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Méditations socratiques

, par Louis Rouillé - Format PDF Enregistrer au format PDF

 Introduction

La question de philosophie politique fondamentale est, je crois : "Qui décide ?". Cette question recouvre en réalité deux problèmes. Il y a une interprétation normative de cette question : "Qui doit décider ?". En ce sens, la notion pertinente est celle de la justice. Il s’agit dans ce cas d’explorer les liens systématiques qui existent (ou pas) entre les décideurs et la qualité de la décision, en contexte, naturellement. D’autre part, il y a une interprétation descriptive : "Qui, de fait, décide ?". Ici, il s’agit plutôt d’explorer méthodiquement les différents systèmes de décision qui existent, ont existé, ou pourraient exister. Une brève étude ethnographique et historique des groupes humains plonge généralement dans la perplexité : il semble que les humains ont une capacité d’invention de tels systèmes connaissant assez peu de limites. L’enquête philosophique abstraite, cependant, consiste moins à recenser l’existant qu’à explorer l’espace logique des réponses possibles, à l’aide de distinctions conceptuelles simples. On voit bien que les deux questions inter-agissent en profondeur : on n’ira pas chercher toutes les réponses possibles à la question "Qui décide ?" (interprétation descriptive), si on n’était pas motivé par la comparaison de ces différentes réponses selon leur degré de justice (interprétation normative). Comme il se doit en philosophie, il est toujours recommandé de séparer le plus possible le descriptif et le normatif pour comprendre de quoi l’on parle, ce qui a les limites que l’on connaît, pour le meilleur et pour le pire.

Les raisons que l’on peut avoir de s’intéresser à la philosophie politique conçue comme une réponse à, entre autres problèmes, cette question fondamentale sont manifestement très diverses. Certains s’intéressent au problème pour résoudre les problèmes politiques qui affectent, parfois terriblement, les corps sociaux, d’autres le font pour le plaisir désintéressé de la recherche (si tant est que celui-ci existe), d’autres encore y contribuent car ils pensent que la philosophie politique est l’endroit par excellence où l’on peut espérer trouver des réponses à une autre question (épistémologique et métaphysique) fondamentale, à savoir celle des liens entre la théorie et la pratique — d’autres, certainement, s’intéressent à cette question pour le plaisir de la polémique virulente car il est bien connu que, de toutes les parties de la philosophie, c’est certainement dans la philosophie politique que les traits les plus blessants sont proférés. L’intérêt de cette question fondamentale ne nous arrêtera pas ici, et je présupposerai à la fois que cette question est intéressante et fondamentale. Mon seul but sera d’y répondre, avec peu de moyens et un style argumentatif simple.

La politique, je crois, n’est pas l’affaire de spécialistes. En disant ceci, j’énonce une thèse de philosophie politique assez consensuelle ici et maintenant, qui est généralement associée à une réponse disons progressiste ou démocratique à la question "Qui décide ?". La thèse que je vais illustrer ici est un peu plus forte et convaincra moins facilement les professionnels de la profession, la voici : la philosophie politique n’est pas affaire de spécialistes. Nous l’allons montrer tout à l’heure, et il n’y aura pas de morale...

 Le procès de Socrate

Le Socrate de Platon s’intéresse à la question "Qui décide ?" à de nombreux endroits dans le corpus platonicien. La question, cependant, est mise en abyme avec beaucoup de dextérité dans L’Apologie de Socrate : Socrate pose la question au jury populaire, qui, justement, va devoir décider de la vie ou de la mort du questionneur. Et il mourra, une fois que le jury aura décidé. Voilà un cas de décision complètement dégraissé, sans complications, si j’ose dire, et qui sera donc un cas d’étude simple.

 Rappel de la situation

Nous sommes en -399, Socrate a environ 70 ans. Il est convoqué devant un tribunal populaire de 501 citoyens athéniens tirés au sort pour répondre sur trois chefs d’accusation :

  1. Impiété (ne pas reconnaître les dieux de la Cité)
  2. Introduction de divinités nouvelles
  3. Corruption de la jeunesse.

Ces chefs d’accusation émanent de trois accusateurs (Mélètos, Anytos et Lycon) qui demandent la peine de mort dans une harangue introductive. L’Apologie de Socrate est la retranscription (fidèle ?) de la réponse de Socrate à cette harangue en première partie ; puis la réponse de Socrate à l’issue du premier vote majoritaire qui établit la culpabilité légale de Socrate, consistant à proposer une peine qui sera ensuite re-soumise au vote du jury populaire ; la fin de la deuxième partie est le court discours de réconfort de Socrate pour ses amis.

Dans son premier discours, Socrate démontre que les accusations à son égard sont infondées. Il explique que ses accusateurs se sont basés sur des fausses rumeurs. Socrate explique pourquoi ses accusateurs le calomnient, et fait la généalogie de ces mensonges en expliquant comment il se fit des ennemis dans la société athénienne en allant vérifier l’oracle le concernant. Ce faisant, il montre l’absurdité du chef d’accusation numéro 1 : ce que ses accusateurs appellent "impiété" est en réalité une plus grande piété. Si l’accusation est débile, elle n’en est pas moins réelle et menaçante. Socrate soutient que la véritable raison d’être de cette accusation est la menace. Pour y répondre, Socrate démontre que la menace est sans effet sur sa personne, puisqu’il n’a aucune raison de craindre la mort. Ses accusateurs pensent donc lui faire du tort mais ils se trompent : ce faisant, ils se font en réalité du tort à eux-mêmes. Dans le second (et troisième) discours, Socrate tire les conséquences de son propos en retournant complètement l’accusation : les chefs d’accusation sont manifestement fantaisistes ; la réalité est que son comportement, calomnié en mal social, est en réalité un bien social ; la décision juste, qui revient au jury, doit consister en une récompense plutôt qu’une punition.
Cette dernière sortie fut vraisemblablement interprétée comme une ultime provocation. On connaît la suite : il s’agit du fameux épisode de la ciguë. Ce qu’on ne sait pas, cependant, c’est la composition du mélange obtenu à partir de la conium maculatum, qui doit avoir des propriétés toxicologiques extraordinaires étant donné la mort manifestement calme et tranquille de Socrate. [1]

 Le problème soulevé par le procès de Socrate

Ces éléments étant donnés, il ne fait aucun doute que le procès de Socrate est un cas d’erreur judiciaire. Une erreur judiciaire est une décision de justice injuste, c’est-à-dire une situation où une personne est factuellement jugée coupable alors qu’elle n’est pas réellement coupable des méfaits pour lesquels elle a été condamnée. Socrate est ainsi un exemple parmi tant d’autres de condamné malheureux : il est donc une figure particulière de la faillibilité de la justice, qui est une des formes de l’injustice.

Les raisons cette erreur judiciaire sont complexes, et la réponse à la question "Pourquoi les athéniens ont-ils commis cette erreur ?" a fait couler beaucoup d’encre, contribuant très certainement à la notoriété peu égalée de Socrate dans l’histoire humaine. Sans entrer dans les détails de ces raisons, il est utile pour la suite de mentionner ici un concept qui a fait florès dans la philosophie politique : la tyrannie de la majorité. L’idée est que la mort de Socrate n’est pas accidentelle, que l’erreur judiciaire est une erreur structurelle du processus de décision. Autrement dit, Socrate est une victime du système politique dans lequel il vivait, à savoir la démocratie athénienne. En particulier, c’est le procédé de décision à la majorité qui est ici en cause : dès qu’on décide à la majorité, on s’expose à l’oppression de l’individu. En principe, l’écrasement de l’individu par la majorité peut aller jusqu’à son élimination, si la décision a une conséquence sur la vie de l’individu. Dans le cas de Socrate, sa mort est décidée à la majorité. Le terme de tyrannie est ainsi employé pour qualifier l’injustice du point de vue de celui ou celle qui est tyrannisée. Donc, de l’individu. La tyrannie de la majorité est une forme de tyrannie parmi d’autres. Le procès de Socrate est l’exemple paradigmatique de ce type de tyrannie.

Platon (et pour beaucoup d’autres après lui) utilise ce concept de tyrannie de la majorité pour construire des arguments contre la démocratie, définie comme système politique basé sur la décision à la majorité partout où cela est possible. L’argument anti-démocratique est aussi simple qu’efficace :

  • La prise de décision majoritaire (démocratie) permet une tyrannie de la majorité ;
  • Dans le domaine judiciaire, cette tyrannie de la majorité est une catastrophe.
  • Donc, la démocratie est un mauvais système politique.

On voit immédiatement comment discuter l’argument anti-démocratique platonicien : on peut se quereller sur la définition de la démocratie (le phénomène majoritaire n’est pas essentiel à la démocratie) ou on peut vouloir limiter la démocratie pour empêcher ou atténuer ses effets délétères (pas de démocratie dans le domaine judiciaire). Cela ouvre à des discussions de philosophie politique ardues et profondes. L’important pour notre propos cependant, c’est que le procès de Socrate établit un lien solide entre une procédure de décision et un effet structurel de cette procédure. Une décision populaire à la majorité rend possible le procès de Socrate. Dès lors, on peut commencer à raisonner abstraitement sur ces liens structurels, et poser des contraintes logiques qui bloquent ou autorisent une conclusion modale de ce type.

Pour ce faire, voici un exercice : trouver une cité dans laquelle le procès de Socrate n’aurait pas pu mal finir.

 Vers la cité idéale

 Espace logique des cités possibles

Socrate était innocent et il fut condamné à mort. Cette situation fut possible parce qu’il fut condamné à la majorité, et que la majorité rend possible l’erreur judiciaire. Il convient donc de se demander s’il existe un processus de décision qui ne permet pas l’erreur judiciaire. Dans ce système, par définition, la condamnation de Socrate aurait été impossible. Ce genre de cité mérite le qualificatif d’"idéal". Existe-t-il une cité idéale ?

Nous définirons une cité comme une organisation politique (un ensemble d’humains doté d’une ou plusieurs procédures de décision) où, entre autres choses, des procès ont lieu. Une cité idéale est une cité dans laquelle l’erreur judiciaire est impossible. Par définition, une cité idéale est une des cités possibles. Une étape vers l’identification de la cité idéale consiste ainsi à construire un espace logique exhaustif des cités possibles, afin d’identifier dans cet espace ce qui singularise la cité idéale. L’exercice est donc le suivant : construire l’espace logique des cités possibles et montrer quelle est la cité idéale.

Pour construire un espace logique, il faut un problème et des distinctions. Le problème, c’est la question fondamentale de la philosophie politique : "Qui décide ?" Les distinctions, elles, découlent du travail de Platon sur le procès de Socrate : Platon a identifié une réponse possible, à savoir la majorité. Les réponses alternatives se présentent d’elles-mêmes, il suffit de les ranger.

  • Distinction 1 : soit une personne décide soit plus d’une personne.
    • On appelle une cité où une seule personne décide une autocratie.
  • Distinction 2 : Si plus d’une personne décide, alors soit la décision est prise par un groupe minoritaire, soit par un groupe majoritaire.
    • On appelle une cité où un groupe minoritaire décide une aristocratie.
  • Distinction 3 : Si un groupe majoritaire décide, alors soit la décision est prise à majorité absolue, soit à l’unanimité.
    • On appelle une cité où un groupe décide à la majorité absolue une démocratie.

 Remarques

Arrivés à ce point, il est utile de faire plusieurs remarques relativement indépendantes les unes des autres.

  1. On pourrait imaginer une cité où personne ne décide.
    Toutefois, c’est un cas limite peu pertinent. Selon la définition de cité donnée plus haut, une cité est une organisation politique. Une organisation politique est un ensemble d’humains doté d’une ou plusieurs procédures de décision. Il y a donc de la décision. Pour inclure une cité où personne ne décide, il faudrait ainsi soutenir que l’absence de décision est un processus de décision. C’est possible. Mais c’est clairement un cas limite quasi-déviant par rapport aux autres réponses à la question : “Qui décide ?”. Si des arguments peuvent émerger de ce cas limite, tant mieux. Il me semble que rien de pertinent pour mon propos ne peut se baser sur ce genre de cas limite, et je les ignore donc par définition.
  2. L’ordre des distinctions proposées est arbitraire, et la nature des distinctions est assez superficielle, basée, comme on le voit, sur une extension de la logique du nombre présupposée par Platon dans son concept de tyrannie de la majorité.
    Cela importe peu, car l’important est l’exhaustivité : nous avons ici divisé l’espace de toutes les cités possibles. La finesse du grain est aussi largement arbitraire : on aurait pu faire un continuum plus fin en suivant la même logique du nombre (des aristocraties au quart, au tiers, etc., des démocraties au 2/3, au 3/4, etc.) La finesse du grain ici choisie est une négociation entre la simplicité de l’exposition et le but argumentatif : je n’ai pas besoin d’aller plus finement pour établir ma thèse, et toute description plus fine reste compatible avec mon propos, du moins je le crois.
  3. On peut continuer l’espace logique en utilisant d’autres distinctions ne relevant pas de la logique du nombre. Par exemple, on peut continuer en divisant chaque cité possible en une version saine et corrompue, suivant une distinction normative bien connue dans la tradition. Ainsi, une autocratie avec bon décideur s’appelle généralement une monarchie (figure du bon roi) tandis qu’une autocratie avec mauvais décideur s’appelle généralement une tyrannie (figure du mauvais tyran). On peut aussi raffiner tout ou partie de cet espace logique en distinguant entre des procédures de décision : tirage au sort, vote à main levée ou à bulletin secret, délibération publique ou privée, etc. Bref, cet espace logique est très abstrait et se ramifie en fonction des besoins.
    La même remarque que plus haut vaut pour la finesse du grain obtenue avec des distinctions multi-scalaires. Il me semble que je peux m’en passer ici. Par ailleurs, je réaffirme le principe méthodologique simple selon lequel il faut éviter autant que faire se peut de mélanger des distinctions objectives (une personne / un groupe) et des distinctions normatives (une bonne personne / une mauvaise personne), sous peine de perdre de vue l’exhaustivité. L’important, encore une fois, c’est l’exhaustivité.
  4. Il manque un mot de vocabulaire : comment appelle-t-on la cité du quatrième type, dans laquelle la décision est prise à l’unanimité ?
    Je ne connais pas de nom identifié dans la tradition philosophique, ce qui suggère une petite découverte. Je propose donc un néologisme un peu malheureux construit sur la forme grecque comme les autres. Il s’agit du pouvoir par l’entièreté du groupe, par le tout, et c’est donc une holocratie. [2] Mais le vocabulaire importe peu ici : l’exploration exhaustive de l’espace logique suffit à définir précisément ce de quoi je compte parler. Je voulais simplement réutiliser les mots bien connus dans la tradition pour des raisons mnémotechniques. Si le ou la lectrice juge que mon usage des termes est trompeur, qu’il ou elle remplace chacun des termes par "terme"* (prononcer "autocratie étoile", "aristocratie étoile", etc.). Cela rendra la lecture à voix haute pénible, mais me mettra à l’abri des remarques étymologiques érudites non-pertinentes ici.

 La cité idéale

Nous avons donc un espace des cités possibles. Il reste à identifier la cité idéale qui est, par définition, une cité où l’erreur judiciaire est impossible. On peut procéder par comparaison, étant donné le procès de Socrate.

La démocratie n’est pas la cité idéale : c’est ce que nous révèle le procès de Socrate. On voit mal pourquoi l’aristocratie serait meilleure que la démocratie sur ce point. L’autocratie, quant à elle, est le choix de Platon, qui fait le raisonnement suivant : si l’autocrate est philosophe, alors la décision serait à l’abri de l’erreur. En effet, un philosophe, par définition, est un humain qui ne fait pas d’erreur. Si l’on avait un philosophe-roi, alors on serait dans la cité idéale. C’est, en substance, la contre-proposition à la démocratie qu’on trouve dans La République de Platon. Or, il est fort douteux que la philosophie puisse produire un individu infaillible juridiquement. En effet, on peut soutenir facilement que la faillibilité du jugement est une propriété très (ou trop) humaine. Puisque tous les philosophes sont des humains, il est douteux que Platon ait identifié la cité idéale.

Naturellement, on peut raffiner autant que l’on veut et soutenir son système favori avec tous les épicycles qu’on voudra se donner la peine de construire. On voit que la stratégie principale consiste à faire varier l’identité de l’instance de décision. La difficulté étant que cette variation abstraite doit permettre de faire un argument valide dont la conclusion est l’identification de la cité idéale. Je ne saurais entrer dans cette infinie variation sans devenir un spécialiste de philosophie politique, ce que je ne suis pas.

Reste naturellement l’holocratie avant d’abandonner cette quête d’idéal. Cette forme politique permet un argument simple et efficace. Par définition, lors d’un procès en holocratie, le verdict est décidé à l’unanimité. A fortiori, l’inculpé participe à la décision. Par conséquent, on peut penser raisonnablement que l’inculpé s’opposerait fermement s’il y avait une fausse accusation. Par suite, la possibilité d’une erreur judiciaire est rendue très, très improbable dans une telle cité. Quant à Socrate, il n’aurait évidemment jamais lâché le morceau.
Reste la possibilité d’une personne très peu socratique qui serait convaincue à tort de sa propre culpabilité. Peut-être que cette possibilité est réelle, si l’on en croit les études qui révèlent la profondeur des mécanismes psychologiques auto-destructeurs chez les humains. C’est une objection à l’idée que l’holocratie est une cité idéale. Certains seront certainement émus par cette objection. J’y vois pour ma part deux réponses indépendantes que j’expose ici sans les creuser :

  • on peut soutenir qu’il n’y a pas injustice dans ce cas, et que l’on est donc dans une situation non-normale d’erreur judiciaire sans injustice. Après tout, il existe des erreurs judiciaires sans injustice vécue : un réel criminel qui arrive à prouver son innocence (et qui n’est pas remplacé par un faux criminel) peut trouver la société juste et se satisfaire de la situation. Logiquement, il faut accorder la possibilité d’un réel innocent qui arrive à prouver sa culpabilité. Dans ce dernier cas, mon intuition penche en faveur d’un cas où l’on ne peut pas déplorer d’injustice.
  • on peut nier la réalité des mécanismes psychologiques auto-destructeurs. Il existe bien des manières de faire cela, depuis la plus brutale jusqu’à la plus subtile. Brutalement, on peut simplement objecter que le cadre théorique dans lequel sont postulés des mécanismes psychologiques auto-destructeurs (tels qu’un humain serait capable de s’accuser à tort et contribuer au consensus sur sa propre mise à mort) est un cadre pseudo-scientifique qui produit des concepts vides. Plus subtilement, on peut soutenir que ces mécanismes psychologiques auto-destructeurs émergent d’une organisation sociale injuste et que, dans une cité idéale, les causes de ces mécanismes ayant disparu, l’effet disparaîtrait aussi nécessairement.

L’argument, je crois, est clair. La conclusion est que, de toutes les cités possibles, seule l’holocratie est une candidate sérieuse à l’idéal. Cet argument est aussi explicite. Ainsi, à défaut d’être convaincant, les sceptiques sauront identifier la faille et taperont à leur guise sur le maillon faible du raisonnement. [3]

 De l’idéal

 La question d’après

Mon introduction à la philosophie politique pourrait s’arrêter là. J’ai montré qu’il existe une réponse simple à la question "Qui décide ?" aux deux sens normatifs et descriptifs de la question. Il existe une cité idéale dans laquelle Socrate ne meurt pas, et où il n’est plus question de faire des martyrs. Cette cité idéale est remarquablement simple et ignorée dans la tradition : elle repose sur l’idée que tout le monde décide, littéralement.
Une fois la question fondamentale ainsi réglée, on voit apparaître la seconde question fondamentale qui sera l’objet de la deuxième moitié de ce petit essai. Puisque la cité idéale est facilement connue, pourquoi vivons-nous manifestement dans des cités non-idéales ? Socrate est mort. Les erreurs judiciaires sont pléthores et toujours aussi scandaleuses du point de vue de la justice. [4] Nous ne vivons donc manifestement pas dans une cité idéale. Pourquoi ? Il y a deux grands types de réponses à cette question qu’il convient de soigneusement distinguer avant de procéder à un traitement abstrait du problème.

  • Une grande famille de réponses consiste à dire : "parce que l’idéal, par définition, n’est pas réalisable. La cité idéale est idéale en ce sens qu’on ne peut pas la mettre en pratique". C’est une réponse métaphysique à la question : "pourquoi ne vivons-nous pas dans une cité idéale ?". En un sens, l’holocratie ce serait génial, mais ça se heurte à un principe de réalité. Plus familièrement : "ça ne marchera jamais, votre truc."
  • Une seconde famille de réponses consiste à dire : "l’idéal est possible, mais il n’est en réalité pas souhaitable, et c’est pour cette raison que nulle part les humains n’ont mis en pratique cet idéal". C’est une réponse politique à la question : "pourquoi ne vivons-nous pas dans une cité idéale ?". Il existe des forces politiques (c’est-à-dire des gens organisés) qui s’opposent concrètement à l’holocratie et qui font en sorte qu’elle n’advienne pas. Ironiquement, les holocrates n’ont, en principe, aucune possibilité de décider l’élimination de celui ou celle qui s’oppose à l’holocratie, car il est peu probable que l’opposante accepte sa propre élimination. Par conséquent, l’holocratie est une cité certes idéale mais dans un équilibre structurellement instable qui rend sa survie politique réelle complètement improbable.

Il est évident que ces deux familles de réponses articulent de très nombreux arguments et se ramifient en une diversité de conceptions que je n’embrasse que très artificiellement par une telle distinction. Toutefois, il est très intéressant de noter que ces deux grandes familles sont mutuellement exclusives car incompatibles sur le plan conceptuel. Cela indique que l’on reconnaîtra aisément un ou une adversaire grossière, quand elle jouera sur les deux tableaux. La grossièreté en philosophie politique, je crois, fait l’écrasante majorité.

 Réponse à deux objections

Je vais ici me concentrer sur l’identification de deux objections de type métaphysique. J’ignorerai les objections politiques qui requièrent, je crois, un espace et une compétence qui dépassent mes capacités. Cette omission, cependant, était préparée par mon point de départ : j’ai stipulé que la mort de Socrate était une chose absolument désastreuse et, ce faisant, j’ai défini la cité idéale comme maximalement souhaitable. J’imagine que les opposants politiques à l’holocratie auront déjà arrêté leur lecture à ce moment-là. Si ce n’est pas le cas, ils peuvent s’arrêter ici la conscience tranquille.
Les deux objections sont aussi massives que peu originales, et se concentrent sur la notion d’unanimité qui fait presque l’unanimité contre elle. Y répondre peut se concevoir comme un simple exercice d’argumentation conceptuelle n’ayant aucune prétention de persuasion. Comme d’habitude, l’intérêt d’un exercice conceptuel est très limité : il procure généralement un plaisir particulier. Tout ce qui suit de ce plaisir est bien mystérieux.

 Objection économique

L’unanimité est essentiellement ruineuse. Pour l’adopter, il faut accepter un tel degré d’inefficacité qu’en pratique on ne la choisit jamais que comme dernier recourt. On n’a pas besoin d’exemple pour soutenir cette proposition qui satisfait n’importe quel réaliste. L’holocratie, qui promeut et généralise la décision à l’unanimité, est donc ruineuse et fondamentalement contre-productive. À la limite, en holocratie, la production nécessaire à la reproduction de la cité ne serait pas même assurée. In fine, l’holocratie est une forme de suicide politique. [5]

Étant donné la structure de l’objection, il n’y a que deux réponses possibles : soit il faut nuancer fortement le caractère ruineux de la décision à l’unanimité, soit il faut accepter la conclusion et en tirer les conséquences. La première option requiert un développement assez substantiel sur les processus de décision à l’unanimité, et notamment la temporalité et l’organisation des échanges. J’esquisserai une approche dans la section suivante. Mais, je crois, pour ma part que l’objection économique n’est pas invalide formellement, et il y a effectivement une menace réelle qui pèse sur la production dans un système holocratique, car l’urgence de la reproduction n’est pas quelque chose que l’on peut discuter, ni le résultat d’une décision. En d’autres termes, décider présuppose vivre, et contrairement aux ordinateurs qui peuvent tourner à l’infini (moyennant ressources) si un mauvais programme s’exécute, nous autres humains ne survivrons pas à ce genre de bugs. Il y a là une forme d’inadéquation entre la pensée formelle et la pratique réelle qui nous pousse très fortement à entrer dans une logique du "debugging", et nous condamne à plus ou moins court terme à une théorie des épicycles (inévitable pour toute théorie véritablement descriptive). Je ne nie pas que cela puisse se faire, mais je concède volontiers que la difficulté apparente nous pousse à nous demander si le jeu en vaut la chandelle. La probabilité de venir à bout de l’objection économique est faible, et celle de satisfaire l’objecteur est nulle ou peu s’en faut. [6]

Mais il y a une réponse plus simple qui consiste à défaire un des présupposés de l’objection, à savoir que la ruine est mauvaise, qu’il faut éviter la ruine. On voit assez aisément que cette présupposition est à géométrie variable en fonction des productions envisagées. Pour le dire simplement, la ruine n’est pas désastreuse en soi, mais le désastre est relatif à ce qui est ruiné. Considérons une ruine qui affecte un processus qui produit nécessairement de l’injustice : c’est une bonne ruine. Toute révolution digne de ce nom est une bonne ruine en ce sens. Maintenant, considérons la ruine des moyens de reproduction de la cité, alors ce sera une ruine très mauvaise pour les membres de la cité dont la survie deviendra impossible ou précaire. Nous avons donc affaire à un problème de démarcation typique, avec une zone floue qui sera d’autant plus grande que les termes seront moins précisément définis.

La réponse de l’holocrate à l’économiste pourra donc prendre la forme suivante : « tu as besoin d’une prémisse à ton argument qui puisse définir l’étendue de la négativité de la ruine que tu m’appliques. Je peux te fournir cette prémisse, si tu l’acceptes. Il s’agira de définir l’étendue de la ruine acceptable de manière holocratique. La chose sera longue et ruineuse, à n’en pas douter. Mais il n’y a aucune raison de penser que cette entreprise de définition tombera dans l’extension de la ruine négative que l’on définira. » Ici, l’économiste pourra reconnaître l’ironie socratique qui est, je crois, le meilleur des remèdes contre le principe de réalité.
J’ajoute, moins ironiquement, que ce renversement de la perspective répond en réalité à une préoccupation anti-productiviste majeure qu’il est difficile de faire entendre dans bien des contextes. L’idée est qu’une bonne partie de la politique devrait consister à imaginer des freins objectifs, des grades-fous, des barrières ou des digues très solides pour empêcher la production plutôt que pour la favoriser. Que l’imagination des philosophes politiques doive s’orienter vers la création de gardes-fous solides n’est pas une idée originale. Après tout, la notion d’équilibre des pouvoirs de Montesquieu, considérée depuis le XVIIIe siècle comme la clé de voûte de la forme démocratique moderne est une forme de garde-fou. L’idée qu’il faille se garder de la folie sociale à l’endroit de la production même est une idée plus récente, qui, naturellement, est apparue avec l’identification de la folie productiviste. Face au désastre qui résultera vraisemblablement du chaos climatique à venir, la recherche de mécanismes sociaux assez puissants pour endiguer la folie productiviste est devenue assez centrale. Il me semble que l’holocratie, en convoquant la procédure d’unanimité, peut servir un tel but en organisant une ruine bénéfique.

 Objection anthropologique

L’unanimité est insupportable pour l’individu. Autrement dit, un individu ne peut pas accepter la loi de l’unanimité généralisée sans perdre sa nature d’individu. En effet, un individu (humain) existe et se développe par distinction. Il faut donc assurer la distinction, sous peine de construire une société anti-individuelle. Mais une société anti-individuelle est une contradiction dans les termes, car la société est construite par des individus. L’holocratie est donc un enfer pavé de bonnes intentions : elle se présente comme le rempart contre la tyrannie de la majorité (protection de l’individu), mais la solution est pire que le mal, car elle détruit en fait les individus et, ce faisant, la possibilité même de faire société, de mettre ensemble des individus distincts.

Pour rendre l’objection plus drôle, on peut aller voir du côté des Monty Pythons qui, à deux endroits au moins, ont fait la même blague à ce propos. D’abord, dans La vie de Brian, lorsque Brian, barricadé chez lui et suivi par une foule en délire qui pense sincèrement qu’il est un prophète, consent à parler à la foule. Il commence :
— "Vous vous trompez complètement, vous n’avez pas besoin de me suivre. Vous êtes tous des individus !"
— (la foule reprend en cœur :) "Oui, nous sommes tous les individus !"
— (Brian :) "Vous êtes tous différents !"
— (La foule :) "Oui, nous sommes tous différents !"
— (Quelqu’un dans la foule :) "Pas moi !".
— (La foule :) Chhhhut !
Mais la blague apparaissait déjà dans un sketch des Monty Python’s flying circus, alors qu’un caporal hurlait sur un régiment : "You are all individuals !", refrain que reprenait en cœur le régiment, jusqu’à ce qu’un des soldats remette en cause le dicton militaire en expliquant qu’il se sent déterminé par le groupe auquel il appartient. S’en suit un dialogue entre le soldat réfractaire à l’individualisme et le caporal sur la nature de la détermination sociale.

Je pense qu’il y a deux idées distinctes dans cette objection, l’une tenant à l’affirmation d’une nécessaire hiérarchie, l’autre tenant à l’idée d’une nature conflictuelle. D’un côté, l’holocracie est incompatible avec l’idée de hiérarchie, de l’autre l’unanimité suppose, pour fonctionner, la possibilité de la résolution des conflits. Ainsi, si la société humaine est fondamentalement hiérarchique, et/ou si les conflits sont essentiellement irréductibles, alors l’holocratie est impossible. Dit ainsi, il me semble que l’objection est valide. Cependant, je doute qu’elle soit correcte. Il suffit en effet de nier que la hiérarchie est une donnée sociale fondamentale et que le conflit est irréductible. Une fois l’objectif explicité pour répondre à l’objection, j’imagine que les lecteurs imagineront immédiatement les différents chemins qui mènent à ces conclusions. Ce sont des propositions assez simples à énoncer, mais redoutablement difficiles à établir, car elles sont remarquablement enracinées dans la structure conceptuelle habituellement utilisée lors de conversations mondaines et politiques.

Loin d’avancer des nouveaux arguments (que je n’ai pas), je voudrais seulement ici remarquer une sorte d’asymétrie logique entre les deux parties, en faveur de l’holocrate et en défaveur de l’anthropologue. Pour commencer, la proposition "la hiérarchie n’est pas une donnée sociale fondamentale" est plus faible logiquement que "la hiérarchie est une donnée sociale fondamentale". On voit cela aisément lorsqu’on admet que ces propositions sont des propositions quantifiées. Dire que la hiérarchie est essentielle à la société, c’est dire que toutes les sociétés ont une propriété particulière, celle de contenir de la hiérarchie en acte ou en puissance, si j’ose dire. Nier cette proposition revient donc à faire une proposition existentielle : il y a au moins une société telle qu’elle n’est pas hiérarchique (en le sens qu’on aura défini). L’anthropologue aura donc la lourde tâche d’établir une proposition générale pour objecter à l’holocrate, tandis que ce dernier aura simplement besoin d’exhiber un petit exemple. Il est donc souhaitable de retourner la charge de la preuve : comment l’anthropologue en est-il ou elle arrivé à cette conclusion si forte sur la nature des sociétés humaines ?
À l’inverse, l’holocrate aura peu de mal à opérer des distinctions simples pour contrer systématiquement les fausses objections. Il y a des distinctions naturelles, comprises comme des différences plus ou moins avantageuses étant donné un contexte, c’est tout à fait clair. Pensons aux différences physiques, de capacité, d’intérêt, etc. En ce sens, l’individu a un besoin de distinction, comme il a un besoin de nourriture. Mais ces distinctions (différences valorisées) n’entraînent aucun besoin de hiérarchie a priori, ni ne le justifie d’ailleurs. Bref, l’inégalité physique et existentielle ne détermine pas l’inégalité politique. Pour établir ce lien de détermination, il faut construire un système politique complexe qui attache ensemble certaines caractéristiques de l’individu et son statut. Ce genre de construction est possible et répandue : par exemple, pendant longtemps, on a fait en sorte que la pureté du sang détermine le statut social. Pendant longtemps aussi, à certains endroits, la couleur de la peau prédisait très certainement le statut politique. On peut faire en sorte que des déterminations économiques ou religieuses assurent que seuls les pauvres d’une religion jouissent d’un statut social défavorable. Dans ces cas, le lien entre la distinction des individus et la hiérarchie des individus est un lien contingent, et tout solide qu’il puisse devenir, il n’est pas nécessaire. En d’autres termes, statistiquement, on hérite effectivement de la pauvreté de ses parents, mais on hérite en un autre sens de leurs gènes : le premier héritage est contingent, le second est nécessaire.

L’asymétrie sur l’irréductibilité des conflits résulte, elle, de l’interaction entre modalité et négation. Mais dans la mesure où la modalité est une forme de quantification, alors l’asymétrie est de même nature que la précédente. [7] Dire que le conflit est irréductible, c’est dire qu’il est impossible de résoudre tout ou certains conflits. La proposition contraire est donc l’affirmation d’une possibilité : il est possible de résoudre tout ou certains conflits. Montrer une possibilité est rarement très coûteux, car il suffit, la plupart du temps, de montrer que le concept n’est pas contradictoire. L’idée de résolution de conflit me semble peu contradictoire, et très opérante. Ici, le mot "unanimité" est utilisé de manière ambiguë dans le raisonnement : si l’anthropologue affirme qu’elle est incapable de résoudre efficacement les conflits, alors il ou elle développe en fait une version sophistiquée de l’objection économique citée plus haut. Si en revanche, l’anthropologue affirme qu’il est impossible que l’unanimité puisse résoudre tous ou partie des conflits humains, alors on est dans le registre des objections métaphysiques.
De même que plus haut, je pense que quelques distinctions simples permettront d’engager l’épineuse discussion sereinement. L’holocratie n’est pas une société sans conflit, elle est une cité idéale où les conflits ne peuvent pas entraîner d’erreur judiciaire. Autrement dit, il ne s’agit pas de mettre Socrate et Mélétos d’accord, car ils ne le seront pas. Mais il s’agit de faire en sorte que leur désaccord bien réel ne puisse pas avoir pour conséquence que l’un écrase l’autre par le moyen de la cité, pour obtenir son élimination. On peut certainement discuter de la définition de l’écrasement social dans la cité idéale. Mon exemple pour jouer est basé sur la seule erreur judiciaire, mais on peut considérer qu’il y a d’autres conséquences désastreuses à éviter. L’unanimité est ainsi définie comme une méthode de résolution de conflit au niveau des conséquences du conflit, et nullement au niveau des opinions ou des représentations mentales, des perspectives qui s’affrontent. En conséquence, il me semble que l’on peut tout à fait concevoir une holocratie composée d’humains profondément distincts et entretenant des visions du monde fortement incompatibles. L’idée est que ces visions du monde peuvent s’affronter mais les affrontement ne pourront pas dégénérer. Contre la fausse idée que l’holocratie est une cité paisible, il faut plutôt la penser comme une cité éveillée par des agitateurs pugnaces, ou plutôt comme un gros animal réveillé par le taon philosophe, pour reprendre la célèbre métaphore de Socrate dans l’Apologie de Socrate.

 Pour aller plus loin : les prises de décision par consensus

Une fois que l’on a plus de réticence de principe vis-à-vis de l’idéal, il reste à faire. C’est-à-dire à tout faire. Dans ce qui précède, j’ai motivé l’idée de l’holocratie par opposition aux autres cités possibles, mais je n’ai nullement précisé la nature de la procédure de décision. Je suis donc resté incroyablement abstrait. Il s’agit ensuite de concrétiser. Nous voilà encore en train de butter sur la spécialisation, mais je crois pouvoir ajouter une dernière chose très simple et qui me permettra de terminer par une remarque sur l’existant.

On peut poser la question ainsi : "Qu’est-ce que l’unanimité ?". Ainsi posée, on va pouvoir entrer dans la nature de l’holocratie de manière philosophique, c’est-à-dire en explorant systématiquement un espace logique des réponses possibles. À cette question, je pense qu’il est utile de distinguer deux réponses : il y a l’unanimité positive et négative. L’unanimité positive est une situation où tout le groupe approuve la décision ; l’unanimité négative est une situation où tout le groupe ne désapprouve pas la décision. Étrangement, la double-négation ne vaut pas affirmation dans le contexte de la décision humaine. L’unanimité positive est nettement plus coûteuse que l’unanimité négative. Pour le montrer, il suffit de caractériser l’unanimité négative par la procédure du veto généralisée : dans un tel système, chaque individu a un veto, et unanimité signifie levée de tous les veto. C’est donc un système où toutes les objections sont entendues et où rien ne bouge tant qu’il y a objection. L’action suit de l’absence d’objection, de la levée des barrières. L’action est présupposée par la décision. Dans l’unanimité positive, il faut adhésion de toutes et tous. L’action attend la construction d’une adhésion. L’action dans ce cas est un résultat de la décision.
Pour ma part, je pense que l’unanimité négative suffit largement à sauver Socrate et, toutes choses égales par ailleurs dans le meilleur des mondes possibles, je ne trouve pas de raison de préférer la version positive en l’absence de contraintes plus fortes sur la définition de la cité idéale. Par ailleurs, comme suggéré dans ma distinction, je pense que la version positive est absurdement créationniste dans son rapport avec l’action. Il me semble (c’est ce que je vis) que la décision est rarement un moteur de l’action. Pour ce que j’en sais, l’action humaine a un moteur incroyablement puissant, prodigieusement indépendant de tout contexte, surtout si l’on agglutine les individus et les autorise à communiquer entre eux. Par suite, ce serait avoir une vision un peu trop haute de la politique que de penser que les humains attendraient de décider pour agir. Comme je le disais plus haut : il s’agit d’imaginer de nouveaux gardes-fous, pas de réveiller un désir qui serait éteint.

Nous avons donc besoin de deux termes pour définir une holocratie basée sur l’unanimité positive et une holocratie basée sur l’unanimité négative. Pour la seconde, le choix de sociocratie semble relativement adéquat. [8] Je dis "relativement", car il faudrait faire le travail qui consiste à évaluer si Gerard Endenburg parle bien de la même chose que moi ici. Pour ce faire, on pourra se renseigner sur internet, ou lire cette introduction à la sociocratie.

Buck et Endenburg 2004 La Sociocratie

Ce qui me semble intéressant cependant est d’arriver à des idées remarquablement similaires par des chemins radicalement différents. Il me semble qu’Endenburg est arrivé à son idée d’unanimité négative de manière empirique et pragmatique au sein de son entreprise, et non lors d’une méditation sur le sort de Socrate. Il n’est pas impossible que ce dernier connaisse le Socrate de Platon et ait été d’une certaine manière ému par son sort. Mais, dans l’hypothèse plausible où la sociocratie a été pensée comme un système d’autogestion entrepreneurial ne visant pas à résoudre des problèmes de philosophie politique, alors la rencontre de l’abstrait et du concret est plutôt bon signe. Non pas qu’il faille que l’une cède le pas à l’autre, car les vrais problèmes philosophiques, quoi qu’en pensent les misologues les plus raffinées, ne sont jamais résolus d’eux-mêmes en marchant.
Je propose donc cela comme une simple piste de réflexion, pour celles et ceux qui souhaiteraient encore réfléchir un peu à la question "Qu’est-ce que l’unanimité ?". Dans la mesure où la notion de consentement est particulièrement ardue, il n’est nullement certain que le point de départ proposé ici aboutisse quelque part en peu de temps. Mais je pense avoir montré que cette question du consentement, si elle n’est pas tout à fait fondamentale en philosophie politique, se pose assez vite une fois que l’on a résolu la question fondamentale et que l’on a écarté les objections polémiques. De manière duale, on peut donc affirmer que la mauvaise volonté des citoyens modernes est certainement le deuxième problème fondamental de la philosophie politique, et le seul irrésolu.

Notes

[1On trouvera une présentation de ce problème toxicologique dans Dayan 2009 "What killed Socrates ? Toxicological considerations and questions" Postgraduate Medical Journal.

[2La raison principale pour laquelle ce choix est malheureux est qu’un terme très proche existe déjà, est breveté et signifie quelque chose qui n’a a peu près rien à voir avec ce que je veux ici nommer. Je dis "à peu près" parce qu’il y a peut-être à voir : après tout, les partisans de la "théorie intégrale" qui sont à l’origine de ce terme font la théorie de tout, et donc, a fortiori, de ma notion d’holocracie aussi...
Un autre terme potentiel moins malheureux serait "anarchie". Cependant, il s’harmonise mal avec la forme étymologique en "cratie". Le terme "démocratie" n’ayant, à ma connaissance, aucun équivalent en "archie". Par ailleurs, il me semble que tous les termes en "archie" ont une connotation évaluative, ce qui desservirait le propos.

[3S’ils ou elles veulent taper directement sur l’auteur, celui-ci recevra avec plaisir les courriels qui lui seront adressés en cliquant sur son nom en bleu en haut de page.

[4Pour des scandales plus proches de nous, il suffira d’aller voir du côté des procès de forces de l’ordre impliqués dans la mort de jeunes hommes. Les comités "vérité et justice", les slogans "sans justice pas de paix", sont des mouvements qui placent l’erreur judiciaire structurelle au centre du débat. Pour une analyse magistrale et très accessible de ces cas d’erreurs judiciaires structurelles, voir Fassin 2020 La mort d’un voyageur. Une contre-enquête. Voir aussi l’utilisation de ce livre pour un cours de terminale sur la vérité et la justice ici.

[5C’est, je crois, une version moins ironique de l’objection basée sur le caractère instable de l’équilibre holocratique mentionné plus haut.

[6J’ajoute qu’il y a des versions extrêmement sophistiquées de cette objection, au sens où le bagage technique présupposé peut devenir arbitrairement ardu. Par exemple, Buchanan et Tullock 1962 The Calculus of Consent : Logical Foundations of Constitutional Democracy montre que l’efficacité quantifiable de l’unanimité varie en fonction de la taille du groupe, et conclue après bien des théorèmes que l’unanimité est une idée qui ne passe pas à l’échelle. Ce résultat, qui réconcilie assez magistralement la virtuosité technique et le sens commun dans un domaine où les deux divergent régulièrement, est à peu près indiscutable sans un bagage technique sérieux. Bref, c’est une objection de spécialiste.

[7L’idée que les modalités aléthiques (possible / nécessaire) sont des quantifications cachées sur des mondes possibles est une idée rendue claire par le travail de Saul Kripke, entre autres. C’est un résultat désormais assez incontournable, et fort utile.

[8Ce néologisme est un scandale étymologique dans la mesure où il mélange le latin et le grec. Mais ce n’est pas le seul, puisque l’on doit à Auguste Comte un autre monstre du même genre et qui a pourtant pris en français : "sociologie".

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