Jürgen Habermas : "En Europe, les nationalismes sont de retour" - Philosophie - Espace pédagogique académique

Jürgen Habermas : "En Europe, les nationalismes sont de retour"

Depuis la publication de son livre La Constitution de l’Europe (Gallimard, 2012), le philosophe Jürgen Habermas défend l’idée d’une Union renforcée entre les pays du Vieux Continent. Pour L’Express, il analyse les contradictions d’une Europe qu’il espère voir sortir de ses ornières actuelles.
Propos recueillis par Pascal Ceaux, publié le 17/11/2014 à 20:07 dans l’Express.

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Jürgen Habermas s’inscrit de plain-pied dans la grande tradition philosophique allemande. Héritier critique de l’école de Francfort, adversaire percutant de Martin Heidegger, il s’est toujours intéressé à l’Histoire au présent, n’hésitant pas à intervenir dans le champ de l’actualité.

Jürgen Habermas
Selon le philosophe Jürgen Habermas, seul un gouvernement économique commun à l’ensemble du noyau dur européen pourrait combattre les inégalités sociales croissantes au sein de la zone euro.
REUTERS/Odd Andersen/Pool

L’euroscepticisme semble gagner partout du terrain. N’y a-t-il pas une crise de l’Union européenne ?
Oui, l’euroscepticisme gagne du terrain dans tous les Etats de l’Union, en particulier avec la crise que nous connaissons depuis cinq ou six ans, qui est à la fois une crise bancaire et financière et une crise de la dette publique. Si la zone euro se révèle fragile, cela vient avant tout de ce que, lorsque fut fondée à Maastricht l’Union monétaire européenne, le personnel politique alors en place a manqué de courage et n’a pas tiré les conséquences de sa démarche en faisant en sorte qu’ensuite cette union monétaire devienne une union politique.
Pour l’instant, les politiques fiscales, économiques et sociales demeurent des prérogatives des Etats nationaux, or seul un gouvernement économique commun à l’ensemble du noyau dur européen, et veillant à ce que ces politiques soient menées en concertation, serait à même d’égaliser les conditions suboptimales que rencontre l’Union monétaire européenne. Trop peu d’efforts sont consentis en commun pour qu’au moins l’écart entre les prestations des différentes économies nationales cesse de se creuser.
Vous avez souligné à plusieurs reprises la progression des inégalités sociales. Est-ce à vos yeux la cause de la méfiance grandissante des peuples européens à l’égard du "monstre de Bruxelles" ?
Il ne s’agit pas, bien sûr, de se référer à une égalité des conditions sociales en valeur numérique. Une telle égalité n’existe même pas au sein de l’Allemagne -alors que notre Constitution prescrit de procéder à une péréquation financière entre les Länder. Ce dont il s’agit, c’est d’éviter les déséquilibres sociaux manifestes. L’UE devrait mettre en place des régulations qui s’opposent au creusement des écarts entre les économies nationales dans la zone euro. En l’absence de tels dispositifs, bien évidemment, les déséquilibres ne cessent de s’accroître.
L’impasse politique dans laquelle l’Union européenne semble s’être engagée ne donne-t-elle pas finalement raison aux libéraux qui s’en tiendraient volontiers à un simple espace de libre-échange commercial ?
Le problème auquel nous sommes confrontés est général : celui de savoir si nous nous résignons à l’asymétrie qui affecte désormais les rapports entre la politique et le marché. Si oui, et si nous abandonnons alors le projet d’une démocratie supranationale, nous sacrifions aussi le modèle social que nous prétendons encore défendre. Il ne faut pas inverser les causes. Du fait de la libéralisation mondiale des marchés financiers, les gouvernements nationaux voient leur latitude d’action se réduire de plus en plus, et la pression économique est devenue telle qu’il leur est impossible de maintenir les systèmes de sécurité sociale à un niveau de couverture suffisant. Cette raison justifie à elle seule d’accélérer l’intégration européenne. S’il existe encore une gauche qui ne soit pas résignée, il faudrait qu’elle s’y intéresse. L’impuissance des Etats nationaux face à une inégalité sociale croissante suffit à expliquer la triste situation des partis sociauxdémocrates partout en Europe.
Comment interprétez-vous les volontés d’indépendance manifestées en Ecosse ou en Catalogne ?
Quand, du fait d’une inégalité sociale croissante, l’angoisse et l’insécurité montent au sein d’une population, la tentation existe de se replier derrière des frontières familières auxquelles on croit pouvoir se fier, et de s’accrocher à des entités "natales", qu’elles aient été naturalisées ou qu’on en ait hérité, telles que la nation, la langue, l’histoire. Dès lors, le regain de la flamme régionaliste en Ecosse, en Catalogne ou en Flandre n’est guère, selon moi, qu’un équivalent fonctionnel du succès du Front national en France...
N’avez-vous pas le sentiment qu’aujourd’hui le repli sur soi des Etats-nations est à l’ordre du jour ?
Vous avez raison. Nous assistons dans l’UE à un retour des nationalismes, qui touche non seulement les populations, mais tout autant leurs gouvernements. Or les déclassements, la peur de déchoir ne se transforment pas d’eux-mêmes en préjugés antieuropéens, lesquels ne s’associent pas non plus d’eux-mêmes à des préjugés à l’encontre des autres nations.
Ce syndrome, qui relève d’un populisme de droite, est d’abord la conséquence d’une certaine interprétation de la crise bancaire et de la dette publique, reprise à leur compte par bien des partis de gouvernement ; selon cette interprétation, le fait qu’une nation dans son ensemble soit "coupable" ou non d’endettement s’expliquerait par des différences de culture économique nationale apparaissant à la fois dans le style et dans l’état de développement. Cela permet en même temps de détourner l’attention publique du "destin de classe" -qui, lui, ne s’arrête pas aux frontières- de ceux qui sont les gagnants et de ceux qui sont les perdants de la crise.
Pour constater le repli sur les intérêts nationaux, il suffit d’observer la désespérante foire d’empoigne qu’est le Conseil européen. Dans ce cercle de chefs d’Etat et de gouvernement, le mot "solidarité" est devenu un mot d’un autre continent. Qu’il ne sorte de ce Conseil aucune impulsion à même de relancer le processus d’unification de l’Europe n’est pas étonnant. Les seuls qui semblent encore avoir un point de vue sur l’avenir de l’Europe sont Jean-Claude Juncker, le nouveau président de la Commission, et le social-démocrate Martin Schulz, président du Parlement.
Le retour à une forme d’hégémonie impose-t-elle à l’Allemagne une responsabilité particulière ?
La gestion des crises que nous connaissons ces dernières années a placé la République fédérale, du fait de sa prépondérance démographique et économique - et a fortiori au sein de la zone euro -, en situation de leadership ; cela lui a été pour partie imposé, mais c’est surtout un rôle qu’elle a à redouter. Certes, une telle position, même si on ne le dit pas, avantage l’Allemagne du point de vue de ses intérêts nationaux. Petit à petit, elle entre donc à nouveau dans le dilemme de cette "position semi-hégémonique" qu’elle avait adoptée à partir de 1871, celle-là même qu’elle n’avait pu surmonter qu’après deux guerres mondiales, et grâce à l’unification européenne. L’Allemagne elle-même ne peut qu’avoir le plus grand intérêt à sortir l’UE d’un stade de développement permettant ou requérant que les directives soient prises par une puissance dominante.
Les Allemands peuvent considérer que les autres doivent faire les efforts d’austérité auxquels ils ont consenti. Les Français préféreraient une politique de relance de l’économie. N’est-on pas là au coeur de la contradiction qui paralyse l’Union ?
Le fait que les deux nations dominantes, l’Allemagne et la France, de toute façon contraintes de coopérer pour le meilleur et pour le pire, ferraillent entre elles est de mauvais augure pour l’avenir de l’UE. Le gouvernement fédéral refuse, dans son propre intérêt, de combler les retards de solidarité. Il ne se résout toujours pas à corriger sa politique obstinée d’épargne, alors que, pour son propre pays, ses propres économistes réclament des investissements.
Le gouvernement français exige à bon droit cette solidarité, mais dans l’intention de coordonner technocratiquement les politiques nationales les unes avec les autres : les chefs d’Etat et de gouvernement devraient, sans plus de façons, se mettre d’accord sur des "deals" : 50 milliards d’économies d’un côté contre 50 milliards d’investissements de l’autre. Bref, les deux positions se bloquent mutuellement. D’un côté, on refuse la solidarité qui s’impose ; de l’autre, on refuse le prix exigé pour le changement de politique ; mais des deux côtés, on s’accroche à une souveraineté de l’Etat-nation, qui s’est depuis longtemps vidée de son sens.
Il faudrait, à cet égard, que les tenants en France d’un républicanisme national se fassent à l’idée qu’un gouvernement économique à l’échelle de la zone euro peut être doté d’une légitimité démocratique, mais qu’il est impossible sans un transfert supplémentaire de souveraineté.
L’idée d’une Europe à deux vitesses, dont l’axe franco-allemand serait le pivot, vous paraît-elle raisonnable ?
S’il est encore possible de parvenir à plus d’intégration, le pas supplémentaire qu’il faudra franchir ne peut intervenir, selon moi, que dans le cadre de la zone euro, à la condition qu’une telle "euro-union" politique reste ouverte à tous les pays qui souhaiteraient y adhérer, à commencer par la Pologne.
A quoi devrait ressembler le nouveau citoyen européen ?
Nous devons prendre au sérieux l’idée qui figure déjà bel et bien dans le préambule des traités européens : l’Union est non seulement portée par les peuples et leurs Etats, mais en même temps par l’ensemble des citoyens. Ce sont les deux souverains. Dans la mesure où il s’agit de part et d’autre des mêmes personnes, il y a un problème manifeste : chacun d’entre nous doit, en son for intérieur, s’accommoder de la concurrence de deux intérêts. D’un côté, les conflits économiques et les conflits politiques mondiaux nous poussent à désirer une entité politique supranationale qui soit en même temps démocratique et capable d’agir. De l’autre, il est impossible que ce soit un super Etat qui coiffe les Etats nationaux, car il faut que ce soit eux qui demeurent les bastions au sein desquels sont défendus le droit et la liberté au niveau qu’ils ont historiquement permis d’atteindre.
Comment lier la nécessité d’un espace européen commun aux citoyens de l’Union et l’affirmation de plus en plus forte d’une sphère publique mondiale ?
Cela ne devrait pas être un problème si une Europe capable d’agir politiquement emploie sa puissance, également au niveau mondial, à civiliser le capitalisme et à instaurer les droits de l’homme.
L’histoire européenne est vieille de plusieurs millénaires. Ce long passé -Rome ne s’est pas faite en un jour- n’incite-t-il pas à plus de patience ?
Quand bien même les mentalités ne changent pas du jour au lendemain, le souvenir des conflits du passé nous conduit plutôt, aujourd’hui, à nous rassembler. Il est vrai cependant que les crises actuelles n’attendent pas...
Que doit faire l’Europe pour être encore une idée d’avenir ?
Nous n’avons, pour l’instant, dans les sphères publiques des différents Etats membres, aucune discussion informée et passionnée sur les problèmes concrets que rencontre l’Union ni sur les diverses possibilités d’action qui existent effectivement. Les nombreux partis politiques et les citoyens qui font la fine bouche à propos de l’Europe devraient surmonter leur défaitisme. Ils devraient avoir le courage d’entrer à visage découvert dans une controverse aux positions bien tranchées. Seul le conflit ouvert et acharné sur les différentes possibilités d’avenir pour l’UE, un conflit mené bien sûr avec des arguments mais sans craindre la mêlée, pourrait redonner un futur à l’Europe.

(Traduction : Christian Bouchindhomme.)

Jürgen Habermas en 5 dates
1929 Naît à Düsseldorf. 1953 Publie dans un journal de Francfort une critique violente d’un livre de Heidegger qui évoque "la vérité et la grandeur profonde" du nazisme. 1956 Travaille aux côtés des fondateurs de l’école de Francfort (néomarxiste), Theodor Adorno et Max Horkheimer. 1981 Publie l’un de ses livres majeurs, Théorie de l’agir communicationnel. 2003 Coécrit avec le Français Jacques Derrida Le "Concept" du 11 septembre, dialogue philosophique autour des attentats islamistes de 2001 aux Etats-Unis.

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