Descartes chez les juristes. - Philosophie - Espace pédagogique académique

Descartes chez les juristes.

Lors de la journée du 9 mai consacrée aux fondements philosophiques des droits de l’homme, Robert Lévy a choisi de réexaminer le statut de la fameuse affirmation cartésienne « le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ». A partir d’une relecture de ses principaux commentateurs et de l’Entretien avec Burman, et surtout grâce à l’analyse des formes de raisonnement de type juridique mobilisées par Descartes, il en montre le lien avec le préambule de la déclaration de 1948 dont elle constitue un des fondements.

, par Franck Lelièvre - I.A. I.P.R. - Format PDF Enregistrer au format PDF

« Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité. » Article premier de la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948.

« Ils sont doués de raison... » : cet énoncé, évidemment, n’est pas susceptible d’être démontré. Mais est-il possible de le rendre plausible - de lui donner la qualité de ce qui peut être tenu pour vrai jusqu’à preuve du contraire ? Et n‘est-ce pas d’ailleurs là l’entreprise de Descartes dans les premiers paragraphes de la première partie du Discours de la Méthode ? Nous (re-)travaillerons ces lignes très célèbres (« Le bon sens est la chose du monde... ») et tenterons de montrer que les raisonnements et la terminologie des juristes y sont pour ainsi dire à l’œuvre.

Que faut-il au juste entendre par “raison” dans la déclaration de 1948 ? Nous avançons l’hypothèse suivante : exactement ce que Descartes entend par “bon sens’’. Mais encore ? S’il s’y agit du bon sens ou raison, il ne s’agit pas ni ici ni là essentiellement de la raison comme faculté de connaître, de la raison théorique ; pas non plus ici d’une raison qui est aussi bien sûr une sorte de sens du sens, cette faculté de répondre – pour reprendre le vocabulaire de Descartes- « à tout ce qui se dit en notre présence », répondre avec à propos ; pas non plus, de la raison comme faculté de répondre de ses actes, de la signification morale ou des enjeux juridiques de son comportement, ni bien sûr de la raison comme sagesse ou comme connaissance universelle.

Que faut-il, dans la Déclaration des droits de l’homme de 1948 comme dans le début du Discours de la méthode, entendre par “le bon sens” ou “ la raison’’ ? C’est « l’aptitude à prendre parti en portant un jugement » répond Descartes à Burman. Que faut-il encore entendre par là ? « Chacun pense en être assez excellemment pourvu pour être sur ce point (in ea re) l’égal de tous les autres. Car chacun se plaît au parti qu’il prend, et autant de têtes autant d’avis. Or c’est là justement ce que l’auteur entend ici par bon sens (Et hoc per bonam mentem hic intellegit auctor)". »

La demande cartésienne est minimale : « l’aptitude à prendre parti en portant un jugement ». Nous partirons donc de l’idée que c’est aussi en ce sens que s’entend « raison » dans l’art.1 de la Déclaration de 1948.

Ce qui m’a déterminé à revenir sur ce texte, c’est qu’il est considéré d’une part par presque tout le monde comme un texte fondateur de la démocratie, exposant à tout le moins un principe majeur de la démocratie, comme un texte donc extrêmement important et que d’autre part la plupart des commentateurs - je dis bien la plus grande partie à l’exception notable de Marcel Proust [1] - le considèrent comme ironique, au moins dans son début... On dit en effet que ce texte de Descartes est ironique et cette affirmation tient au fait qu’on n’en trouve pas facilement la logique interne, puisqu’il a l’allure d’une démonstration, introduite par une conjonction de coordination car et qu’évidemment la chose serait très compliquée puisqu’on ne peut évidemment pas démontrer ce qui est présenté comme un fait et en particulier que le bon sens serait la chose du monde la mieux partagée.

Comment peut-on sortir de cette difficulté à savoir l’affirmation cartésienne de cette universalité de la raison ou bon sens et en même temps l’impossibilité de cette démonstration ? Peut-on se contenter d’en affirmer le caractère déclaratif sans chercher à donner au contenu de cette déclaration une certaine consistance - c’est-à-dire une cohérence, solidité, qui lui donne une indéniable plausibilité, c’est-à-dire la qualité d’un énoncé que l’on peut tenir pour vrai jusqu’à preuve du contraire.

Notons, pour ce qui concerne Descartes, la proximité entre la plausibilité et la seconde maxime de la morale par provision - « suivre constamment les opinions les plus douteuses lorsque je m’y serai une fois déterminé pas moins constamment que si elles eussent été très assurées. Notons, pour ce qui concerne les juristes, qu’il s’agit là d’un caractère que l’on retrouve et dans la présomption réfragable- par exemple la présomption d’innocence-, et aussi dans la définition de l’autorité de la chose jugée

Ce que je propose, pour lui donner cette plausibilité, c’est de repenser ou reformuler le raisonnement cartésien dans le lexique et les modalités du raisonnement juridique, c’est-à-dire en faisant intervenir trois choses :

- D’une part la notion juridique de présomption, c’est-à-dire un certain type de comportement mental vis-à-vis du réel et la position d’un certain type d’énoncé que l’on va tenir pour vrai, par exemple la présomption d’innocence ; et puis à l’intérieur des présomptions les juristes distinguent entre les présomptions de la loi, les présomptions de l’homme, les présomptions réfragables et les présomptions irréfragables et ce que j’ai essayé de montrer c’est que Descartes reprenait et associait, et c’est en ce sens que c’est de la philosophie et non pas du droit pur , différents aspects en principe exclusifs de la présomption ;

- D’autre part ce que les juristes appellent un commencement de preuve, et grâce à ces deux adjonctions ce texte n’est pas du tout contradictoire n’est pas du tout obscur et n’est pas du tout d’une façon ou d’une autre susceptible à son tour d’être révoqué en doute

- Et enfin, ce que les juristes nomment “Principes généraux du droit” ou PGD.

Pour le plaisir et pour se rafraîchir la mémoire, relisons l’intégralité des deux premiers paragraphes, augmentée de quelques éléments en langue latine :

« Le bon sens (bona mens) est la chose du monde la mieux partagée ; car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils en ont (meliorem mentem). En quoi il n’est pas vraisemblable que tous se trompent : mais plutôt cela témoigne que la puissance de bien juger et distinguer le vrai d’avec le faux, qui est proprement ce qu’on nomme le bon sens ou la raison (quam proprie bonam mentem seu rectam rationem apellamus), est naturellement égale en tous les hommes ; et ainsi que la diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies, et ne considérons pas les mêmes choses. Car ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, mais le principal est de l’appliquer bien. Les plus grandes âmes sont capables des plus grands vices aussi bien que des plus grandes vertus ; et ceux qui ne marchent que fort lentement peuvent avancer beaucoup davantage, s’ils suivent toujours le droit chemin, que ne font ceux qui courent et qui s’en éloignent.

Pour moi, je n’ai jamais présumé que mon esprit fût en rien plus parfait que ceux du commun ; même j’ai souvent souhaité d’avoir la pensée aussi prompte, ou l’imagination aussi nette et distincte, ou la mémoire aussi ample ou aussi présente, que quelques autres. Et je ne sache point de qualités que celles-ci qui servent à la perfection de l’esprit ; car pour la raison ou le sens, d’autant qu’elle est la seule chose qui nous rend hommes et nous distingue des bêtes, je veux croire (credo) qu’elle est tout entière en un chacun ; et suivre en ceci l’opinion commune des philosophes, qui disent qu’il n’y a du plus et du moins qu’entre les accidents, et non point entre les formes ou natures des individus d’une même espèce. »

Je commence par un bref retour sur quelques commentateurs, qui ont souligné certains aspects énigmatiques de ce texte : ainsi par exemple Ferdinand Alquié, commentant ces toutes premières lignes du Discours de la Méthode déclare « la suite des idées, en ce début, est difficile à saisir. Il n’est pas douteux que la phrase "car chacun pense en être aussi bien pourvu" ne soit ironique. Il n’est pas non plus douteux que Descartes ne tienne la raison pour commune à tous les hommes. (…). Comment donc, à partir d’une illusion peut-être due à la vanité conclure une vérité ? », [2].

Ainsi par exemple encore Geneviève Rodis-Lewis citant le même passage et le commentant dans l’Anthropologie Cartésienne [3] : « La thèse philosophique et nette. Cependant elle s’accompagne d’une curieuse justification faisant écho à une assertion répétée sous des formes proches par les prédécesseurs de Descartes, et qui souligne plutôt les inégalités malgré cette prétention à l’égalité. »

Et enfin sur Wikipédia, article Discours de la méthode : « Descartes ouvre son Discours par une remarque proverbiale qui n’est pas dénuée d’une pointe d’ironie : "le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ; car chacun pense en être si bien pourvu..." ».

Dans ces trois extraits s’énonce l’essentiel de ce qui cause ma perplexité : d’une part, à la quasi-unanimité, les commentateurs affirment que le passage est ironique ( malgré l’absence du terme "ironie" ou "ironique" le commentaire de Geneviève Rodis-Lewis affirme quelque chose d’équivalent puisque, à ses yeux, Descartes justifierait sa "thèse" en utilisant des auteurs qui soutiennent plutôt le contraire de ce qu’il pense....) ; d’autre part ils s’interrogent, diversement, sur la nature de l’affirmation "le bon sens est..." ("remarque proverbiale" pour Wikipédia, "thèse philosophique" pour Geneviève Rodis-Lewis, "vérité" pour Ferdinand Alquié) et sur la rigueur de l’argumentation cartésienne ("comment conclure une vérité à partir d’une illusion due à la vanité ? " se demande Ferdinand Alquié ; "curieuse justification » poursuit Geneviève Rodis-Lewis).

À ces deux points j’ajouterai un troisième, une interrogation sur ou / seu : en quoi bon sens et raison coïncident et diffèrent ? "Bona mens seu recta ratio" ? Si l’on suit ce que dit le Gaffiot, seu serait une abréviation de sive et on aurait donc, ici, affaire à un énoncé analogue à celui, célèbre, de Spinoza "Deus sive Natura" ("Dieu ou la Nature") ou bien analogue à un autre des énoncés cartésiens : "causa sive ratio" ("cause ou raison"). Cette affirmation de l’équivalence bona mens/ ratio est, avec les deux points précédents, ce qui fait que ce texte m’a longtemps paru problématique, voire énigmatique... et, à y regarder de près, je ne suis donc pas le seul.

Pour la clarté du propos, je suivrai essentiellement les commentaires de Ferdinand Alquié et ceux de Geneviève Rodis-Lewis pour montrer en quoi, à mes yeux, ils éclairent ou obscurcissent la pensée de Descartes et, par-là, préciser la mienne.

Commençons par cette question de l’ironie : elle semble obscurcir le propos global de Descartes et sa compréhension, ou, à tout le moins, troubler ce que Geneviève Rodis-Lewis nomme à juste titre la netteté de la thèse philosophique.

Ce que nous soutiendrons premièrement : le texte de Descartes n’est aucunement, et à aucun de ses moments, ironique et il n’y a aucune nécessité à penser que le passage ouvert par "car" est ironique. Allons plus loin : formuler cette hypothèse d’un moment ironique revient en réalité à faire de ce texte un galimatias inextricable, car enfin un énoncé ironique ne saurait conforter un énoncé philosophique ! S’il est vrai que par ironie on entend une figure de style par laquelle on dit le contraire de ce qu’on pense et veut faire entendre, et si dans la première phrase tout ce qui est introduit par "car" est ironique, c’est en bonne logique rien moins que la thèse inaugurale et centrale qui est invalidée et, en ce cas, le bon sens ne saurait du tout être la chose du monde la mieux partagée.

Précisons : les auteurs dont Descartes s’inspire et auxquels pensent les commentateurs (Montaigne évidemment - « On dit communément que le plus juste partage que nature nous aye fait de ses grâces, c’est celui du sens : car il n’est aucun qui ne se contente de ce qu’elle luy en a distribué. » [4] - et bien sûr bien d’autres – ainsi la même formule se trouve au début du chapitre XIII de Léviathan de Hobbes), font peut-être, eux, de l’ironie. Mais c’est sans doute une erreur d’interprétation que d’en conclure un Descartes à son tour ironiste : il fait des emprunts certes, mais ce n’est pas pour répéter ; il les utilise à d’autres fins, les siennes propres, qui se résument en l’affirmation, pour nous dénuée d’ironie, selon laquelle tous les hommes par nature/par naissance sont égaux dans leur puissance de bien juger et de distinguer le vrai d’avec le faux. Mais alors comment met-il en place et utilise-t-il les éléments qu’il emprunte à ces auteurs ? Nous y arrivons.

Cette dernière question conduit, aussi, à notre second point : la question du régime argumentatif de la première phrase. Des commentateurs semblent supposer que le début du premier paragraphe énonce un fait, et que nous serions alors dans l’assertorique ("le bon sens est."), c’est-à-dire la pure et simple constatation d’un fait ; à leurs yeux nous passerions en un second temps ("car chacun pense...") à une forme de démonstration ("vérité" cf. supra, Ferdinand Alquié) ou au moins d’argumentation ("justification" voir plus haut, Geneviève Rodis-Lewis). Mais comment cela serait-il possible ?

Deux difficultés donc et deux éléments de résolution :

Premièrement, à supposer que l’énoncé « le bon sens est la chose du monde la mieux partagée » soit une vérité : s’il n’est pas douteux que la phrase ait une allure démonstrative ("car", "mais", "il n’est pas vraisemblable que tous se trompent"...) il n’est pas non plus douteux, si on considère que l’énoncé « le bon sens est la chose du monde la mieux partagée » constate un fait, que cette démonstration est impossible, puisqu’il s’agirait d’une vérité de fait et qu’on ne démontre pas une vérité de fait. De là sans doute les sinueuses explications auxquelles Ferdinand Alquié est obligé de se livrer [5] ?

Deuxièmement, à supposer que l’énoncé « le bon sens est la chose du monde la mieux partagée » soit une thèse philosophique (nette mais curieusement justifiée) cette position permet d’éviter les difficultés précédentes ; mais le vocabulaire de la justification comme celui de la thèse philosophique restent cependant, à nos yeux, encore bien inappropriés : thèse reste lié au plan de la vérité (ou de la justesse seulement théorique), et philosophique enveloppe l’idée d’une prise de position de Descartes à l’égard d’un sujet ou d’un thème qu’il évoquerait et qui resterait interne à la tradition philosophique. Et en quoi justification se distingue de démonstration ?

Premier élément de résolution : nous souhaitions plus haut engager un retour à la lettre du texte de Descartes : la nature réelle de cet énoncé « le bon sens est la chose du monde la mieux partagée" » n’est-elle pas à rechercher dans la formule que l’auteur utilise lorsqu’à la fin du second paragraphe il déclare : « (...) car pour la raison, ou le sens (nam rationem quod attinet), d’autant qu’elle est la seule chose qui nous rend hommes et nous distingue des bêtes, je veux croire (credo) qu’elle est tout entière en un chacun (...) » ? « Je veux croire » : à tout le moins, nous ne sommes pas dans le régime de la constatation et de la vérité démontrée. On est plutôt du côté d’une décision de tenir pour vrai, qui n’est pas sans rappeler la seconde des maximes de la morale par provision (voir la troisième partie du même Discours de la Méthode).

Deuxième élément de résolution : s’il est vrai qu’il y a une armature démonstrative / argumentative / justificative, s’il est vrai que l’on ne démontre pas un fait et que l’énoncé « le bon sens est la chose du monde la mieux partagée » n’est pas une thèse philosophique, la question qui logiquement se pose est la suivante : quel est alors le statut de cet énoncé ? Que le bon sens soit la chose du monde la mieux partagée est-ce un fait, ou au risque du pléonasme, est-ce un fait factuel ? Un constat ? N’est-ce pas plutôt un fait d’une autre nature, un fait engendré par une déclaration ? Serions-nous alors dans le régime du déclaratif … comme dans la Déclaration universelle des Droits de l’Homme ? Mais comment penser alors le mouvement engagé par "car" ? Et une déclaration, à son tour, a-t-elle besoin de justification ?

Existe-t-il en conséquence une autre façon de lire et de penser ce passage, façon qui rende superflue l’hypothèse d’un ton ironique et qui rende au texte une cohérence que cette hypothèse (le passage serait partiellement ironique) affaiblit ?
Cela nous paraît en effet possible : car il y a une analogie forte entre la façon dont raisonnent les juristes et la façon de penser que Descartes adopte ici ; ce qu’affirme ou pose ou postule Descartes ou encore ce qu’il déclare (« le bon sens est la chose du monde la mieux partagée »), on peut en penser le statut dans le vocabulaire des juristes, et ce doublement, celui de la présomption et celui des principes généraux du droit. Et ce qu’il avance comme argument ("car chacun pense...") ne vient pas démontrer que « le bon sens est la chose du monde la mieux partagée » mais engager ce que les juristes, toujours eux, nomment un "commencement de preuve".

Point de vocabulaire juridique n°1 : nous avons affaire à une présomption, et plus encore à une présomption que les juristes qualifient d’irréfragable et nonobstant la preuve éventuelle du contraire. Entendons-nous ! De même que la loi fixe la présomption d’innocence, et qu’en conséquence on est tenu pour innocent, de même Descartes présume que "le bon sens est la chose du monde la mieux partagée" et qu’en conséquence tous les hommes par nature ou par naissance sont égaux en droit dans leur puissance de bien juger et de distinguer le vrai d’avec le faux. Dans la sphère du droit, dans certains cas cependant, la présomption tombe si la preuve du contraire est établie ; c’est le cas de la présomption d’innocence, qui pour cette raison est qualifiée de simple, c’est-à-dire susceptible de preuve contraire. Mais cela ne saurait convenir à la présomption de Descartes ; c’est pourquoi s’il est possible de parler ici de présomption, il faut la qualifier d’irréfragable (ou absolue). Elle n’est pas susceptible de preuve contraire ; ce qui ne veut pas dire, me semble-t-il, qu’il est interdit de chercher, pour ce qui nous concerne, un homme sans bon sens, mais que c’est le projet même d’une telle recherche qui est en amont même frappé de nullité parce que l’on ne tiendra pas compte de son résultat. Ou encore : un homme qui se plaindrait de son bon sens, qui affirmerait en manquer ou n’en avoir pas suffisamment, on ne l’écoutera pas. Il en va de même pour toute personne qui affirmerait qu’un tel ou tel autre manquerait de bon sens ou de raison. Fondement de la démocratie ?

À l’intérieur de la présomption, outre la différence entre simple et absolue, les juristes distinguent encore entre la présomption de la loi ou légale et la présomption dite de l’homme. La première, comme son nom l’indique, est énoncée par la loi et de ce fait vaut pour tous : ainsi tous nous sommes présumés innocents avant le procès et nul n’est censé ignorer la loi. Pour la seconde, la présomption de l’homme, il s’agit d’un mode d’induction / déduction librement utilisé par le juge sur le fondement d’indices matériels ou de témoignages pour énoncer sa sentence : c’est en ce sens que l’on parle de l’intime conviction du juge (qui est un des visages de la présomption).

L’énoncé « le bon sens est la chose du monde la mieux partagée » est, à nos yeux toujours, analogue à la fois à une présomption de la loi (il en a l’universalité) et à une présomption de l’homme ou intime conviction (qui se dit dans le second paragraphe : "je veux croire"). Présomption légale déclarée sur la base d’une présomption de l’homme : particularité de cet énoncé que de transgresser cette dualité et d’être à la fois de l’homme et de la loi ? On pourrait parler ici d’une licence philosophique comme on parle ailleurs d’une licence poétique !

Point de vocabulaire juridique n° 2 : principe général du droit désigne une règle de portée générale qui répond à trois critères : elle s’applique même en l’absence de texte ; elle est dégagée par les jurisprudences ; elle n’est pas créée de toutes pièces par le juge mais « découverte » par celui-ci à partir de l’état du droit et de la société à un instant donné. Exemples : égalité des usagers devant le service public, égalité d’accès des citoyens aux emplois publics, égalité de traitement entre fonctionnaires d’un même corps, mais aussi “nul n’est censé ignorer la loi”... Il nous semble que l’énoncé "le bon sens est la chose du monde la mieux partagée" est pour ainsi dire un équivalent fonctionnel pour la philosophie de ce que sont les principes généraux du droit pour la sphère juridique, c’est-à-dire des principes sans lesquels on sort de la sphère du droit (Le Procès de Kafka n’est-ce pas la description de cet enfer que serait un droit sans principes généraux du droit ?). L’énoncé de Descartes serait ainsi un principe tel que celui qui le refuse s’exclurait du champ de la philosophie (une philosophie qui le refuserait serait vis-à-vis de la philosophie comme le droit (du Procès de Kafka) vis-à-vis du droit). Est-ce ce qui fait à mes yeux qu’une philosophie ne saurait être hostile à la démocratie, ou nazie ou fasciste et ne saurait être un appel au meurtre ? Principe et ligne de démarcation ? De là la nécessité d’énoncer des principes généraux et généreux du droit ?

Ouverture : je propose de nommer principes généreux du droit ceux des principes généraux qui sont énoncés pour des raisons non-techniques (par raisons techniques, on entend le fait que certains de ces principes généraux du droit, comme "nul n’est censé ignorer la loi", sont des impératifs hypothétiques sans lesquels la machine judiciaire, pour notre exemple, ne saurait fonctionner : si l’on veut que le procès ait lieu, il faut présumer la non-ignorance de la loi et interdire par là toute défense qui en invoquerait l’ignorance ). Ils sont avec la production de concepts sans doute l’un des centres de l’activité philosophique. Ne pourrait-on, pour aller plus loin encore, dire que les principes généraux du droit sont bien souvent des impératifs techniques dont la nécessité est interne à la sphère du droit et de la justice et que les principes généreux du droit (comme “ ils sont doués de raison” ou “ le bon sens est la chose du monde la mieux partagée )sont des impératifs quasi-catégoriques inspirés par une nécessité interne à la recherche des conditions d’une vie authentiquement humaine (voir sur ce point les attendus de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 : “Considérant que la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde. Considérant que la méconnaissance et le mépris des droits de l’homme ont conduit à des actes de barbarie qui révoltent la conscience de l’humanité…”) ? Les principes généreux du droit sont des énoncés susceptibles de devenir éléments de l’ensemble des principes communs aux grands systèmes de droit contemporains. Par là ils sortent de la seule sphère philosophique et font pour ainsi dire sortir la philosophie de ses gonds et la font entrer dans la sphère d’élaboration des " principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées ", donnant à la philosophie, avec d’autres disciplines, une fonction de laboratoire ou de forme de fonctionnement de la production juridique.

Point de vocabulaire n° 3 : Le commencement de preuve, par exemple par écrit, désigne un document écrit et signé, considéré comme suffisamment fiable par la justice pour être utilisé devant une juridiction, mais ne disposant pas pour autant de toutes les qualités requises pour en faire une preuve. Le mouvement qui s’ouvre dans notre texte par " car chacun pense..." nous semble relever de la même nature : ce que dit Descartes, renvoie à la construction d’un commencement de preuve, entendu plus largement comme ce qui fait présumer la vérité d’un fait ou d’un jugement, sans néanmoins fournir une preuve complète. C’est donc en ce sens qu’à nouveau je lis la formule du second paragraphe : « (...) car pour la raison ou le sens, d’autant qu’elle est la seule chose qui nous rend hommes et nous distingue des bêtes, je veux croire (credo) qu’elle est tout entière en un chacun (...) ». Intime conviction ? Sans doute ; mais à l’abri de l’arbitraire et de l’ironie puisqu’il y a un commencement de preuve, qui ne vaut cependant ni comme démonstration ni comme justification. Il s’agirait donc d’une sorte de postulat, d’une demande ou mieux encore d’un principe dont les Passions de l’âme [6] offriront un équivalent éthique. Nous sommes ainsi dans le registre de la croyance volontaire (notons au passage que le verbe "credere" est choisi par Descartes pour traduire en latin "il n’est pas vraisemblable que..."), du tenir pour vrai : c’est une croyance mais sans l’illusion qui souvent accompagne la croyance (on croit de loin que la tour est ronde mais de près...) , c’est une croyance consciente et délibérée, une profession de foi qui, à son tour est une manifestation de la volonté-liberté, qui peut choisir sans raison, mais qui, ici, choisit avec quelques raisons : ce que l’on a appelé "un commencement de preuve". C’est aussi une croyance lucide qui sait qu’elle ne saurait devenir une vérité : postulat ou demande, sans espoir de démonstration. Là encore on trouve une forte analogie avec un comportement intellectuel des juristes, lesquels posent que l’on tiendra la chose jugée pour vraie (res judicata pro veritate habetur) ; mais pour Descartes, comme dit plus haut, ce n’est pas pour des raisons de technique internes au droit.

"Je veux croire" à l’universelle égalité du bon sens, mais cette croyance n’est pas déconnectée de la réalité : l’ensemble introduit par "car..." ne légitime pas un fait (qui d’ailleurs n’en a guère besoin !) mais donne le droit de déclarer que « le bon sens est la chose du monde la mieux partagée... ». Nous avons affaire à un processus de légitimation d’un principe et non de démonstration d’une vérité : ainsi est construite la plausibilité. Si nous ne sommes pas dans la modalité de l’assertorique mais plutôt du déclaratif-constitutif, alors nous sommes logiquement dans une modalité du discours étrangère au vrai et au faux et qui relève plutôt de la justesse éthique.

Retour sur “ le bon sens ou raison” : Ce que nous soutiendrons en troisième et dernier lieu, concernant enfin le "seu" évoqué au tout début de notre lecture : si tant de commentateurs considèrent que ce passage de Descartes comporte une dimension ironique n’est-ce pas parce qu’ils prennent à la lettre l’équivalence proposée par Descartes : « bona mens seu recta ratio  » ? En effet, par raison ou bon sens, Descartes, on le sait, entend nombre de réalités complexes, différentes et complémentaires : faculté naturellement égale en tout homme qui permet de distinguer le vrai d’avec le faux (et c’est, au moins, en cela que bon sens et raison coïncident), mais aussi faculté acquise de bien conduire ses pensées ouvrant à la sagesse-connaissance universelle (et, donc, bon sens et raison ne sauraient être constamment interchangeables). Le texte du Discours de la Méthode serait évidemment ironique si c’était, du fait du "seu", dans la seconde de ces significations de la raison que l’on devrait comprendre « bon sens » dans l’énoncé "le bon sens est la chose du monde la mieux partagée".

Mais en ce début du Discours de la Méthode, entendons-nous bien, il n’y a pas la moindre fluctuation, et c’est constamment dans la même signification que bon sens et raison sont entendus par l’auteur.

Nouveau et dernier retour à la lettre, où se lit, éclatante, la rigueur du passage :

« "Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée : car chacun PENSE EN ÊTRE SI BIEN POURVU, que ceux mêmes qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils en ont."
"Objection : Mais bien des hommes d’esprit court souhaitent, et souvent, d’en avoir plus, et de plus relevé."
"Réponse : Nombreux, je l’avoue, ceux qui se reconnaissent inférieurs à d’autres pour l’esprit, la mémoire, etc. ; mais (sed tamen) pour l’aptitude à prendre parti en portant un jugement (judicio sententiam ferendi aptitudine), chacun pense en être assez excellemment pourvu pour être sur ce point (in ea re) l’égal de tous les autres. Car chacun se plaît au parti qu’il prend, et autant de têtes autant d’avis. Or c’est là justement ce que l’auteur entend ici par bon sens (Et hoc per bonam mentem hic intellegit auctor)"
. »

On aura reconnu à nouveau L’Entretien avec Burman et plus précisément le texte 60 dans l’édition et la traduction de Jean-Marie Beyssade [7]. On constatera, et c’est essentiel pour notre propos, qu’interrogé précisément sur « car chacun pense en être si bien pourvu... » Descartes ne dit pas à Burman, dont on sait qu’il était loin d’être un lecteur opiniâtre et inattentif, qu’il ne l’a pas compris et qu’ici il faisait de l’ironie. On constatera encore qu’à deux reprises, ici, Descartes réutilise « chacun » qu’il oppose à « nombreux » et qui désigne toute personne, qui que ce soit, et donc Descartes lui-même, ce qui reprend le « Pour moi … » du début du second paragraphe que nous avons cité intégralement au début de notre analyse ; de ce fait, une fois encore, il ne saurait être question d’ironie. On constatera enfin que, nolens volens, Jean-Marie Beyssade est amené à utiliser, dans sa traduction, un vocabulaire éventuellement politique ("prendre parti") et qu’il insiste sur le caractère précis et limité ("justement") de ce que Descartes dit être le bon sens. Fondement de la démocratie ?

Il y aurait bien des choses à dire sur cette définition du "bon sens", faculté constitutive du sujet humain ; dont la première serait que ce n’est pas la seule générosité qui conduit Descartes à déclarer cette universelle et égale distribution d’un bon sens suffisant à chacun : la pratique de l’algèbre aussi, nous apprend à procéder par ordre (sans jamais nous précipiter ) pour atteindre au savoir le plus haut et nous apprend que tout le monde a les deux facultés nécessaires et suffisantes (discernement- bon sens -raison, et volonté) pour progresser dans la connaissance. Pour le reste, nous nous en tiendrons à ces trois autres : le bon sens participe certes de la raison en ce que cette dernière est toujours directement ou indirectement chez Descartes liée à un processus de connaissance et que par le bon sens aussi je suis en mesure de connaître-percevoir-sentir cette égalité essentielle ; le bon sens participe certes de la raison en ce que cette dernière est ce qui nous rend hommes, c’est-à-dire que tenir à ce que l’on dit, pense ou choisit en prenant parti est la condition de la responsabilité, que nul ne mène une vie authentiquement humaine si on lui refuse le droit de se considérer comme l’égal de chacun pour l’aptitude à prendre parti en portant un jugement ; mais surtout le bon sens désigne une dimension importante de la raison : ni raison théorique, ni raison investie dans la pratique, ni sagesse-connaissance universelle, mais faculté intra-subjective par laquelle le sujet humain s’auto-constitue comme "je" en s’estimant l’égal de chacun.

Cette contribution qui reste schématique avait pour objectif préliminaire de repenser ce texte du Discours de la Méthode, texte central de l’histoire de la philosophie, en le libérant de lectures qui peu ou prou l’affaiblissent. Malentendu ? Contresens ? Résistance sourde au contenu de la déclaration généreuse ? Peu importe ! Nous avons essayé de montrer quelles perspectives de lecture rendaient presque nécessaire l’hypothèse d’un Descartes ironiste et dans un second temps comment lever l’hypothèque que cette hypothèse fait peser sur ce texte.

Résumons-nous :

1° L’apparente nécessité d’un Descartes ironiste repose sur une imprécision concernant le statut du premier membre de phrase « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée » que l’on a, à tort à nos yeux, tendance à tenir pour une vérité, un constat ou une thèse philosophique ; il nous semble au contraire qu’il s’agit d’une déclaration énonçant une présomption ayant valeur de principe général et généreux du droit.

2° L’apparente nécessité d’un Descartes ironiste repose en second lieu sur une interprétation, discutable elle aussi, du second mouvement de la phrase "car...", mouvement vu et lu comme une démonstration ou une justification, et qui est, à nos yeux, un commencement de preuve doublé d’une intime conviction ("je veux croire...").

3° L’apparente nécessité d’un Descartes ironiste repose en troisième lieu sur le fait d’une compréhension inattentive du "bon sens", appuyée sur l’équivalence "bon sens ou raison "/"bona mens seu recta ratio", formulation en réalité partiellement fautive ; cette compréhension trop rapide se double d’une sous-estimation de ce que Descartes dit dans L’Entretien avec Burman.

Tenter de trouver dans le début du Discours de la Méthode des éléments donnant à la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 et particulièrement à son article 1 et à l’affirmation « ils sont doués de raison » une plausibilité peut sembler une étrange démarche. En effet c’est aller à contre-sens de la chronologie. Sans doute mais est-il pas vraiment surprenant de chercher et de trouver dans l’œuvre de Descartes des éléments en faveur d’une affirmation ou d’une position de l’égalité des hommes, de tous les hommes ; en un mot est-il étonnant d’aller chercher et de trouver dans l’œuvre de Descartes les fondements de l’universalisme affirmé par cet article premier de la Déclaration de 1948 ?

Il n’est pas étonnant non plus au fond de trouver dans ce texte de Descartes une forme de raisonnement juridique puisque Descartes a étudié le droit - en novembre 1616, il obtient son baccalauréat et sa licence en droit civil et canonique à l’université de Poitiers.

Une chose encore et qui est essentielle : nous avons le sentiment que cette dimension de la raison qu’est le bon sens n’a pas, à notre connaissance, été suffisamment explorée et mériterait de figurer dans les significations essentielles que prend le concept de "raison" dans le cartésianisme. Et c’est justement cette dimension intra-subjective de la raison, constitutive du sujet humain, qui est annulée ou gommée par toute lecture qui voit dans "car chacun pense en être si bien pourvu..." un énoncé ironique.

Robert Lévy.

Notes

[1« Sur le style de Flaubert » : "Comment M. Reinach qui, différent au moins en cela des Émigrés, a tout appris et n’a rien oublié, ne le sait-il pas et peut-il croire que Descartes a fait preuve d’une “ironie délicieuse”, en disant que le bon sens est la chose du monde la mieux partagée."

[2in Descartes, Œuvres, Flammarion, tome II, pages 568 et 569.

[3PUF, 1990, page 169.

[4Essais, II, 17.

[5Voir la note n°1, in Descartes, Œuvres, Flammarion, tome II, pages 568 et 569.

[6III, 153 et 154.

[7PUF, 1981, p.134.

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