Fondements de la coopération à l'âge d'internet - Philosophie - Espace pédagogique académique

Fondements de la coopération à l’âge d’internet

, par Louis Rouillé - Format PDF Enregistrer au format PDF

 Le partage à l’heure de l’informatique

L’informatique et les outils informatiques sont des outils, dit-on souvent, du partage. Qu’on se souvienne par exemple des controverses incroyables (et donc interminables) sur la question du partage de contenus culturels sous copyright. [1] Internet était décrit des deux côtés comme le lieu paradisiaque ou infernal des partageurs. Pour les partisans du copyright, internet est un enfer car il est pratiquement impossible de contrôler l’échange de contenus culturels à l’aide de taxes comme on le faisait habituellement dans l’échange de biens culturels et néanmoins matériels. Pour les détracteurs du copyright, les partisans du copyright ont rendu internet infernal en multipliant leurs harcèlements judiciaires et législatifs. [2] La question de savoir si les pirates sont des utopistes du partage ou des brigands sans foi ni loi a passionné les foules savantes au XVIIe siècle. Et les pirates de l’information ont suscité à peu près la même passion des foules moins savantes de la fin du XXe siècle. Le lien explicite entre la piraterie réelle et la piraterie numérique a été suggéré dans le très influent essai intitulé Zone Autonome Temporaire publié en 1991 par Hakim Bay (traduit en français chez L’Éclat ici).

Bien à côté de la question de savoir si les pirates partageurs sont en train de sauver ou de détruire l’humanité, une autre grande controverse s’est ouverte à propos de la place de la coopération (i.e. du partage de l’information) dans la communauté informatique. En effet, la coopération technologique dans la communauté des programmeurs (ou développeurs) a pris une ampleur impressionnante et controversée.
Impressionnante en effet, puisque le nombre de développeurs a augmenté très fortement en une génération. Assez vite, la coordination de ces développeurs a largement débordé l’industrie traditionnelle pour proposer des modèles économiques "innovants" tant et si bien que le modèle de la "start-up" est venu s’imposer dans jusque dans des secteurs non-informatiques et même dans le débat politique. En cause dans les entreprises traditionnelles : le modèle hiérarchique et centralisé où la décision vient du sommet de la hiérarchie et la hiérarchie est localisée dans des bureaux quelque part dans un pays donné. La communauté des informaticiens a développé des outils techniques pour lesquels la hiérarchie et la centralisation sont inutiles, voire franchement contre-productives. Pour un projet informatique (c’est-à-dire, concrètement, pour l’écriture à quelques centaines ou milliers de mains — voire plus — des milliers ou millions de lignes de codes d’un logiciel donné) les développeurs contribuent généralement depuis tous les points du monde, de manière plus ou moins autonomes, suivant des normes d’interopérabilité établies non pas de manière centralisée, mais par les besoins des utilisateurs et de la communauté des développeurs.
Sur ce point, le parcours de Linus Torvalds est tout à fait intéressant, car au moins deux de ses projets ont contribué à former cette coopération informatique tout à fait nouvelle. Le premier projet démarre avec une contribution impressionnante à un projet existant : le noyau Linux publié en 1991 qui est venu compléter et finaliser le projet GNU élaboré en 1983 par Richard Stallman. La fusion de ces deux projets (dans des circonstances complexes et des différends politiques profonds) a donné l’écosystème des distributions dites "GNU/Linux" qui, aujourd’hui, sont bien connues du grand public. Il y a Windows, il y a Mac, et il y a GNU/Linux. Chaque système d’exploitation vient avec une certaine "vision du monde", ou plus simplement de l’informatique : toutes les distributions GNU/Linux promeuvent la vision collaborative (par opposition à la fenêtre et la pomme). Le second projet est Github, basé sur le logiciel de gestion de version git. Un logiciel git est un outil numérique qui permet effectivement à plusieurs milliers de personnes d’écrire le même logiciel. Un "dépôt git" de gérer les modifications (les voir et les effectuer) à distance ainsi que d’organiser les contributions individuelles de manière efficace. Un git est aujourd’hui l’outil collaboratif de base dans tous les projets informatiques et même dans certains projets non-informatiques. [3]
Si Linus Torvalds a une trajectoire paradigmatique de la coopération informatique, c’est certainement pour deux raisons reliées entre elles. D’abord, il a été conduit à expliciter sa propre vision de ce que signifie le partage dans sa controverse avec Richard Stallman. Le résultat de cette controverse est la très structurante distinction entre ce que l’on appelle le mouvement du logiciel libre et l’open source. Ensuite, la théorisation de la coopération informatique du projet linux s’est faite, pour ainsi dire, in medias res grâce au travail de Eric S. Raymond dans un texte devenu très célèbre intitulé La cathédrale et le bazar dont la première version fut publiée en 1999. On y trouve thématisée l’opposition entre la coopération type cathédrale (hiérarchique et centralisée) et la coopération type bazar (horizontale et acentrée). Le projet linux est l’exemple paradigmatique d’une coopération type bazar et c’est un objet d’étude central dans l’essai de Raymond.
Il est intéressant de noter ici que cette distinction est bien connue des philosophes analytiques de l’esprit et des cognitivistes sous une appellation différente : la différence entre une organisation top-down (de haut en bas) et bottom-up (de bas en haut). Cette distinction est magnifiquement illustrée par le philosophe Daniel Dennett dans plusieurs de ses ouvrages où il met côte à côte la Sagrada Familia de Gaudi et une termitière afin de commenter les ressemblances et différences. [4]

Sagada Familia et termitière

 L’étude du partage

L’étude de l’informatique conduit donc à penser qu’il existe une forme de coopération relativement inédite (du moins à cette échelle) ayant une empreinte économique et sociale très impressionnante. Nombre sont les auteurs qui ont vu dans cette nouvelle industrie un dépassement du capitalisme industriel et se sont faits les théoriciens d’un "capitalisme cognitif" ou "capitalisme de la connaissance" [5], et c’est l’un des enjeux majeurs de l’étude de la "révolution numérique". Cependant, un autre pan moins connu de l’étude de cette révolution consiste à interroger ce nouveau paradigme de la coopération informatique non plus en philosophie pratique (et en philosophie politique notamment), mais en philosophie théorique. Qu’est-ce que la notion de coopération a à voir avec la raison ? la science ? la vérité ? C’est le vaste champ des "humanités numériques" qui contient l’épistémologie du web.
En guise d’introduction à cet immense domaine de recherche, voici deux ressources tirée du travail de Jacques Dubucs qui ont le double avantage d’être en français et très "thought-provoking" philosophiquement parlant. On appréciera d’un côté le travail de clarification conceptuelle et de l’autre les références à la tradition philosophique. En espérant que cela donnera envie à chacun d’aller plus avant dans ses propres recherches sur la compréhension de cette ère nouvelle et numérique dans laquelle nous baignons, bon gré, mal gré.


Une conférence à deux voix par Serge Abiteboul et Jacques Dubucs intitulée "Données, informations, connaissances : décryptons les données !"

Un article récent de Jacques Dubucs intitulée "Épistémologie du web" très informatif, drôle à bien des égards, et qui contient des références pointues pour qui voudra creuser.

Dubucs 2021 "Épistémologie du web : convergence, collaboration"


 Pour aller plus loin philosophiquement

Dubucs dit que LA question des sciences sociales, au fond, c’est le problème qui consiste à accorder la rationalité et la coopération. Il semble que la rationalité nous pousse constamment à ne pas coopérer. Et pourtant, nous avons des intuitions très claires que, dans certains cas, la bonne chose à faire est de coopérer. Ce conflit de normes est structurant pour la compréhension des phénomènes sociaux. En un sens, il s’agit donc de réconcilier les deux définitions les plus satisfaisantes jamais trouvées en philosophie de ce qu’est un être humain : un animal rationnel d’une part, et politique de l’autre. Voilà le projet philosophique de longue durée.
Sur ce chapitre, je voudrais ajouter une référence et un problème.

La référence, c’est Convention. A philosophical study publié en 1968 par David Lewis. Ce livre est une référence incontournable en philosophie contemporaine, comme la plupart des bouquins écrits par David Lewis. On trouvera notamment dans le premier chapitre de ce livre une série de "problèmes de coordination" qui sont très précieux à titre d’exemples et qui serviront de point de départ pour de nombreux cours/exercice de philosophie en terminale.

Dubucs mentionne à juste titre la place centrale du dilemme du prisonnier bien connu des profs de philo (et dont les commentaires peuvent devenir arbitrairement complexes). Je voudrais attirer votre attention sur un autre problème très simple illustrant en quoi la rationalité peut apparaître comme incompatible avec la coopération. Il s’agit du problème de l’attaque coordonnée.
C’est une expérience de pensée dans laquelle deux sujets A et B doivent coordonner une attaque contre un ennemi qu’ils ne peuvent vaincre que de manière coordonnée. Autrement dit, ne pas attaquer ou attaquer seul est une folie. Mais le seul moyen de communication qu’il existe entre A et B n’est pas entièrement fiable, admettons que la moitié des messages se perdent pour une raison ou pour une autre. Alors, la nécessité de mettre en place un système de réception de message devient cruciale. En effet, si A envoie un premier message à B l’informant qu’il faut attaquer l’ennemi commun à tel moment alors B, recevant ce message et conscient de la mauvaise qualité du canal d’information sait non seulement qu’il doit attaquer à tel moment, mais aussi que A n’est pas certain que B sait qu’il faut attaquer à tel moment. La chose rationnelle à faire est donc pour B d’envoyer un message qui accuse réception du 1er message de A. Si réception de l’accusé de réception il y a, alors A se retrouve exactement dans la même situation que B à la réception du 1er message. Pour la même raison, la seule chose rationnelle à faire pour A consiste à accuser réception de l’accusé de réception de B. Et ainsi de suite.

Campell sur le problème de l’attaque coordonnée

Le problème de l’attaque coordonnée a donné lieu à bien des commentaires philosophiques et permet en général d’introduire la notion technique de connaissance commune. L’image que j’ai choisie ici est une capture d’écran d’une conférence enregistrée en 2017 donnée par le philosophe John Campbell que l’on pourra trouver ici. Cette conférence est tirée de la série de conférences qu’il a données à l’École Normale Supérieure à l’occasion de la réception du prix Jean Nicod. Attention, la conférence est en anglais non sous-titré et d’un niveau de complexité très élevé.

Notes

[1Rappelons que l’argument principal des partisans du copyright consistait à identifier le partage et le vol, tant et si bien que les détracteurs du copyright étaient condamnés à expliquer que "le partage n’est pas du vol" !

[2La vie bien réelle de certains a même été rendue infernale, si l’on pense à Aaron Swartz ou aux développeurs de The Pirate Bay.

[3Il existe bien des success-stories autour de projets logiciels partageurs. Pour une histoire franco-française, on peut citer la belle aventure de VLC qui est notamment racontée dans cette émission de radio.

[4Pour un commentaire de ces ressemblances et différences, tout à fait accessible à des élèves de terminale, on pourra consulter From Bacteria to Bach and Back d’où j’ai extrait cette diapositive. La conférence est en anglais, des sous-titres auto-générés d’une qualité acceptable sont disponibles dans cette vidéo.

[5Sur ce point, et pour de nombreuses références, la lecture de Gorz 2003 L’Immatériel. Connaissance, valeur et capital est très précieuse.

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