Édith Fuchs 2020 L'humanité et ses droits - Philosophie - Espace pédagogique académique

Édith Fuchs 2020 L’humanité et ses droits

, par Franck Lelièvre - I.A. I.P.R. - Format PDF Enregistrer au format PDF

La formation académique prévue sur cette année sur ce sujet ayant été repoussée, cet article de présentation du travail d’Édith Fuchs vous propose des éléments autour de "la notion d’humanité" et des "droits de l’homme". Il comporte une bibliographie plus détaillée et constitue une ressource pour le traitement du thème du programme de Terminale de la spécialité "Humanités, Lettres et Philosophie" : "L’humanité en question".

Par ailleurs, nous devons également au travail d’Édith Fuchs la redécouverte et la publication pour la mi-avril prochaine d’un "Hitler par lui-même, d’après son livre Mein Kampf", présentation et traduction de larges morceaux choisis publiés en 1933 à l’intention des lecteurs français par l’exact et très précieux traducteur de Spinoza (et de Cicéron) Charles Appuhn. Nous ne doutons pas de son intérêt pédagogique.

Un texte de Franck Lelièvre.

 Le travail d’Edith Fuchs ou comment « raison garder » ?

Les crimes contre l’humanité sont des crimes particulièrement haïssables et, de surcroît, ils font partie d’une pratique ou d’une politique systématique et généralisée. En raison de leur ampleur et de leur caractère odieux, ils constituent de graves attaques contre la dignité humaine et contre la notion même d’humanité. Ils touchent et devraient toucher, par conséquent, tous les membres de l’humanité, indépendamment de leur nationalité, de leur appartenance ethnique et de l’endroit où ils se trouvent. A ce titre, la notion de crime contre l’humanité énoncée dans la législation internationale actuelle est la traduction moderne en droit du concept développé en 1795 par Emmanuel Kant, en vertu duquel une violation du droit en un endroit [de la Terre] est ressentie dans tous les autres endroits. [1]

Cette réflexion formulée en 1997 par deux juges du Tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie résume le propos et le programme du livre dense et rigoureux que vient de publier Edith Fuchs et qui est intitulé L’humanité et ses droits. Il vise à expliciter la notion d’humanité et la nature des droits qui donnent à cette législation toute sa force. Il précise le cadre de son application et fait le point sur les différentes contestations qu’il a pu rencontrer, ainsi que celle de l’idée même de « droits de l’homme ». Cette tâche, que l’auteur juge consubstantielle à l’activité philosophique et à son enseignement, doit permettre d’identifier les prémisses intellectuelles et morales qui ont permis sa négation. Elles sont toujours présentes alors que les contestations de l’universel sont plus que jamais d’actualité.
Et certes, la proclamation d’une dignité propre attachée à l’humanité et celle de l’unité du genre humain paraît bien fragile. Elle ne l’a pas protégée des génocides apparus après 1945 et après le génocide des chrétiens arméniens en 1915, la grande famine en Ukraine dans les années 30 et surtout l’extermination systématique des juifs d’Europe et des Tziganes par les nazis : crime contre l’humanité au Cambodge, purification ethnique en Yougoslavie ou au Rwanda, à présent, répression systématique en Chine ou en Birmanie ou, dans tant d’autres pays, de populations ciblées pour des motifs politiques ou religieux.
L’inscription de la catégorie de crime contre l’humanité dans le droit international, au sortir de la seconde guerre mondiale, en 1945, a constitué une rupture majeure dans l’histoire du droit international. Elle a inscrit cette catégorie du droit naturel cosmopolitique dans des textes à portée contraignante et a permis la création d’institutions créatrices de jurisprudence. Elle a été complétée et approfondie par l’adoption de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide le 9 décembre 1948 [2] puis par la Déclaration universelle des droits de l’homme le 10 décembre 1948 [3]. Elle a permis au moins de dénoncer et de juger certains responsables de nouveaux génocides. Cependant, elle reste l’objet d’une contestation de fond.
Au-delà du découragement et du scepticisme que peut susciter l’idée d’une juridiction de portée universelle, la notion même d’humanité et l’idée qu’elle serait porteuse de droits spécifiques affronte une critique systématique et convergente. La mise en évidence des liens que cette critique entretient avec une certaine pensée allemande est l’objet spécifique de cet ouvrage.

S’efforcer de promouvoir l’universalité de la condition humaine ou au contraire s’efforcer de la ruiner n’a rien d’un conflit d’opinion ; contre les défenseurs d’un humanisme universaliste, quel qu’il soit, se sont acharnés, le plus souvent par le fer et le feu, les défenseurs de divisions irréconciliables, qu’il s’agisse du fanatisme religieux, raciste, xénophobe, ‘ethnique’ tous animés d’un esprit de conquête politique sous couvert de motivations existentielles, spirituelles ou culturelles. Ainsi, la dénonciation allemande du danger juif dans l’Europe des XIXème et XXème siècle fut formulée en termes de danger existentiel par Carl Schmitt, de danger spirituel par Heidegger et antérieurement, de véritable plaie culturelle par Nietszsche. Tous ces ‘fruits pervers et accusateurs de délits imaginaires’ seront bien sûr réchauffés à l’occasion de la présence d’étrangers, de migrants et autres échantillons de la diversité humaine, tant l’inventivité du ‘narcissisme des petites différences’ ne trouve jamais de bornes. [4]

 Retour sur l’humanisme

Une formule de Jean Améry résume l’intention d’Edith Fuchs et de ses autres travaux sur le rapport d’une certaine pensée allemande avec le génocide [5] :

Si notre ressentiment brandissait l’index en silence à la face du monde, alors l’Allemagne toute entière garderait présente à l’esprit, pour elle et pour les générations futures, cette grande vérité : que ce ne sont pas les Allemands qui ont aboli le règne de l’infamie. Elle apprendrait alors – si j’ose parfois l’espérer – à reconnaître dans sa complicité passée avec le Troisième Reich, la négation totale non seulement du monde affligé par la guerre et la mort, mais aussi de son autre tradition de meilleur aloi : elle ne refoulerait plus ces douze années, qui pour nous en valaient mille, elle ne les maquillerait plus mais y verrait la réalisation de sa propre destruction et de celle du monde, elle les revendiquerait comme sa possession négative. [6]

S’agissant du rappel de l’existence d’une autre Allemagne et de la défense de l’Humanisme, le livre commence fort naturellement par l’examen d’un de ces astres négatifs, très à l’honneur dans notre pays, la Lettre sur l’Humanisme. Son auteur, Heidegger, en effet, aura été, et continue souvent d’être considéré, comme une sorte de viatique contre Sartre et surtout contre la pensée allemande qui va de Kant à Hegel et Habermas, en passant par Marx. « La pensée à venir ne sera plus philosophie, y affirme-t-il, parce qu’elle pensera plus originellement que la métaphysique et que ce mot est synonyme de philosophie. » En effet, « le commencement de la métaphysique dans la pensée de Platon est en même temps le commencement de l’humanisme. » [7]
Or, il ne s’agit pas ici d’une simple question technique touchant à la « question de l’être » dans son rapport à l’existence humaine, l’objectif est d’instruire le procès d’une modernité qui aurait déraciné l’humanité par « l’oubli de l’Etre » et provoqué une désespérance et un nihilisme à l’origine des plus grandes catastrophes passées et à venir. En somme, les vainqueurs seraient responsables de la faute des vaincus et leur justice, en particulier à Nuremberg, ne serait que l’expression, comme l’affirma notamment Carl Schmitt, de la loi du plus fort. Ce procès en légitimité remonte effectivement à Platon et au débat entre Socrate et un Calliclès revu par Nietzsche. Contester la possibilité d’une « métaphysique » des mœurs et l’idée que la raison humaine puisse proposer une mesure incontestable du juste et du bien implique un combat contre Platon et une destitution de la philosophie dans sa vocation à prendre en charge le salut moral de l’humanité.
Edith Fuchs a donc parfaitement raison de rappeler la place de Cicéron dans cette tradition qu’Heidegger entend détruire par-delà Sartre. « Socrate fut le premier qui fit, pour ainsi dire, descendre la vraie philosophie du ciel, et l’introduisit, non seulement dans les villes, mais jusque dans les maisons, en faisant que tout le monde discourût sur ce qui peut servir à régler la vie, à former les mœurs, et à distinguer ce qui est bien, ce qui est mal. » L’Humanisme, en ce sens, n’a pas seulement à voir avec la recherche platonicienne d’une mesure du bien, il désigne également la pratique du dialogue et des livres, le choix de la civilité, un certain amour des lettres et de la parole, et surtout une curiosité à l’égard de nos semblables et une nette aversion face à la violence des sophistes. En somme, comme le note Edith Fuchs, tout ce qui sépare « la violence brutale de Luther de l’urbaine humanité d’Erasme ».

Un champ, si fertile soit-il, ne peut être productif sans culture, et c’est la même chose pour l’âme sans enseignement. La culture de l’âme, c’est la philosophie : c’est elle qui extirpe radicalement les vices, met les âmes en état de recevoir les semences, leur confie et, pour ainsi dire, sème ce qui, une fois développé, jettera la plus abondante des récoltes. [8]

Que peut la « culture de l’âme » face aux tempêtes et aux bouleversements du monde ? Une version plus contemporaine, et fort à la mode, de la contestation de la philosophie académique a été proposée par Arendt lorsqu’elle soutint qu’Adolf Eichmann avait au fond compris l’insuffisance de Kant mieux que Kant lui-même. Elle forgea l’expression paradoxale de « banalité du mal » qui fit sa célébrité. Elle entendait ainsi disqualifier le pouvoir de la « raison pratique » et loger la racine du mal dans l’inadaptation de nos catégories à « l’aliénation du monde » qui résulte de la révolution galiléenne et de « l’avènement du doute cartésien ». Pas moins. Elle disculpe, par là même, avec Eichmann un acteur particulièrement sagace et sans scrupule, mais certainement aussi, plus profondément, le « penseur » de Messkirch. Si notre « monde » est, en effet, « sans pensée » c’est à lui et à sa bureaucratie sans âme qu’en incombe l’entière responsabilité. « Quand tout le monde se laisse emporter sans réfléchir par ce que font et croient les autres, ceux qui pensent doivent sortir de leur trou. Il se révèle alors que l’élément de purgation contenu dans la pensée est infiniment politique. La destruction en question a un effet libérateur sur une autre faculté, celle du jugement, qu’on peut appeler la plus politique des facultés mentales – c’est elle qui juge des cas particuliers sans les faire entrer dans le cadre des règles. » [9]
Le remède d’Edith Fuchs et son diagnostic sont tout autres. La clarification de la notion même d’humanité et le rétablissement de ses droits valent mieux que l’invocation d’un mystérieux privilège réservé à quelques-uns qui auraient déserté notre compagnie en gagnant les « hauteurs » de la méditation fondamentale. Si « bien penser » est, comme nous le savons depuis Pascal, « le commencement de la morale », offrir, en revenant à notre commune humanité, une règle pour le jugement et pour l’action, à hauteur d’homme, est sans doute plus utile pour approfondir, en chacun de nous, le sens et la racine de la « vertu d’humanité ». Comme le notait Victor Klemperer : les nazis « ne pouvaient employer le mot [d’humanité] sans guillemets ironiques et l’accompagnaient la plupart du temps d’épithètes infamantes. » [10] Nietzche n’avait-il pas écrit que « l’homme est quelque chose qui doit être dépassé » ? Évoquant un César Borgia pape dans son Antéchrist « qui eut mis sur le trône papal les valeurs nobles », il rêvait que « cela eût supprimé le christianisme ». « C’est en particulier au christianisme né du judaïsme que Nietzche impute l’idéal ascétique, la morale d’esclaves et l’empoisonnement maladif de l’Europe entière. » [11] Le lecteur découvrira d’autres passages aussi sinistres dûs à la plume de Nietzsche et de Spengler. Banalité du mal ? Haine de la modernité bien davantage et un procès contre Platon dont la Lettre sur l’Humanisme mais aussi Condition de l’homme moderne sont une reprise.

 La forme de l’humaine condition

En 1945 Sartre avait précisé dans une fameuse conférence :

L’homme qui s’atteint directement par le cogito découvre aussi tous les autres, et il les découvre comme la condition de son existence. Il se rend compte qu’il ne peut rien être sauf si les autres le reconnaissent comme tel. […] S’il est impossible de trouver en chaque homme une essence universelle qui serait la nature humaine, il existe pourtant une universalité humaine de condition. […] Les situations historiques varient […] ce qui ne varie pas, c’est la nécessité pour l’homme d’être dans le monde, d’y être au travail, d’y être au milieu d’autres et d’y être mortel. [12]

La condition fondamentale d’une liberté à la fois radicale mais ainsi « située » dans ses limites a priori constitue le fil conducteur du livre qui poursuit l’indication de Montaigne selon lequel « chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition ». Le projet de cette étude est donc d’abord de dégager cette forme à partir de trois traits : rationalité, communauté, labeur.

 Raison

Une idée reçue entend imputer à la « raison » la responsabilité de la Shoah. Or, s’il est parfaitement exact que la catégorie de totalité synthétise celles de l’unité et de la pluralité, celle-ci constitue une des notions les plus fondamentales de la pensée humaine. Comme l’affirme Kant : « la philosophie suppose une provision suffisante de connaissances rationnelles mais aussi une organisation systématique de ces connaissances ou leur connexion dans l’idée du tout. […] La philosophie est la seule science qui possède au sens le plus propre une organisation systématique et qui donne à toutes les autres sciences une unité systématique. » [13] Le totalitarisme vise, à l’inverse, à détruire l’idée de genre humain par l’exclusion et la sélection d’une partie de celle-ci. Son vecteur, l’idéologie, bien loin d’intégrer la diversité du réel et des hommes, propose au contraire une image simplifiée du monde qui ferme l’esprit à sa richesse et justifie par avance tous les anathèmes. La défense de la raison est donc inséparable de celle de l’unité réelle du genre humain et de la diversité des individus et des mondes par où elle se manifeste vraiment.
Le lecteur prendra aussi plaisir à la réfutation de la définition de la « vertu d’humanité » par le sentiment et par référence à une empathie si vantée par l’actuelle éthique de la « sollicitude » qui expose facilement l’humanitaire à tous les sarcasmes. [14] C’est un défaut de rigueur qui ruine une cause qui pour être parfois juste, interdit pourtant, comme crut pouvoir le faire Benjamin Constant, de fonder un droit de mentir par humanité. Édith Fuchs rappelle la logique de la réfutation kantienne qui relie, au contraire, l’exigence d’universalité au socle de la moralité. Elle en montre la relation à la présupposition d’un « sens commun » - Orwell aurait dit « décence commune » - entendu comme un principe du jugement. Il oblige chacun à « prendre en compte le mode de représentation de tout autre homme, afin de rattacher pour ainsi dire son jugement à la raison toute entière. » [15] Visée de l’universel, conscience d’une humanité partagée, c’est exactement le principe qui fit dire à Las Casas devant l’un des premiers génocides de notre histoire moderne :« tous les hommes sur terre sont des êtres humains : il n’existe qu’une seule définition des individus formant le genre humain : ce sont des êtres rationnels. L’humanité est une. »

 Communauté

Cette raison présente en chacun commande l’élaboration des sciences et des arts. Sa contestation participe à la destruction du « sens commun » et au déni d’appartenance de tous les hommes à un même monde. A l’encontre d’une interprétation fautive du dualisme cartésien qui voudrait déraciner la « substance pensante » de sa relation au monde, l’auteur rappelle qu’il n’y a pas, pour Descartes, de « définition » ou « d’essence » de l’homme, mais que chacun est constitué par une pensée en acte, « une puissance de bien juger et distinguer le vrai d’avec le faux, qui est proprement ce qu’on nomme le bon sens et la raison, et qui est naturellement égale en tout homme. » [16] « Qu’est-ce donc que je suis ? Une chose qui pense. Qu’est-ce qu’une chose qui pense ? C’est-à-dire une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi et qui sent. » [17] La « substance » en question ne désigne rien d’autre qu’une activité absolument propre et dont même Dieu ne peut parvenir à nous priver. Elle est, et l’auteur le rappelle, inséparable d’une troisième « substance », « l’union substantielle », qui unit profondément notre esprit et son corps et la communauté de nos semblables. Hors de cette entre-appartenance réciproque, rappelait Descartes, il n’y « aurait aucune vraie amitié, ni aucune fidélité, ni généralement aucune vertu. » [18]
Défense de l’universalisme et réflexion sur la condition humaine. Ces propos rejoignent les préoccupations du livre récent de Francis Wolf, Notre humanité, qui analyse les implications funestes d’une nouvelle figure de l’homme dont le programme consiste à vouloir « naturaliser l’esprit ». [19] Pour les sciences cognitives, comme pour l’actuelle anthropologie, il s’agit d’étudier « l’esprit (humain) comme s’il n’était pas humain » et de considérer l’homme « comme un animal comme les autres » (que rien scientifiquement ne permet de distinguer des autres) mais qui s’explique par lui-même, c’est-à-dire […] par l’analyse comparée de ses attitudes spontanées et de ses représentations non critiques. » [20] Cette commune et double remise en cause de tous les « propres de l’homme » - langage, société ou travail – peut conduire soit à traiter les hommes comme l’on traite les bêtes, c’est-à-dire, en général, fort mal, soit – mais quel est le pire ? - à les considérer comme s’il s’agissait d’un système quelconque d’agents pour mesurer leurs performances et en augmenter l’efficience, selon le vocabulaire consacré, au mépris du sens de leur activité.
Le retour à Montaigne est ici opportun, dont chacun sait la riche réflexion si sensible sur le compagnonnage de l’homme et de l’animal. Celui-ci sait bien que « nous devons la justice aux hommes et la bienveillance et la douceur aux autres créatures qui les peuvent ressentir. » [21] Comme l’avait déjà remarqué Lévi-Strauss, l’Humanisme n’est pas le revers et la justification du colonialisme. Il forme, à l’inverse, sa plus virulente contestation. Il nous invite à juger nos sociétés au miroir de leur manière de traiter les autres. Que l’on se souvienne des propos de Montaigne au sujet de la monstruosité des conquistadors :

 S’ils ne se fussent contentés d’étendre notre foi, ils eussent considéré que ce n’est pas en possession de terre qu’elle s’amplifie mais en possession d’hommes, et se fussent trop contentés de meurtres que la nécessité de la guerre apporte, sans y mêler indifféremment une boucherie, comme sur des bêtes sauvages, universelle, autant que le fer et le feu y ont pu atteindre ; n’en ayant conservé par leur dessein qu’autant qu’ils ont voulu faire de misérables esclaves pour l’ouvrage et le service de leurs mines, à tel point que plusieurs de leurs chefs ont été punis de mort sur les lieux de leur conquête par ordonnance des Rois de Castille. [22]

 Travail

« L’humanité » dont Edith Fuchs explicite les traits est donc une réalité charnelle confrontée à la dureté du monde. L’espèce humaine de Robert Antelme insiste précisément sur le rapport de notre humanité à nos « besoins ». Il est aux antipodes d’Arendt qui, dans sa Condition de l’homme moderne, qualifie le travailleur d’animal laborans. « Il n’y a pas, écrit Antelme, de différence de nature entre le régime "normal" d’exploitation de l’homme et celui des camps. Le camp est simplement l’image nette de l’enfer plus ou moins voilé dans lequel vivent encore tant de peuples ». Selon cette même logique, Marx rejoint ici Sartre pour appuyer le refus d’une destitution de la dignité d’un « métier » fort en vogue dans les discours et dans les politiques actuels. « La dépréciation et la récusation de l’importance existentielle et morale du travail repose sur la réduction du travail « en général » au seul travail salarié, sans voir d’ailleurs que même dans l’exploitation et la contrainte de ce dernier, contre lequel l’histoire ouvrière montre qu’il est possible de se battre, la socialisation, et le sentiment de sa dignité ont beaucoup plus de chance de trouver une place qu’en subsistant dans une inaction mortifère. » [23]

 Proclamer et défendre l’universalité des droits de l’homme

L’article 23 de la Déclaration universelle des droits de l’homme signée le 10 décembre 1945 stipule que « toute personne a droit au travail, au libre choix de son travail, à des conditions équitables et satisfaisantes de travail et à la protection contre le chômage. […] Toute personne a droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts. »
A partir de la rupture introduite par le droit international, le livre prend une tournure différente et se propose d’examiner la nature et les ressources qu’offre la catégorie juridique de « crime contre l’humanité » pour réfléchir aux problèmes spécifiques qu’elle pose. Le livre aborde, pour finir, dans un horizon plus large, diverses contestations de l’idée même de « droits de l’homme et du citoyen. »

 Donner un nom à des crimes sans nom

1789 déjà mais surtout 1945 constituent des ruptures. En 45, la prise de conscience déchirante de la destructivité interne à l’espèce humaine a imposé aux juristes l’explicitation de la spécificité de « traitements particulièrement inhumains » en vue de doter la communauté humaine d’institutions à la mesure de fautes qui engagent la responsabilité politique des Etats.
Cet objectif pose en effet une série de difficultés concernant :

  1. Son statut : catégorie référée à l’idée d’un droit naturel, le crime contre l’humanité est inscrit dans des législations dotées d’organes supérieurs aux Etats et ayant compétence pour les contraindre à agir et sanctionner d’autres Etats ainsi que leurs responsables. Comment l’un peut-il s’articuler à l’autre ?
  2. Son contenu : en tant qu’atteinte radicale à l’humanité de l’homme, ce crime ne peut que rester indéterminé dans son détail, tout en étant suffisamment précis pour pouvoir être imputable et distingué d’autres formes de crimes, crimes de guerre, crimes contre la paix ou crimes de droit commun notamment.
  3. Son étendue et les domaines impliqués : l’humanité doit-il être étendue, au-delà de l’atteinte à l’existence et à la dignité des personnes, à des objets tels que le patrimoine génétique de l’humanité, son patrimoine culturel et historique ou son environnement matériel et institutionnel et social ?
  4. Son paradoxe enfin : une « humanité », à la fois, victime et coupable et une articulation à établir entre une « humanité-valeur » et une « humanité criminelle ». Comment assurer cette distinction ?

Sur tous ces sujets, l’auteur apporte des précisions utiles. Elle insiste sur le caractère central et décisif de la volonté concertée et organisée de persécuter, dès lors qu’elle est dictée par « des motifs de discrimination raciale, politique, religieuse, ethnique ou nationale ». Elle insiste également sur la manière dont l’idée même d’humanité est ici visée dans son unité et dans sa dignité propre :

  1. Par une réduction qui « fige l’existence dans un seul « prédicat » lui-même fixé en une immuable fantasmatique identité identitaire. […] Le monolithisme du criminel contre l’humanité refuse modes de vie, coutumes, croyances, complexion physique plurielle du genre humain dans son existence plurielle. » [24]
  2. Par une radicalité qui, en atteignant l’individu, veut détruire « en lui l’humanité entière » par le moyen de « la cruauté envers l’existence, de l’avilissement de la dignité humaine ou bien par la destruction de la culture humaine. » [25] Et l’auteur mentionne ici particulièrement Raphaël Lemkin et « l’immense travail que cet auteur a consacré pour établir en détail quelles furent les mesures destructrices que les nazis instaurèrent dans les pays qu’ils occupèrent : destruction des institutions, élimination de l’intelligentsia et des activités culturelles, partout l’enseignement professionnel se substitue aux arts libéraux pour faire barrage à la pensée humaniste. » [26]

 Déclarer les droits universels de l’homme et du citoyen

Hegel écrivit en 1817 dans les Actes de l’Assemblée des Etats du Wurtemberg que « les articles de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen devraient être accrochés comme les tables de la loi dans les églises et devenir un chapitre obligatoire de l’enseignement scolaire et ecclésiastique » parce qu’elle « est un catéchisme élémentaire qui constitue les assises de l’organisation de l’Etat. » [27]
Nous connaissons la place que Kant leur accorde dans sa Doctrine du droit et l’importance de cet auteur pour les « philosophes de la République » [28] depuis la fondation de la IIIème République. Cette question occupe la dernière partie de ce livre grâce, en particulier, à l’analyse critique des principaux auteurs qui l’ont contestée : Burke, Comte et Arendt. Elle se termine par une réhabilitation d’une autre célèbre critique de Droits de l’homme par Marx dont l’auteure veut montrer la cohérence de fond avec la tradition allemande de l’humanisme juridique.

  1. L’argumentation néo-conservatrice : défense de l’héritage et de la prudence en politique.
    C’est une défense des « préjugés moraux » et des « droits les plus sacrés reçus en héritage » qui inspire largement les courants dits à présent communautariens. « De façon admirable, dit l’auteur, Burke, dès 1790, publie ses Réflexions sur la Révolution française d’où il appert qu’il a anticipé la Terreur dès les premières revendications françaises d’une monarchie constitutionnelle. Si Burke refuse, on le sait, l’universalisme abstrait, ce n’est pas au nom d’un empirisme sensualiste mais au nom de la « prudence » que confère l’expérience historique. » [29]
  2. L’argumentation sociologique : défense de la contrainte sociale et primat de la solidarité.
    Auguste Comte tient, pour sa part, l’idée de « droits » abstraits, attachés à la nature de l’homme, pour une « chimère extravagante ». La société est un organisme défini, comme le vivant, par un consensus de parties qui doivent être coordonnées selon les deux rapports de la synergie et de la sympathie. Cette coordination a besoin d’une religion positive qui, même sans Dieu, « trouve son fondement dans la sociologie érigée en reine des sciences ». Son critère principal est « l’utilité sociale ». L’individu n’est qu’une abstraction. Il s’ensuit que « nul ne possède d’autre droit que celui de toujours faire son devoir », de sorte que la métaphysique des droits est remplacée par un système de devoirs. » [30]
  3. L’argumentation politiste : défense de l’action et du combat politique.
    Dernière en date, la critique d’Hannah Arendt se réclame de son expérience marquante d’apatride et de son analyse du « totalitarisme », pensé comme alliance de l’idéologie et de la terreur, pour entendre substituer aux « droits de l’homme », « le droit à avoir des droits ». Ceux-ci ne peuvent tenir leur consistance que dans et par l’action politique « comme initiative en commun d’individus qui sont entre eux des pairs. » [31]

Cette valorisation de l’activisme, qui fait furieusement penser à la « camaraderie de combat », se satisfait d’une mise à l’écart du travail et de l’œuvre hors de l’existence vraiment humaine. Elle ne peut écarter l’idée selon laquelle le droit ne serait qu’une arme au service de la puissance. Elle ne peut plus, dès lors, fonder l’affirmation d’une égale dignité des personnes qui « transcende toutes nos appartenances possibles. » Edith Fuchs peut ainsi retrouver Marx dans sa réponse à Bauer : « l’émancipation politique est, quoi qu’il en soit, un grand progrès, elle n’est certes pas la forme ultime de l’émancipation humaine en général mais elle est la dernière forme de l’émancipation humaine au sein de l’ordre du monde tel qu’il existe jusqu’à présent. Cela va de de soi, nous parlons de l’émancipation réelle, pratique. » [32]

 

Au terme de cette présentation détaillée, nous laisserons à son auteur le dernier mot.

L’histoire n’a rien d’un théâtre car les criminels internationaux ne sont jamais ni Barbe-Bleue ni Macbeth. Personne n’est jamais un raciste assassin, un génocidaire en vertu de son « génie » personnel, comme si un individu tirait de son propre fond ses inventions, leurs vocables et leurs pratiques. Les grands massacres sont préparés de longue date par la lente et sinueuse apparition d’un terreau social qui, par des multiples voies, conduit à en caresser le projet. L’absence d’Etat de droit (ou la disparition de celui-ci) détruit l’une après l’autre toutes les médiations entre l’Etat, les hommes politiques et l’existence sociale. Machiavel aurait peut-être vu la cuisine d’une « humeur assassine » dans la façon dont les multiples facettes de la vie publique concourent pour insuffler haine et ressentiment.

Et elle conclut :

Aux diverses fabriques de la cruauté dans lesquelles se coulent les humeurs assassines, le droit pénal international tente d’opposer des digues. [33]


 Bibliographie

 Ouvrages d’Edith Fuchs.

 Livres
  • Entre chiens et loups -dérives dans la pensée allemande des XIX°-XX° siècles. Préface par Bernard Bourgeois. Paris, Le Félin 2011 (Prix Osiris -Académie des Sciences morales et politiques de l’Institut de France).
  • Écritures d’"Auschwitz" défiguration et transfiguration de l’histoire. Préface par Emmanuel Faye. Paris Delga 2014.
  • L’humanité et ses droits. Paris Kimé 2020.
 Articles et contributions
  • « La banalité du mal comme absence de pensée » in Destins de la "banalité du mal" dirigé par M.I. Brudny et J.M. Winckler, Paris L’Éclat 2011 pp 147-162.
  • « La Bible du peuple allemand : Mein Kampf » in Les philosophes face au nazisme : avant, pendant et après Auschwitz, Philosophie Magazine 2015 pp 23-31.
  • « Un penseur divisé : Hannah Arendt ou la "passion de la polémique" » 2008 Revue d’Histoire de la Shoah n° 189 (pp 559-589).
  • « Entre témoignage et histoire : Saint-Denis-les-Sens 1940-42 » oct. 2013 Revue d’Histoire de la Shoah n° 199 (pp 445-456).
  • « Antisémitisme : de la "passion criminelle" à l’"errance de la pensée" » (pp53-68) ; « L’humanisme radical de Jean Améry » (pp. 163-174) ; « Lecture de Par-delà le crime et le châtiment de Jean Améry » (pp 166-182) Des philosophes face à la Shoah (Co-direction) Revue d’Histoire de la Shoah n° 207-oct.2017.
  • « Hitler lecteur de Nietzsche ? » Revue d’Histoire de la Shoah n°208 2018.
  • A paraître : Préface à republication de Charles Appuhn Hitler par lui-même d’après son livre "Mein Kampf" Paris Kimé avril 2021.

 Ressources sur le crime contre l’humanité

  • O. Beauvallet, Lemkin, face au génocide, Michalon, 2011.
  • M. Delmas-Marty, I. Fouchard, E. Fronza, L. Peyret, Le crime contre l’humanité, PUF, collection « Que sais-je ? » 2010.
  • Y. Jurovics, Réflexions sur la spécificité du crime contre l’humanité, LGDJ, 2002.
  • B. Pasquier De Genève à Nuremberg, C. Schmitt, Kelsen et le droit international, Garnier, Paris, 2012.
  • V. Pratt, Nuremberg, Les droits de l’homme, le cosmopolitisme – pour une philosophie du droit international, Le Bord de l’eau, 2018.
  • P. Sand, Retour à Lemberg, Paris, Albin-Michel, 2017.

 Ressources pour l’étude des controverses philosophiques autour des droits de l’homme

 Les sources
  • E. Kant, Doctrine du droit, Droit et pratique, Vers la paix perpétuelle.
  • E. Burke, Réflexions sur la révolution de France, Hachette, Poche-Pluriel, Paris 1989.
  • A. Comte, 46ème leçon du Cours de philosophie positive, Hermann, Paris 1975.
  • Marx, La question juive, Aubier-Montaigne, Paris, 1971.
  • H. Arendt, Les origines du totalitarisme, L’impérialisme, 5ème partie, Arthème Fayard, Paris, 1982.
 Les droits de l’homme et les religions
  • C. Arminjon, Les droits de l’homme dans l’islam shi’ite - Confluences et ligne de partage, Le Cerf, Paris, 2017.
  • D. Avon, La liberté de conscience : Histoire d’une notion et d’un droit, Presses universitaires de Rennes, 2020.
 Les commentaires
  • B. Binoche et J.P. Cléro, Bentham et les droits de l’homme, PUF, Paris, 2007.
  • B. Bourgeois, Philosophie et droits de l’homme, PUF, Paris, 1990.
  • Y. Bosc et E. Faye (sous la direction de) Hannah Arendt, La Révolution et les Droits de l’homme, Kimé, 2019.
  • J. Lacroix et J.Y. Pranchère, Les procès des droits de l’homme. Généalogie du scepticisme démocratique, Le Seuil, Paris, 2016.

Voir en ligne : Présentation par l’éditeur

Notes

[1Cité par M. Delmas-Marty, I. Fouchard, E. Fronza, L. Peyret, Le crime contre l’humanité, PUF, 2010, p. 4. La formule de Kant se trouve dans Vers la paix perpétuelle, 3ème article définitif, GF, Paris, 1991, p. 96.

[4L’humanité et ses droits, Kimé, Paris, 2019, p. 74.

[5Voir la bibliographie.

[6Jean Améry, Par-delà le crime et le châtiment, essai pour surmonter l’insurmontable, Paris, Babel, p. 176.

[7Id. p. 12, La lettre sur l’Humanisme, Aubier, Paris, 1957, p. 43 et suivantes.

[8Tusculanes, V, III, 7 et II, 11-12. Sur Cicéron et l’Humanisme : F. Prost « Humanitas, originalité d’un concept cicéronien », Philosophies de l’humanisme, 2006, L’art de comprendre, n°15.

[9H. Arendt, La vie de l’esprit, t.1, PUF, p. 251 Voir aussi dans M.Y. Brudny, M. Winckler (sous la direction de) Destins de la banalité du mal, De l’Eclat, Paris, 2011, l’article d’Edith Fuchs « "La banalité du mal" comme absence de pensée selon Hannah Arendt ».

[10L’humanité et ses droits, p. 109.

[11Id., p. 85. Sur le même sujet : D. Losurdo, Nietzche, le rebelle aristocratique, Delga, Paris, 2016.

[12L’existentialisme est un humanisme, Gallimard, Folio-Essais, Paris, 1996, p. 59, 60.

[13Logique, Vrin, Paris, 1979, p. 24.

[14Voir Didier Fassin La raison humanitaire. Une histoire morale du temps présent, Paris, collection « Hautes Études », Gallimard/Seuil, 2010 ; et sa leçon inaugurale l’Institute for Advanced Studies de Princeton (exposé en anglais).

[15E. Kant, Critique de la faculté de juger, °40, 1790, et Sur un prétendu droit de mentir par humanité 1797.

[16Discours de la méthode, première partie, Œuvres, Pléiade, Paris, 1953, p. 126.

[17Méditations métaphysiques, II, Œuvres, Pléiade, Paris, 1953, p. 278.

[18Lettre à Elisabeth du 15 septembre 1645, Œuvres, Pléiade, Paris, 1953, p. 1207.

[19Pacherie 1993 Naturaliser l’intentionnalité. Essai de philosophie de la psychologie PUF, Paris ; Dretske 1997 Naturalizing the Mind MIT Press "Jean Nicod Lectures series".

[20Notre humanité, Fayard, Paris, 2010, p 154, 155.

[21L’humanité et ses droits, p. 53 ; voir Les Essais, II, Apologie de Raymond Sebond.

[22« Des coches », Les Essais, III, PUF, Paris, p. 913.

[23L’humanité et ses droits, p. 65.

[24Id. p. 121.

[25Id. p. 115.

[26Id. p. 118.

[27Id. p. 130.

[28J.L. Fabiani, Les philosophes de la République, Minuit, 1988.

[29Id. 135.

[30Id. p. 139.

[31Id. p. 141, 142.

[32Id. p. 148.

[33Id. p. 126.

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