Ce que la condition animale doit au Net - Philosophie - Espace pédagogique académique

Ce que la condition animale doit au Net

Un article de S. Foucard, paru dans le Monde du 4 novembre 2014.

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D’où vient le trouble ? Pas seulement du spectacle de la mort, ni même de l’agonie de ces grands animaux secoués par une macabre danse de Saint-Guy. Il vient aussi de la rationalisation extrême et de la mécanisation de l’abattage, du cliquetis des machines qui se mêle aux mugissements des bêtes effrayées, et de la place infligée à l’homme dans ce dispositif – dont on ne sait plus trop lequel est le supplétif de l’autre.
Dans un ouvrage qui vient de paraître (Plaidoyer pour les animaux, Allary Editions, 350 p., 20,90 euros), le célèbre biologiste et moine bouddhiste Matthieu Ricard estime que les systèmes modernes de production animale ne sont acceptés par la société que parce que leurs modes opératoires demeurent inaccessibles à l’opinion. " L’écrasante majorité des mauvais traitements sont infligés aux animaux loin des regards, dans les entreprises de production industrielle et dans les abattoirs, écrit-il. Et l’industrie agroalimentaire exerce une censure tacite mais hermétique, s’assurant qu’aucune image choquante ne sorte de ces enceintes de torture. "
Ce jugement doit sans doute être nuancé – il n’est pas certain que les abattoirs d’aujourd’hui aient beaucoup à envier à ceux du XIXe siècle. Mais il ne fait aucun doute que l’élevage industriel a considérablement dégradé la condition animale au cours des dernières décennies.
Toute l’originalité de la situation actuelle est précisément que, grâce à quelques organisations non gouvernementales et au Net, les détails de ce que nous infligeons aux bêtes sont mis dans le domaine public. Et y font débat. Ce ne sont pas seulement des vidéos volées dans les abattoirs qui circulent désormais par milliers, mais aussi des films et des témoignages recueillis tout au long de la chaîne de production. Quiconque a pu prendre connaissance, de visu, des conditions dans lesquelles porcs, volailles ou lapins sont élevés, ne peut que reconnaître que la situation actuelle pose, pour user de litote, quelques questions d’ordre éthique.

Pouvoir et force des images

Par le pouvoir et la force des images, les militants de la cause animale sont parvenus à mettre ces questions au cœur de la société. En témoigne la disposition adoptée jeudi 30 octobre par l’Assemblée, faisant passer les animaux du statut de " biens meubles " à celui " d’êtres vivants doués de sensibilité ". L’affaire est encore symbolique et ne fait qu’aligner le code civil sur le code rural. Mais elle signale l’irruption inattendue de ce genre de débats dans les enceintes parlementaires où, par les temps qui courent, on pourrait penser qu’il y a d’autres chats à fouetter.
C’est que la question est sérieuse. Elle est d’ailleurs au centre, depuis quelques années, d’une intense activité intellectuelle et éditoriale. La récente parution du livre de Matthieu Ricard s’inscrit dans une longue série d’ouvrages gravitant autour du sujet : ceux de Jonathan Safran Fœr (Faut-il manger les animaux ?, L’Olivier, 2009), de Fabrice Nicolino (Bidoche, LLL, 2009) et, tout récemment, ceux d’Aymeric Caron (No Steak, Fayard, 2013) de Jocelyne Porcher (Vivre avec les animaux, La Découverte, 2014) et de Franz-Olivier Giesbert (L’Animal est une personne, Fayard, 2014)…
Même la presse conservatrice s’empare du sujet : dans son édition du 18 octobre, le Figaro Magazine consacrait sa couverture au végétarisme, rappelant que celui-ci est largement motivé, en France, par le sort réservé aux animaux. Dans un sondage réalisé en 2012 pour Terra Eco, les trois quarts des végétariens (environ 3 % de la population française, contre près de 10 % en Allemagne) disent avoir adopté leur régime alimentaire par refus de la souffrance animale.
Bien sûr, la question de notre rapport aux animaux et à leur consommation n’a pas attendu le Net pour être posée : Plutarque l’abordait déjà au début du IIe siècle. Mais elle ne s’impose comme débat de société que depuis l’utilisation du Net comme moyen de dévoilement des pratiques de l’industrie. Celles-ci mettront du temps à changer. On mesure le chemin à parcourir par ce seul constat : s’il avait été adopté jeudi 30 octobre, l’amendement proposé par la députée écologiste Laurence Abeille – qui ne demandait rien d’autre pour les animaux que des conditions de vie conformes aux impératifs biologiques de leur espèce – aurait potentiellement rendu illicite l’écrasante majorité de la production animale française. Il a bien sûr été rejeté : en France, 95 % des cochons et 82 % des poulets de chair sont élevés en bâtiments et 99 % des lapins sont élevés en batterie, tout comme 70 % des poules pondeuses.

Stéphane Foucart