Les droits de l'homme et la question du juste - Philosophie - Espace pédagogique académique

Les droits de l’homme et la question du juste

Du 7 au 9 octobre 2021, les 11èmes Rencontres philosophiques de Langres ont porté sur "LA JUSTICE". Olivier BOURDON, Professeur de philosophie en CPGE, nous propose ici un compte rendu de la conférence de Mme SAADA sur la relation entre droits de l’Homme et démocratie.

, par Olivier Bourdon - Format PDF Enregistrer au format PDF

Cette passionnante conférence de philosophie politique menée par Madame SAADA a eu lieu le vendredi 8 octobre, à l’occasion des Rencontres philosophiques de Langres de 2021, lesquelles avaient pour thème « la justice ». D’une façon générale, les travaux de Julie Saada, professeure de philosophie à Science Po, portent sur la justice de la guerre et de l’après-guerre, ainsi que sur les théories critiques du droit. (Elle a ainsi publié en 2009 Guerre juste, guerre injuste, en en 2010 Hobbes et le sujet du droit, en 2014 La justice pénale internationale face au crime de masse, en 2014 Enseigner le passé violent, en 2015 La guerre en question, et enfin en 2016 Le droit, entre théorie et critique.

 

Comme le rappelle en introduction Madame Saada, la Déclaration des droits de l’Homme vise originellement (dès sa première formulation en 1789) l’émancipation des individus, des individus qu’elle dote de droits naturels, universels et inaliénables, mais aussi l’émancipation des peuples, des peuples qui sont reconnus par cette Déclaration comme seule source de l’autorité politique légitime. Ce n’est donc pas par hasard si, à travers l’histoire internationale de ces deux derniers siècles, de nombreux soulèvements populaires faisant face à un pouvoir politique jugé tyrannique, se sont référés à cette Déclaration, dont la portée se veut dès le départ universelle. Jusque récemment encore, la reconnaissance de ces différents droits subjectifs semblait ainsi, sur un plan politique, constituer le fondement normatif de toute société politique juste, à condition bien évidemment de concevoir cette société juste sur le modèle démocratique. Indépendamment des critiques philosophiques dont cette Déclaration a toujours fait l’objet, il y a eu de fait, jusqu’aux années 90, une sorte de consensus en Occident, pour reconnaître un lien intrinsèque entre droits de l’Homme et démocratie ; sachant que ce consensus atteint son apogée avec la fin de l’empire soviétique et la fin de l’apartheid en Afrique du Sud. Un tel consensus semblait alors pouvoir justifier sans aucun problème la soumission de tous les États du globe à un droit international respectueux de ces droits humains, ainsi qu’une éventuelle ingérence au sein des politiques nationales, dans le but de faire respecter ces droits fondamentaux.

Or, remarque Madame Saada, on peut constater que réapparaît aujourd’hui une contestation politique de ce lien, considéré auparavant comme évident, entre les droits de l’Homme et la démocratie, une contestation officiellement affichée par des États comme la Hongrie, le Brésil ou l’Inde : ces États, dirigés par des gouvernements autoritaires, refusent cette limitation de leur souveraineté par cette référence aux droits humains ; et ils se définissent ainsi comme des démocratie « illibérales », selon l’expression célèbre utilisée par Viktor Orban. S’opposant aux démocraties dites « libérales », qui limitent effectivement le pouvoir du peuple par l’affirmation de ces droits fondamentaux posés comme des absolus, ces gouvernement « populistes » prétendent ainsi réaliser la « démocratie » authentique, en incarnant une volonté du « peuple » posée comme absolument souveraine. Ce qui les amène par exemple à contester, au nom de l’intérêt supérieur du peuple, la protection que cette Déclaration est censée offrir aux migrants qui pénètrent clandestinement sur leur territoire national ; des migrants dont il serait nécessaire, selon eux, de pouvoir se débarrasser par des moyens expéditifs.

Mais la contestation ne provient pas seulement de l’extrême droite, car réapparaît aujourd’hui par ailleurs, avec une certaine vitalité, une contestation des droits de l’Homme qui réactive une critique philosophique de type marxiste, et qui reproche à cette déclaration de justifier le libéralisme économique, l’impérialisme économique ou encore le colonialisme culturel.

Se repose par conséquent aujourd’hui la question de savoir si l’on doit effectivement envisager cette Déclaration comme anti-démocratique, ce qui impliquerait de penser le juste contre les droits de l’Homme, ou bien si l’on peut répondre à cette accusation qui leur est faite, d’être un dogme anti-démocratique et facteur d’injustices, pour réaffirmer le caractère fondamentalement démocratique et juste de cette Déclaration. Or, le but affiché de cette conférence est de réaffirmer que les droits de l’Homme constituent bien une condition nécessaire de la démocratie authentique et de l’exercice juste du pouvoir, sachant que cela ne peut suffire à constituer une théorie complète de la justice.

 

Avant d’aborder les critiques contemporaines qui sont adressées à cette fameuse Déclaration, Madame Saada s’est d’abord proposé, dans la première partie de sa conférence, de retracer rapidement une généalogie du concept philosophique de droits de l’Homme. En effet, l’idée-même qu’il puisse il y avoir un sujet de droit n’est absolument pas une évidence si l’on remonte dans l’Antiquité. C’est seulement à la faveur de multiples révolutions culturelles qu’a pu émerger progressivement le concept de « droit de l’Homme » : un droit subjectif qui s’attache naturellement à la « personne » envisagée comme un individu humain doué de conscience et possédant une volonté libre ; qui plus est, un droit subjectif pensable indépendamment du droit objectif qui organise la société, et opposable au pouvoir étatique qui régit celle-ci.

Si l’on se focalise d’abord sur le concept de « personne » tel qu’il est élaboré par le droit romain, ce concept (qui deviendra le concept central dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948) ne renvoie absolument pas à un individu humain considéré isolément. Dans le droit romain en effet, la « personne » est une entité abstraite qui joue un rôle ponctuel dans une relation juridique ; ce qui signifie qu’une personne peut correspondre à un groupement d’individus (capable de manifester une volonté unifiée), et surtout qu’un même individu peut incarner différentes personnes, en jouant différents rôles successifs sur le plan juridique. Ce n’est que vers 160 après Jésus-Christ que la « personne » est juridiquement conçue comme un support unifié pour des capacités juridiques multiples : la personne acquiert ainsi une forme substantielle, c’est-à-dire qu’elle ne change plus en fonction des différents rôles juridiques dans lesquels elle s’engage. Mais c’est seulement au XVIème et surtout au XVIIème siècle que la personne devient une entité juridique liée à un individu humain physiquement incarné et doué de conscience.

Quant à l’émergence du concept de « droit individuel », il a fallu qu’il y ait là aussi une véritable rupture culturelle qui s’opère avec l’Antiquité et le Moyen-Âge. En effet, le droit objectif est d’abord pensé durant cette longue période comme un ordre inhérent aux choses, un ordre qui correspond plus précisément à l’ordre naturel de la société envisagée comme une totalité organique (on peut penser ici à l’ordre « naturel » qui doit régner dans la cité platonicienne). Il s’agit alors de trouver un équilibre, respectueux de cet ordre naturel interne, dans la relation entre les différentes parties de cet organisme social. Ce qui implique que la justice n’est pensée que comme le résultat de ce partage équitable des biens et des fonctions conformément à la nature de cette totalité ; un partage obéissant certes à une certaine légalité objective, mais qui attribue aux individus des places différenciées, et qui n’est donc pas égalitaire. Il est clair que, dans une telle perspective qui reste celle de l’Antiquité et du Moyen-Âge, les « droits subjectifs » qui reviennent aux individus ne sont dès lors pensés que secondairement, comme les droits différenciés des parties (ou des sous-parties) de cette société, et qu’ils restent ainsi des droits essentiellement dérivés.

Pour en arriver à penser des droits de l’Homme qui valent indépendamment de l’ordre social dans lequel s’inscrit l’individu humain, cela suppose par conséquent de considérer prioritairement l’individu avant d’envisager l’ordre social dans lequel il s’inscrit ; et il a fallu opérer un véritable renversement de perspective. Selon Michel Villey, dans son ouvrage de 1983 intitulé Le droit et les droits de l’homme, ce qui a produit un tel retournement, c’est l’apparition d’une pensée de l’individu qui surgit avec le courant du nominalisme (incarné notamment par Guillaume d’Ockham), courant qui rompt de manière décisive avec l’héritage platonicien. Mais c’est en 1625 que s’établit définitivement, avec l’œuvre de Grotius, le concept d’un droit subjectif qui correspond à une qualité morale s’attachant prioritairement à des individus humains. Dès lors, la philosophie peut penser des droits subjectifs qui sont distincts du droit objectif.

Enfin, pour en arriver à penser en termes de liberté individuelle un tel droit subjectif appartenant à l’individu, il a fallu une troisième révolution philosophique. Paradoxalement, le philosophe Thomas Hobbes prend ici une place dans la genèse de ce concept de droits de l’Homme. Car, même si Hobbes utilise encore (au chapitre XVII du Léviathan) le concept romain de « personnalité juridique » pour penser l’État, lequel peut tout autant correspondre à un individu ou à une assemblée, et même si Hobbes continue d’affirmer que le « sujet » d’une république ne peut en aucune manière résister à la volonté du pouvoir souverain auquel il est définitivement assujetti (ce en quoi Hobbes n’est aucunement un philosophe libéral), il est cependant le premier à penser la volonté libre des individus humains comme la source originelle exclusive du droit (à travers sa célèbre formulation du « droit de nature » énoncée au chapitre XIV du Léviathan). En effet, dans le cadre de cette philosophie matricielle du contrat social, l’obligation juridique a pour source première la volonté libre de ces individus vivant à l’état de nature et considérés comme originellement isolés ; c’est par un effet de leur seule volonté libre qu’ils s’engagent dans ce contrat social. De la sorte, les « lois de nature » (qui dérivent du « droit de nature » dont sont originellement dotés ces individus) ne sont donc plus des commandements imposés par la société, mais simplement des raisonnements qui explicitent ce que veulent les contractants, dans la mesure où ils sont dotés d’une volonté cohérente jusqu’au bout. En somme, dans les philosophies du contrat social qui vont se développer à la suite de Hobbes, émerge un sujet de droit qui, avec sa liberté naturelle illimitée, constitue l’élément premier de l’ordre juridique. Dès lors, il devient possible de penser les droits de l’Homme, c’est-à-dire des droits qui sont naturellement inhérents à l’individu humain, indépendamment de son intégration dans une société. John Locke pourra ainsi penser par exemple par la suite que l’homme est naturellement propriétaire de sa propre personne ; ce qui pourra justifier secondairement le droit naturel qu’il acquiert sur les choses extérieures à lui, par l’intermédiaire de son travail.

Mais il ne faut pas oublier que les droits dits « de première génération », qui correspondent aux droits-libertés proclamés en France dès le 26 août 1789 (libertés de circulation, d’expression, de détenir une propriété privée, de participer au pouvoir politique...), ont été rapidement complétés (dès 1793 en France) par les droits de « deuxième génération », qui correspondent aux droits-créances (nommés ainsi parce qu’ils ont un coût pour les Etats), c’est-à-dire par des droits économiques et sociaux tels que le droit à l’instruction, le droit à la santé ou le droit au travail. Promus et défendus d’abord par les jacobins, puis par le mouvement socialiste durant tout le XIXème siècle, ces droits-créances, qui ont longtemps été mis en retrait sur le plan constitutionnel, ont été réintégrés en France dans le préambule de la constitution du 27 octobre 1946 ; et ils ont été très précisément affirmés par la Déclaration universelle des droits de l’Homme, proclamée à l’ONU en 1948.

 

Ce travail de généalogie effectué, on peut comprendre que cette construction intellectuelle complexe puisse prêter le flanc à une diversité de critiques possibles. Madame Saada nous propose dès lors d’aborder, dans un second temps, quelques critiques philosophiques (et non plus simplement politiques) que suscitent les droits de l’Homme ainsi pensés.

Tout d’abord, un certain courant intellectuel de gauche soutient, comme nous l’avons évoqué en introduction, que les droits de l’Homme seraient incompatibles avec la démocratie authentique, parce qu’ils ne seraient que les vecteurs masqués du capitalisme et de l’impérialisme culturel de l’occident.

Dans le sillage de Karl Marx (et de sa célèbre critique développée dans La question juive), des philosophes comme Gilles Deleuze ou Alain Badiou ont en effet accusé les droits de l’Homme d’être une justification du capitalisme ; ce dans la mesure où ces « droits universels » permettent de masquer les inégalités « réelles » entre citoyens, à savoir des inégalités de type socio-économique, ce en les cachant derrière la seule obligation faite à l’État de respecter ces « droits formels » prétendument universels. Selon cette critique d’extrême gauche, ces droits « formels » ne signifient rien pour l’individu dépossédé de tout ; et ils ne deviennent effectifs qu’en étant adossés à la propriété privée de biens matériels, des biens matériels dont ils garantissent la jouissance exclusive et illimitée, au détriment de toute forme de solidarité socio-économique. Ainsi, bien que ces droits aient pu être dans un premier temps la source d’une émancipation politique du peuple à l’égard de la société féodale, comme l’avait vu Karl Marx, ils ont produit une nouvelle aliénation, en sacralisant le droit de propriété privée (dans l’article 17 de la déclaration de 1789) et en subordonnant la politique de l’État moderne, soi-disant représentative de l’intérêt général du peuple, aux intérêts particuliers de la seule classe bourgeoise.

Plus récemment, on retrouve une critique qui se situe un peu dans le même ordre d’idée chez Nancy Fraser, mais adaptée au contexte contemporain (dans Qu’est-ce que la justice sociale ? de 2005 par exemple) : selon cette philosophe américaine, la démultiplication des revendications (légitimes selon elles) de nouveaux droits-libertés, liée à l’explosion de la demande contemporaine de reconnaissance de la part de différentes minorités subissant des injustices, risque d’entrer en concurrence avec les luttes pour l’acquisition de nouveaux droits économiques. Autrement dit, cette prolifération de revendications sur le plan des droits-libertés risque de masquer toujours plus une certaine forme d’exploitation économique qui s’accroît. Cela appelle de son point de vue un effort de synthèse de tous les différents courants de ce qu’on appelle globalement, dans l’université anglo-saxonne, « la théorie critique », pour faire coexister politique de reconnaissance et politique de redistribution.

Par ailleurs, les droits de l’homme sont accusés d’imposer de façon impérialiste des valeurs occidentales, et notamment un certain mode d’organisation politique. Comme le remarque David Kennedy, professeur de droit à l’université de Harvard, alors qu’ils prétendaient nous émanciper de l’État, les droits de l’Homme ne peuvent être rendus effectifs que par l’intermédiaire d’un État constitué ; ce qui a pour effet paradoxal de justifier, à l’échelle internationale, le placement de certains peuples doté d’une organisation politique différente, sous la tutelle d’un État autoritaire.*

Enfin, les droits de l’Homme seraient anti-démocratiques, car ils relèveraient du droit international, lequel n’a pas été constitué à partir d’une consultation démocratique de chaque peuple, mais à partir d’un compromis trouvé entre les représentants ponctuels de quelques Etats. On ne pourrait donc pas justifier philosophiquement le fait qu’une telle production juridique vienne limiter la décision souveraine des peuples.

 

À ces diverses objections, on peut proposer différents types de réponses, affirme la professeure Saada.

D’abord les droits de l’Homme doivent-ils être envisagés comme un soutien de l’idéologie capitaliste ou néo-libérale ? Il est clair que non, si l’on prend en considération le fait que les libertariens, comme Robert Nozick ou Friedrich Hayek, ne reconnaissent qu’une partie des droits de l’Homme, à savoir les droits-libertés. Ces auteurs, qui sont des néo-libéraux radicaux, rejettent en effet les droits-créances au nom de l’auto-régulation du marché et de l’auto-détermination des peuples. Pris dans leur entièreté, les droits de l’Homme ne peuvent donc être réduits à une simple reformulation, sous une forme idéologique, du langage du capitalisme. Il ne faut, de la sorte, jamais oublier que, sous sa forme complète, la Déclaration affirme que la réalisation des droits-libertés, et en particulier des droits civils et politiques, est conditionnée par l’institution effective des droits-créances. Concrètement, la référence à ces droits-créances a pu ainsi servir à contraindre des États à adopter certaines mesures sociales, et notamment à mettre en place des services publics. Le Chili, qui avait entièrement privatisé son éducation au sortir de sa période de dictature, a été par exemple contraint de reconstruire tout un système scolaire public ; et ce sous la pression d’ONG qui se sont appuyées sur le pan socio-économique de la Déclaration universelle des droits de l’Homme. La Déclaration ne promeut certes pas une révolution communiste, mais elle donne incontestablement du pouvoir à ce type d’acteur de la société civile qui cherche à contraindre les États à respecter certains droits-créances (tels que le droit à l’éducation des enfants, quelle que soit leur origine sociale).

Par ailleurs, comme l’a bien analysé en 1981 Claude Lefort dans L’invention démocratique (I, « Droits de l’Homme et politique »), Marx n’a pas su voir que même les droits-libertés (la liberté de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui, l’égalité en droits, la sûreté…) ne peuvent se réduire à une simple déclinaison du droit de posséder des biens à titre privé et du droit de commercer pour s’enrichir sans limites. « Aussi bien n’est-ce pas tant ce que lit Marx dans les droits de l’homme qui devrait susciter nos critiques que ce qu’il est impuissant à y découvrir », affirme Claude Lefort (p. 57). De fait, Marx n’a pas vu que bon nombre de ces droits subjectifs, comme la liberté de conscience (art. 10) ou la liberté d’expression (art. 11), garantissent bien au contraire une sphère d’échanges non-marchands entre des citoyens libres ; il n’a pas vu que l’interdiction de l’emprisonnement arbitraire et de la torture (art.7), ou encore le principe de la présomption d’innocence (art. 9), sont autant de protections de l’individu-cellule face à un État qui peut toujours être tenté de reprendre la forme totalitaire d’un organisme vivant, comme l’a montré dramatiquement l’histoire du XXème siècle. En somme, ce que ne voit pas ce genre de critique, c’est que les droits de l’Homme sont d’abord l’expression d’un libéralisme « politique », et non pas d’un libéralisme économique ; un libéralisme politique qui s’oppose à toute forme de pouvoir politique absolu et arbitraire. Autrement dit, la Déclaration institue essentiellement, et ce dès 1789, une autonomie relative de la société civile, une autonomie relative qui se doit d’être constitutionnalisée et qui vient ici limiter la souveraineté de l’État, un État par nature toujours potentiellement dangereux pour les libertés individuelles.

Mais pour cette raison-même, les droits de l’homme ne prétendent pas instituer une politique entièrement déterminée, puisqu’ils laissent à chaque peuple le droit de décider, en discutant librement, quelles doivent être précisément les mesures prises par l’État, notamment dans le domaine des droits sociaux. En ce sens, affirme notre conférencière, les droits de l’Homme sont bien la condition nécessaire d’une société juste, sans en être pour autant la condition suffisante.

Reprocher d’autre part aux droits de l’Homme de favoriser l’apparition d’États autoritaires, ou même simplement l’apparition d’une organisation étatique de type occidental là où il n’y en avait pas, c’est toujours et encore opérer une confusion entre des principes abstraits et une démarche particulière qui prétend, de façon problématique, appliquer ces principes à sa manière. Surtout, c’est ne pas voir ce que nous rappelions dès le début en évoquant la Hongrie ou le Brésil, à savoir que ce sont essentiellement des hommes d’État autoritaires (et souvent peu soucieux des injustices sociales), qui contestent une telle norme supra-nationale. Car le but plus ou moins avoué de tels hommes d’État est de renforcer toujours plus leur pouvoir « démocratique », en détruisant progressivement au sein de l’État libéral tous les contre-pouvoirs soucieux du respect des droits de l’Homme ; des contre-pouvoirs qui sont ici les seules institutions encore en mesure de limiter leur prétention au pouvoir absolu.

Enfin, certes ces différents droits humains ne sont pas validés par une consultation démocratique universelle ; mais comme ils résultent d’une réflexion philosophique collective élaborée, comme nous l’avons vu, sur le long terme, on peut considérer qu’ils constituent une émanation objective de la raison commune, c’est-à-dire une émanation de cette raison que tous les Hommes ont en partage (une raison dont on peut supposer qu’il est possible de faire un usage « purement pratique » capable d’accorder tous les Hommes, comme le pensait Kant).

 

Cela posé, la reconnaissance des droits de l’Homme implique-t-elle nécessairement l’institution d’un régime démocratique ?

Selon des penseurs néo-libéraux comme Joshua Cohen, le concept d’égalité présenté par la Déclaration ne donne « pas de droit à la démocratie » ; car il n’implique pas nécessairement une participation égale de tous les citoyens à la décision démocratique. Considérant en effet comme prioritaire le principe de l’auto-détermination des peuples contenu dans la Déclaration, lequel affirme que tous les peuples ont le droit de disposer d’eux-mêmes, Joshua Cohen en déduit que chaque peuple peut librement décider du régime politique qu’il institue ; ce qui ouvre la possibilité de considérer un régime qui n’est pas pleinement démocratique comme conforme à la Déclaration des droits de l’Homme. Selon cet auteur, une telle interprétation de la Déclaration, qui ne condamne pas d’emblée des régimes insuffisamment démocratiques, a pour avantage notable de permettre une promotion plus large des droits de l’Homme et de faire progresser, même de façon minime, la reconnaissance de ces droits à l’échelle internationale.

Mais selon Madame Saada, une telle interprétation ne respecte pas l’esprit de la Déclaration ; et la promotion des droits de l’Homme ne peut en aucun cas justifier une telle trahison sur le plan philosophique. Car il y a bien par ailleurs dans la Déclaration de 1789 puis de 1948 l’affirmation d’une « égale dignité » des personnes humaines, laquelle implique explicitement une égalité en droits de tous les Hommes et une égale participation à la vie politique ; sans compter l’égalité relative au droit d’accéder aux services publics, formulée dans les droits de seconde génération. Si le régime démocratique ne peut être pensé indépendamment des droits de l’Homme, c’est bien parce que cette Déclaration exige le respect de ce principe fondamental de la démocratie moderne qu’est l’égalité en droits de tous les êtres humains.

 

Pour conclure, les droits de l’Homme définissent, selon Madame Saada, plus qu’un « État de droit » ; ce denier concept ne renvoyant qu’à la nécessaire soumission des hommes d’État, sur un plan constitutionnel, au droit objectif qui s’impose à leurs concitoyens. Au-delà de l’État de droit, les droits de l’Homme impliquent en effet, comme leur conséquence nécessaire, une « démocratie libérale » où ces droits, reconnus comme des absolus, viennent limiter la souveraineté du peuple, et où le pouvoir étatique est ainsi contrôlé par des contre-pouvoirs chargés de leur respect. Par ailleurs, ces célèbres droits ne se réduisent pas, comme on fait souvent semblant de le croire, à des droits-libertés ; car les droits de seconde génération obligent les États à se soucier de la situation économique et sociale de chaque citoyen, en en faisant une condition essentielle de la liberté de celui-ci.

Mais, dans la mesure où les droits de l’Homme garantissent une autonomie relative de la société civile et de la décision politique du peuple, ils ne peuvent toutefois suffire à déterminer par eux-mêmes une théorie complète de la justice sociale. Il reste de la sorte une part de décision qui relève strictement du débat politique en démocratie.

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