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Nos portables et la loi de Chaplin

Les Idées claires par Brice Couturier, du lundi au vendredi de 7h56 à 8h sur France Culture.

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Vous connaissez la Loi de Moore. Connaissez-vous la Loi de Chaplin ? Gordon Moore, c’est un informaticien qui travaillait chez Intel, la société qui domine l’industrie des puces de silicium, équipant les ordinateurs. Il y a 40 ans, déjà, il a relevé que la puissance de traitement de ces puces doublait tous les deux ans. Et voilà pourquoi nos ordinateurs portables sont beaucoup plus puissants et beaucoup moins chers que ceux qui équipaient la NASA il y a 20 ans.
Joyce Chaplin, elle, est professeur d’histoire à Harvard. Et, dans un article très intéressant récemment publié par le site en ligne Aeon, elle résume ainsi sa « loi » : Tout appareil portable est l’aboutissement d’un équipement plus ancien qui, autrefois devait être porté à deux mains et aujourd’hui se doit de tenir dans la paume d’une seule. »

Et notre historienne de Harvard de nous inviter à contempler le roi assyrien Shalmaneser III, tel qu’il est représenté sur l’obélisque noire datée de 825 avant Jésus-Christ. Deux esclaves l’assistent, l’un le protégeant du soleil, l’autre lui tendant les objets dont il peut avoir besoin ; tandis que défilent, devant lui, les envoyés des nations vaincues, lui présentant les tributs qui lui sont dûs. Le roi lui-même tient un récipient d’une main. L’autre est posée sur la poignée de son épée.

Shalmaneser III Black obelisk
© Radio France

Durant des siècles, l’iconographie en témoigne, sont distingués ceux qui tiennent le sceptre, l’épée ou le livre – et l’immense majorité, tous les autres, ceux qui travaillent de leurs mains. Elle fait observer que la langue anglaise témoigne du statut d’infériorité des travailleurs manuels. Une handmaid, c’est une servante. Le mot handman, aujourd’hui disparu, renvoie à notre « homme de main » qui, en vieux français, désignait quiconque effectue un travail pour autrui. Il est vrai que dans notre langue, la main renvoie autant au travail qu’à l’autorité. « Avoir à main », en ancien français signifie posséder. « Prendre en main  »connote l’autorité. De même que « avoir la haute main » sur quelque chose.

Reste que, comme l’écrit Joyce Chapin, jusqu’au XX° siècle, tous ceux qui l’ont pu, ont tenté d’échapper à la nécessité de porter des objets. Le majordome présente les lettres sur un plateau. Prenez Phileas Fogg. Il effectue son tour du monde en 80 jours, en ne portant sur lui que deux objets : un horaire des trains et une montre gousset. Les deux font la paire. Tout le reste – y compris son passeport et son argent – est transporté par son fidèle serviteur, Passepartout. C’est pourtant au XIX° siècle que le vêtement masculin se met à multiplier les poches, où les hommes peuvent dissimuler tout un bazar d’objets dont la taille a réduit, tandis que les femmes portent des réticules, plus proches de la simple bourse que de notre moderne sac à main.

Prenez la montre. En Europe, à partir de la fin du XV° siècle, seuls les riches pouvaient s’offrir une horloge. Cet objet de luxe était exposé sur une table. Mais dès le XVI°, étaient apparus des appareils d’horlogerie si miniaturisés qu’ils tenaient dans la main. A la fin du XVII°, on peut se procurer des montres de gousset. Et au XVIII°, les premiers bracelets-montres. Mais c’est un accessoire considéré alors comme féminin. Et ici apparaît la deuxième loi de Chaplin : la miniaturisation des technologies résulte souvent de l’usage civil d’une invention militaire. C’est durant la guerre des Boers, à fin du XIX° siècle, que les officiers se mettent à porter des bracelets-montres. Pour d’évidentes raisons pratiques. Ils seront d’ailleurs rebaptisés « montres de tranchée » (trench watch), durant la Première guerre mondiale.
Or, cette « montre de poignet », selon Joyce E Chaplin, a fourni le modèle de toutes les technologies suivantes. Ainsi du transistor, dont l’invention remonte à 1947 et qui, dans les années 60, fournira aux adolescents du rock’n roll des radios portatives si petites qu’elles pouvaient tenir dans la poche de leur chemise. Ainsi de la calculatrice de poche, conçue par Texas Instruments en 1967, avec sa Cal.Tech. Ou encore de la « caméra portative », qui donnera la « caméra à l’épaule », puis la caméra vidéo.

Nous avons aujourd’hui dans la paume de nos mains, un concentré de toutes ces innovations technologiques avec notre téléphone portable. C’est une horloge, un écran de télévision, une radio, un magnétophone, le tout bourré d’intelligence artificielle.

Autrefois, la plupart d’entre nous étaient des larbins, qui mettions nos mains au service d’autrui. Aujourd’hui, nous tenons au creux de la main l’aboutissement des efforts de tant de gens. Riches et pauvres, sur nos portables, nous avons tous accès aux mêmes informations et services ou peu s’en faut. Qui peut nier qu’il s’agisse d’un progrès ?

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