Pourquoi publier "La Guerre des programmes" de Serge Cospérec ? - Philosophie - Espace pédagogique académique

Pourquoi publier "La Guerre des programmes" de Serge Cospérec ?

, par Frédéric Cossuta - Format PDF Enregistrer au format PDF

Lorsque j‘ai reçu la proposition d’éditer le livre de Serge Cospérec pour la collection Didac-philo, je n’ai pas hésité un instant à l’accueillir, et cela pour plusieurs raisons que je crois être de très bonnes raisons dont j’expose ici les deux principales.

Permettez-moi d’évoquer en premier lieu une raison personnelle car, ayant été professeur dans le secondaire pendant les années 70-2000, j’avais nécessairement suivi et parfois subi les différentes réformes en me demandant toujours pourquoi la sempiternelle question du programme de la classe de philosophie cristallisait ainsi tous les débats.

Pris dans les urgences de la conduite de mes classes, je ne comprenais pas toujours quels étaient les enjeux qui divisaient la profession, même s’il était clair que la façon de l’enseigner condensait des questions liées au statut de la philosophie et ses finalités au sein de la vie démocratique dans la cité. Or, ce livre de Serge Cospérec, certes avec sa dimension polémique et engagée, donne une vue d’ensemble, analyse en profondeur les différentes étapes avec les moments de crise qui ont traversé cette période. Il met en perspective avec précision les textes, les décrets et les lois, les acteurs et leurs actions. Il les expose dans une démarche de chronique historique très détaillée, offrant parfois des vues saisissantes sur les coulisses et les tractations souterraines, proposant des documents inédits ou inconnus, en reconstruisant la trame donnant sens aux différents épisodes qui, sans un éclairage d’ensemble, paraîtraient chaotiques.

Serge Cospérec met en scène les ressorts dramatiques de cette saga au tempo épique dans une série de séquences organisée, non comme des chapitres, mais comme les dix « Actes » de la « pièce » qu’il met en scène. S’agit-il d’une comédie ? On pourrait le croire, tellement le vaudeville semble y jouer sa part. Ou plutôt est-ce une tragédie, comme semble en prendre acte la fin tragique stipulée par le titre du dernier Acte : « La fin de la classe de philosophie » ? Mais la fin de la classe de philosophie n’est pas la fin de l’enseignement de la philosophie et la conclusion donne quelques pistes et motifs d’espoir (« Quel avenir pour la philosophie au Lycée », p. 240).

Comment se déploient les péripéties de cette « guerre » ? Le livre commence d’abord en témoignant d’une période d’innovations et d’espoirs (avec la création du GREPH jusqu’au colloque de Sèvres ; Acte I : 1975-1984 , puis autour de la commission Derrida-Bouveresse 1989-1990, Acte II . Il déroule ensuite la série des réformes conduites par les différents GTD qui proposent à chaque fois des déplacements ou des réorganisations dans la grille des programmes. Ils pourraient, de l’extérieur, paraître insignifiants ou dérisoires s’ils ne recouvraient des enjeux pédagogiques et politiques liés au sens que l’on veut donner à l’enseignement de la philosophie, le programme de notion concentrant symboliquement tous les débats : GTD Beyssade, 1991-1992 ; Acte III , GTD Dagognet-Lucien 1994-1998 ; Acte IV , GTD Renaut 1998-2000 ; Acte V . Ce dernier inaugure une longue période de conflit, de controverses et d’actions publiques qui justifient le titre de « Guerre des programmes », marquée d’abord par « L’offensive et le coup de force des conservateurs » 2001-2002 ; Actes VI et VII , avec l’arrivée au ministère de Luc Ferry, jusqu’au projet Fichant-Kambouchner qui tente vainement de rétablir certains équilibres 2002-2008 ; Acte VIII . Enfin, certains Inspecteurs Généraux (comme Mark Sherringham) font preuve de courage, surtout le Doyen Jean-Louis Poirier qui rédige un rapport que l’on tenta d’étouffer où il proposait de recentrer l’enseignement de la philosophie sur sa dimension scolaire. Est-ce un « ultime sursaut » dont témoigne ce « Changement de cap à l’Inspection générale » 2006-2015 ; Acte IX  ? Le dernier acte n’est pas le moins désolant Acte X 2017-2020 ; La fin de la « classe de philosophie » puisqu’il conjugue une réforme des Lycées qui fait disparaître la classe de philosophie en même temps qu’une ultime réforme des programmes qui impose une énième grille des programmes présentée de façon alphabétique, au grand dam des professeurs.

On le voit, le livre éclairant ainsi rétrospectivement ce que nous avions vécus en descendant socratiquement dans la caverne de nos classes de terminale tous les matins, comment ne pas donner à leur tour aux jeunes professeurs qui prennent la relève, une vision d’arrière-plan qui leur permette de mieux comprendre les strates archéologiques d’une histoire dans laquelle s’enracine leurs pratiques et leurs interrogations sur les difficultés de leur enseignement. C’est d’abord à eux qu’est dédiée cette collection qui a vocation à les aider à agir dans leur quotidien d’enseignants de philosophie mais aussi à inscrire cette activité dans une réflexion historique, didactique…et philosophique.

C’est la seconde raison qui a justifié à mes yeux cette publication : ayant crée chez l’éditeur Lambert-Lucas une collection entièrement dédiée à l’enseignement de la philosophie, il était normal que le livre de Serges Cospérec y figurât.

Elle a en effet pour vocation de proposer aux étudiants préparant les concours et se préparant au métier, ainsi qu’aux collègues en poste en Lycée et à tous ceux qu’intéressent les questions d’enseignement, des ouvrages de référence offrant une ressource utile. Ils portent aussi bien sur les aspects historiques, institutionnels de notre profession, comme cet ouvrage ou celui à paraître de Bruno Poucet sur la dissertation (La dissertation de philosophie. Histoire et enjeux) que sur la question théorique et pratique du statut même d’une didactique de la philosophie, comme en témoignent, entre autres, celui de Patricia Verdeau, (Approche philosophique d’une didactique de la philosophie) ou de Jean-Louis Lahner (à paraître : Pour une critique de la raison didactique. Didactisation des disciplines et enseignement de la philosophie). Par ailleurs d’autres volumes portent sur des angles d’approche qui se réfèrent plus spécifiquement à la classe et à nos façons d’enseigner, comme par exemple le collectif coordonné par Michel Tozzi (Perspectives didactiques en philosophie) ou le livre de Frédéric Grolleau (De l’écran à l’écrit. Enseigner la philosophie par le cinéma).

« L’effet collection » n’est pas indifférent et donne à l’ouvrage de Serge Cospérec un compagnonnage contextuel qui lui donne toute sa place, son sens, et son public et il retentit en retour en enrichissant ceux qui l’entourent. Dès sa création j’ai voulu que cette collection fût ouverte à la pluralité des points de vues et des options ou engagements pris sous la responsabilité de leurs auteurs. Les textes de Serge Cospérec figuraient déjà en ligne, mais les rassembler, leur donner la forme d’un livre, avec la très belle préface de Jacques Bouveresse, une bibliographie, des index et un appareil critique très scrupuleux, c’était les faire passer du statut militant à celui d’une chronique engagée mais informée et loyale, à même de restituer et d’informer. Ce livre dépasse ainsi de beaucoup la simple valeur de témoignage de la part d’un acteur engagé (Serge Cospérec a été responsable du groupe philosophie du SNES de 1994 à 2001 et président de l’Acireph de mars 2002 à mars 2009). L’inscrire dans cette collection est une façon d’en modifier l’esprit et la portée en en faisant un ouvrage de référence pour tous ceux que cette histoire concerne ou intéresse.

Certes le livre comporte une dimension polémique et n’a pas manqué de susciter des critiques et parfois même l’étonnement de la part de certains collègues qui ne comprenaient pas que j’ai pu le publier. Je m’honore pourtant de l’avoir fait, car l’engagement dont il témoigne n’efface pas la loyauté critique et le scrupule dont son auteur fait preuve, et le fait qu’il figure dans une collection qui donne la parole à toutes les tendances, invite d’éventuelles prises de parole critiques à son égard. La collection est donc aussi ouverte à ses détracteurs de bonne foi. La présence de cet entretien sur des thèmes amorcés par le livre de Serge Cospérec sur un site académique atteste d’ailleurs de la fécondité d’un débat qui sans occulter la dimension de controverse, en fait valoir la fécondité par la rigueur et la richesse de la discussion qu’il suscite.

Sans céder à l’irénisme, je me prévaux cependant d’une figure leibnizienne consistant à prendre en considération les positions multiples d’une controverse pour tenter d’en démêler les attendus, sinon de la résoudre et, ce faisant, je souhaite qu’on voie dans cette publication une contribution invitant à passer de ce qui fut sans doute une « guerre » des programmes au programme d’une fin des guerres au sein de la communauté enseignante de philosophie.

Frédéric Cossuta, le 28 juin 2022

Voir en ligne : La collection didac-philo

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