Viveret répond à Todd : "L'insulte est contreproductive" - Philosophie - Espace pédagogique académique

Viveret répond à Todd : "L’insulte est contreproductive"

Pour le philosophe Patrick Viveret, si Emmanuel Todd soulève des questions légitimes, il pratique des amalgames dangereux.

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Le philosophe Patrick Viveret a activement participé aux manifestations de solidarité qui ont suivi les attentats contre « Charlie Hebdo » et l’Hyper Cacher. Avec son collègue Abdennour Bidar il a fondé le « Mouvement du 11 », pour promouvoir la Fraternité, qui devient selon lui un enjeu fondamental si l’on veut éviter un choc des civilisations.
Viveret, qui vient de publier un livre sur ce thème, « Fraternité, j’écris ton nom » (Ed. LLL), prône un dialogue des civilisations « ouvert et exigeant ». Autant dire que la charge d’Emmanuel Todd contre « l’esprit du 11 janvier », qualifié par ce dernier d’« imposture », ne l’a pas enchanté.

Interview.

Selon Emmanuel Todd, le mouvement du 11 janvier, sous couvert de défense de la liberté d’expression, a été excluant pour les musulmans, et serait même « inconsciemment » xénophobe. Vous semble-t-il complètement à côté de la plaque ou a-t-il touché un point sensible ?

Je ne suis pas, vis-à-vis de Todd, dans une posture de réfutation totale : il soulève des « points de vigilance » légitimes. Mais la façon dont lui-même les met en avant, en procédant par des amalgames et des insultes, me paraît dangereuse. Si son but est effectivement de contester les comportements excluants, traiter ces mouvements de solidarité d’« imposture » est contreproductif.

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Quels sont les « points de vigilance » qui vous semblent pertinents ?

Trois points soulevés, notamment, me paraissent fondés, mais sur chacun d’entre eux, l’attitude de Todd me paraît incohérente.
Il pointe le problème de la perte de sens, dans nos sociétés, en particulier du côté des classes moyennes ; il pose le problème de l’instrumentation de la laïcité par un certain nombre de courants islamophobes ; il évoque le fait que des musulmans ne sont pas un bloc homogène… Il a raison de soulever ces trois points, et il d’ailleurs n’est pas le seul à le faire. En revanche, la façon dont il prétend utiliser une approche scientifique pour disqualifier le 11 janvier me paraît totalement en contradiction avec ces points de vigilance.
Prenez la question de la perte de sens : c’est une réalité. Elle est liée à ce que Joseph Stiglitz a appelé le « fondamentalisme marchand ». Et pour retrouver du sens, il faut renouer avec les valeurs fondamentales de la République, comme la tension dynamique entre Liberté, Egalité et Fraternité. Quand on a la chance d’avoir des millions de personnes qui se lèvent pour faire revivre ce type de valeurs, il faut s’en réjouir plutôt que leur envoyer des missiles. Ce sont elles qui aideront à retrouver du sens.
Second point, l’instrumentation de la laïcité par des mouvements islamophobes. Elle est réelle, mais elle n’existait pas au sein de la manifestation du 11 janvier. Il y avait d’ailleurs nombre de manifestants musulmans dans le cortège, davantage que dans les manifestations de solidarité avec Gaza… Et les manifestations devant l’Hyper Cacher comptaient elles aussi des musulmans.
Troisièmement, quand il dit : « Il faut arrêter de traiter les musulmans comme un bloc », tout à fait d’accord ! Mais lui, de son côté, ne cesse de traiter les catholiques comme un bloc…

Il ne parle même pas des catholiques, mais de « catholiques zombies », c’est-à-dire les Français habitant sur des terres traditionnellement catholiques, et qui auraient selon lui fourni le gros des troupes des manifs du 11 janvier…

Qu’est ce que tout cela veut dire ? Il opère des amalgames entre la période de l’Ancien régime et la période actuelle, entre des catholiques d’autrefois et des gens qui ne font qu’habiter sur une terre de culture catholique…
On pourrait souligner, à rebours de ce qu’il écrit, que c’est un terreau chrétien qui nourrit les logiques de tolérance à l’égard de l’islam. La laïcité « ouverte », celle de Jaurès - pas celle, intégriste, du petit père Combes - est pétrie de valeurs issues du christianisme, mais sorties des dogmes de l’église catholique.
A l’appui de ses amalgames, Todd affiche une prétention scientifique. Quitte à s’appuyer sur des études sociologiques, je préfère celles, pas seulement françaises, qui se sont développées depuis les années 2000 sur les « créatifs culturels » [le groupe socio-culturel à la pointe du changement social, mis en évidence par le sociologue américain Paul Ray et par la psychologue américaine Sherry Anderson, NDLR].
Entre le fondamentalisme marchand et le fondamentalisme identitaire, il existe une force créative, caractérisée par sa tolérance. Plutôt que de disqualifier cette force, il faut l’appuyer !
Lire La laïcité doit-elle "effacer la religion de l’espace public" ?

Todd analyse la surreprésentation, dans les manifestations, de gens plutôt aisés, peu métissés, issus de régions ayant voté oui à Maastricht… Comment interprétez-vous ces résultats ?

Moi, j’ai manifesté avec des gens de Nanterre : beaucoup avaient voté non au référendum sur le traité européen en 2005 et il y avait parmi eux des musulmans ! Il est absurde de considérer les 4 millions de personnes qui ont défilé comme un bloc homogène. Todd instrumentalise une approche démographique et sociologique pour étayer sa démonstration.

Beaucoup de personnes, en janvier, se sont sentis exclues par le slogan « Je suis Charlie », par les minutes de silence imposées, ou par ces manifestations… Ils ont ressenti une « injonction massive » adressée par un camp contre un autre. Vous-même, vous avez souligné dans un article récent la confrontation entre deux « sacrés », le sacré de la liberté d’expression et le sacré du respect de la religion…

C’est un autre « point de vigilance » légitime. Mais on ne répond pas au risque d’injonction par l’insulte. Il faut, pour surmonter le risque que vous évoquez, que chacun reconnaisse ce qui est sacré chez l’autre. C’est ce qu’on a appelé, avec Abdennour Bidar, le « sacré partageable » et c’est possible dans un esprit de fraternité. On peut ainsi avoir le respect du sacré, tout en reconnaissant le droit au blasphème : l’un se place sur le terrain de l’éthique, l’autre de la légalité.
Dans les manifestations du 11 janvier, c’est un formidable esprit d’ouverture et de tolérance qui dominait, pas une logique de peur et de repli. On a besoin de cet esprit pour surmonter les affrontements entre blocs identitaires et franchement, si on disqualifie comme le fait Todd ce mouvement fraternel, que reste-t-il ? Il reste le « fondamentalisme marchand », porté par des gens qui nous appelle à des choses dénuées de tout sens – j’entendais ainsi ce matin à la radio Alain Mincvanter « l’adaptation compétitive » - ou alors le « fondamentalisme identitaire » sous ses différentes formes, nationalistes (le FN…) ou religieuses…
Si seuls ces fondamentalismes s’expriment, le pays est au bord de la guerre civile. Pour en sortir, on a la chance d’avoir un groupe d’acteurs prônant la tolérance et la fraternité, et qui s’exprime. Le culpabiliser, le renvoyer au silence, n’est pas un service à rendre à notre société.

Propos recueillis par Pascal Riché

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