devoir se substituer à celui d’un capitalisme exténué dont tous admettent qu’il se consume dans sa financiarisation. Sur ce plan, nos têtes de gondole n’ont, manifestement, pas grand-chose à dire.
Deuxième étonnement : mais qui croit encore que les intellectuels ont le pouvoir de forger l’opinion ? Ce rêve - ou cette prétention - s’est depuis longtemps évanoui. C’est l’état du monde qui fait l’intellectuel, pas l’inverse. La force des événements oblige parfois à prendre publiquement parti - et c’est la nature de cet engagement qui départage les paroles justes de celles qui le sont moins. Guerre du Vietnam, guerre d’Algérie, révoltes étudiantes de 68, chute du mur de Berlin, combat pour les droits humains ont joué ce rôle de pierre de touche. Pendant que le prochain bouleversement est en train de se frayer un chemin, le débat public stagne dans les basses eaux d’affaires comptables (comment réduire les droits sociaux des citoyens au moindre coût tout en accroissant les revenus des plus riches) et de petites manœuvres de dirigeants embourbés dans les jeux de la représentation (qui, ici, tournent autour de la candidature à la présidentielle de 2017). Peu importe aux intellectuels de couverture ce qu’il adviendra des personnes qui ont tout à craindre de la violence près de s’abattre sur elles au lendemain du prochain scrutin. Inutile de rappeler à ces porteurs-de-vérité-qu’il-faut-avoir-le-courage-de-dire-aux-Francais que leur petite musique prépare le silence complice dans lequel le grand nettoyage va s’opérer (si, par extraordinaire, on donnait à leurs champions l’occasion de le faire). Consolation, il n’est pas sûr qu’ils ne feraient pas partie des premières victimes. Et ceux qui, en ce moment, tentent à leur tour d’émerger et de se poser en alternative de gauche ne font que reproduire ce modèle « viriliste » et traditionnel de l’intellectuel, espérant ramasser quelques instants de notoriété en faisant aux réactionnaires la faveur d’un échange, serait-ce en se bouchant le nez.
Ce qui nous mène au troisième étonnement : la machinerie à étouffer la démocratie qu’est la Constitution de la Ve République a donné naissance à une espèce nouvelle d’« intellectuel ». Celui dont les interrogations existentielles ou conceptions politiques sont fixées par l’agenda des candidats à l’Elysée. On est loin des raffinements de salon sur la nature de l’intellectuel (académique, organique ou collectif) : le nouveau modèle qu’on nous brade consiste à se mettre à la remorque des puissants, ou à agir dans l’ombre pour façonner les aspirants à la puissance.
L’honneur des penseurs, qui travaillent dans et pour des mondes qui se situent hors de ces cercles confinés, est de ne pas entrer dans cette course à l’échalote. Si l’intellectuel old style survit, c’est en se tenant à l’écart de ce cirque et en se donnant une tâche modeste, quasi clandestine : contribuer, au milieu d’autres citoyens et de mille manières, à rétablir la vitalité d’une vie démocratique anesthésiée par un demi-siècle de corporatisme, de paternalisme et de conformisme.
A ce tableau manque une dernière touche : est-il si facile, aujourd’hui, de défendre le point de vue du progrès qui est celui d’un intellectuel de gauche ? Les temps ont changé, et les questions politiques ne se posent plus dans les termes où on avait l’habitude de le faire avant la fin de l’URSS et la conversion de la Chine au capitalisme. En Europe, la régression sociale s’est imposée comme seule politique autorisée ; le moindre écart à cette obligation est rejeté au nom de traités ratifiés de façon autoritaire ; la répression de toute contestation de ce choix est devenue implacable et immédiate. Oui, les choses sont devenues compliquées pour la pensée de gauche parce qu’elle peut et doit douter que le retour d’un Etat tout-puissant apporte une solution aux problèmes d’injustice et d’inégalité ; que les avancées de la science et des technologies œuvrent toujours pour le bien commun ; et que l’intégration européenne garantira un meilleur avenir aux générations futures.
Toutes ces interrogations sont débattues par ceux et celles des intellectuels qui travaillent à restaurer la croyance en l’idée de progrès humain et social, non plus comme nécessité historique mais comme tâche quotidienne ; qui ont renoncé aux grandiloquences du « positionnement », de l’avertissement, pour tout simplement dire et analyser ce qui se passe. Ceux qui réclament le retour des « voix » de gauche sont dans la même nostalgie que les personnages qui se posent désormais en figures intellectuelles. Les uns et les autres ignorent que le monde, la vie et la politique se sont transformés, que la pensée vient désormais de l’intelligence collective et que nous avons tous à y contribuer.
Sandra Laugier Professeure de philosophie à l’université Paris-I Panthéon Sorbonne. , Albert Ogien Sociologue, directeur de recherche au CNRS.

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