Michel Foucault, un amour de genèse - Philosophie - Espace pédagogique académique

Michel Foucault, un amour de genèse

Jeune inconnu, Thierry Voeltzel se livrait en 1978 à d’étonnants dialogues avec le philosophe.
Un article de Robert MAGGIORI paru dans Libération.

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La première impression est celle que donne un livre tombé derrière les étagères, et que l’on retrouve inopinément vingt ou trente ans après. En le feuilletant, les souvenirs remontent, plus ou moins estompés… l’AG de Sexpol à Jussieu, Wilhelm Reich, les maos, la GP, le MLF et le Fhar, Ivan Illich, le LSD et les « yellow pills » que « l’on prend à l’intérieur même du plaisir sexuel », la castagne avec la « sécurité » de la CGT, les luttes « à Peugeot-Montbéliard », la révolution, Cuba, le Vietnam, la Chine (« il y a quand même des choses bien, en Chine »).
« Chauve ». On lit des paragraphes plusieurs fois, croyant avoir la berlue : mais à quelle époque, dans quel pays était-on aussi « libéré » pour parler de tout - des Juifs et des Arabes, des « loulous », des drogues, des expériences les plus intimes ou borderline, des amours sans règles, des réunions où on se masturbait en chœur (« quand on avait un tract, un article à écrire à deux ou trois, bien souvent on n’arrivait pas à le terminer parce qu’on s’embrassait, on se touchait, et c’est là que j’ai commencé à vraiment toucher des garçons… »), des attouchements avec des enfants de 7 ou 8 ans - sur un mode si allègre, si « innocent », brut, impavide et spontané ? Vingt ans et après est paru en 1978 (et aujourd’hui « réédité à l’identique »).
C’est un livre d’entretiens, entre un jeune homme, militant « dans les mouvements homosexuels et maoïstes d’après Mai 68 » et un… « homme chauve, veste très élégante, inhabituelle », qui, quelque temps auparavant, l’avait pris en stop sur la route de Caen, et avec lequel il avait noué une « relation agréable » : « Je venais d’avoir vingt ans, écrit Thierry Voeltzel dans la postface (2014), parce que c’était la fin du mois d’août 75. Michel a dit à Daniel : "J’ai rencontré le garçon de vingt ans." Ça lui plaisait beaucoup, le garçon de vingt ans. »
Les lecteurs de l’époque (peu nombreux) n’ont pas su l’identité du philosophe, qui avait tenu à demeurer (légèrement) « masqué ». C’était Michel Foucault. Dès lors, Vingt ans et après se lit différemment. Ce qui frappe, quel que soit le sujet abordé - les sexualités (« l’homosexualité chez les intellectuels, dans Libération, c’est possible, par contre dans les usines… aller distribuer un tract sur l’homosexualité dans une usine… - Oui, oui, il faut le faire ! - Ça se fait. - Ça se fait ? »), la lutte politique, la musique, la médecine, le travail à l’hôpital, la violence paternelle (« il me réveillait à coups de cravache »), le gauchisme, l’armée, la religion, l’école, la littérature, les plaisirs -, c’est l’extraordinaire curiosité de Foucault, son « souci de savoir », de tout savoir, dans les moindres détails.
« Personnage ». Sans doute le charme et la jeunesse de Thierry y sont pour quelque chose. Sans doute, aussi, serait-il fourvoyant de n’extraire que les questions posées par le philosophe pour y lire quelques anticipations de ses théories. N’empêche. La façon dont Foucault « interroge », dont il « pointe » les problèmes, non seulement permet à Thierry Voeltzel de « traduire » ses choix et sa vie avec une liberté de ton quasiment inimaginable aujourd’hui, mais fait de « Thierry » un « personnage conceptuel » d’une partie de l’œuvre de Michel Foucault.

Vingt ans et après de Thierry Voeltzel, Verticales, 214 pp., 17,90 €.

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