Anne Barrère 2017 Au cœur des malaises enseignants - Philosophie - Espace pédagogique académique

Anne Barrère 2017 Au cœur des malaises enseignants

, par Louis Rouillé - Format PDF Enregistrer au format PDF

Anne Barrère est une sociologue de l’école. Elle était professeure de lettres modernes en collège et lycée avant de passer une thèse de doctorat en sociologie de l’éducation et de devenir chercheuse. Dans une conférence filmée pour l’ACIREPH, Anne Barrère donne une vision assez synthétique de ses travaux de recherche à destination des profs de philo de l’association. Ayant travaillé sur la notion de "travail scolaire", en particulier sur le "travail lycéen", sa réflexion intéressera particulièrement les profs de philo bien qu’elle n’ait jamais conduit d’étude sur les profs de philo, la classe de philo ou les épreuves de philo en particulier. C’est ainsi plutôt au niveau de la relation prof-élèves que son travail sera intéressant pour les profs de philo. En particulier, j’ai trouvé beaucoup d’intérêt dans sa mise en évidence de ce que l’on peut appeler les quiproquos de la relation prof-élèves. La connaissance de ces quiproquos permettra aux profs de philo de les utiliser de manière philosophique.
Par exemple, Anne Barrère analyse un quiproquo très clair sur la question de l’évaluation.
Du côté des élèves, la distinction entre travail évalué et travail non-évalué (présence en cours, prise de note et participation, travail de recherche facultatif ...) est vécue comme une distinction très forte. Autrement dit, les élèves séparent en deux catégories très distinctes ce qui est évalué de ce qui n’est pas évalué. Le type d’investissement (ou les stratégies d’évitement) est très différent pour chaque catégorie, et les attentes aussi sont très différentes. Parfois, les élèves ont même du mal à réutiliser les acquis du travail non évalué pour le travail évalué. Cette difficulté n’est pas vraiment un manque de volonté ou de motivation. C’est souvent une conséquence assez malheureuse de cette séparation qui a lieu à un niveau psychologique largement inconscient.
Du côté des profs, par opposition, il n’y a pas de solution de continuité entre le travail évalué et le travail non-évalué. En effet, le travail évalué consiste précisément à évaluer... le travail non-évalué. Cette rupture vécue par les élèves est simplement un angle mort pour les enseignants.
Prendre conscience de ce quiproquo permet d’en jouer, et de désamorcer les situations conflictuelles qui, parfois, émergent. Certains enseignants trouveront là une raison suffisante de tout évaluer, tant que faire se peut. Ou au contraire de ne rien évaluer. Ce qui est certain, c’est que c’est absolument inutile d’affirmer qu’il n’y a pas de différence légitime entre ces deux types de travaux : cela revient à disqualifier la perspective de l’élève. Pour ma part, j’y vois un merveilleux exemple de détermination sociologique qui permet de comprendre des problèmes liés à la liberté individuelle. À l’occasion de remarques épidermiques venant de certains élèves sur telle ou telle évaluation (une casuistique liée à l’interprétation souple ou large d’un énoncé, une négociation héroïque de la date date butoir, des inquiétudes profondes sur le coefficient précisé au centième de tel ou tel exercice ...), on pourra montrer aux élèves que leur comportement individuel est largement prédictible, étant donné leur statut social d’élève. C’est le genre de "douche froide" qui est nécessaire pour comprendre pleinement le déterminisme et donc les arguments très abstraits liés à l’existence ou non d’un libre-arbitre. Voilà comment utiliser un quiproquo en philosophie, sans flatter personne. Naturellement, il s’agira de montrer ensuite que la catégorie sociale "professeur" engendre de la même manière des prédictions sociologiques qui permettent de douter de la sacro-sainte liberté des professeurs, même de philosophie.

Le livre d’Anne Barrère Au cœur des malaises enseignants ne trompe pas sur la marchandise : il parle bien des malaises enseignants. Ceux-ci sont décrits par le menu. Ce sont les malaises de tous les profs, ils sont donc nombreux et divers. Chacun s’y reconnaîtra, ou pas. Et sans doute plusieurs sont totalement étrangers aux profs de philo. Je ne sais pas. Ce que je sais, c’est que le titre n’est pas très accrocheur, ni la couverture. Mais passé ces obstacles éditoriaux, on trouvera au moins deux choses dans ce bouquin qui me paraissent assez remarquables.

D’abord, on trouve une bonne discussion du travail de Bourdieu et Passeron. On entend parfois que Bourdieu et Passeron ont montré que les professeurs sont des agents (actifs) de la reproduction sociale, et donc des inégalités sociales. Mon ancien prof de Khâgne appelait ça "les bourdieuseries de service". Ces bourdieuseries provoquent une forme de conscience malheureuse chez les profs, et le développement d’une forme de "fatalisme sociologique". C’est l’un des "malaises enseignants" dont il est question. Mais le réel problème de ces bourdieuseries, c’est qu’elles ne correspondent pas au travail de Bourdieu et Passeron. En réalité, Bourdieu et Passeron ont établi une corrélation entre la pédagogie implicite et la reproduction des inégalités sociales. Quand les attendus de l’école sont implicites, alors on observe nettement que le "capital culturel" est ce qui permet de "réussir". Cependant, si les attendus scolaires sont explicites, alors on observe peu voire pas d’effets liés au "capital culturel".
Cette remise au point permet de comprendre deux choses. D’abord, on comprend mieux pourquoi Pierre Bourdieu a travaillé sur les programmes scolaires dans les années 80. Ça n’est pas en tension mais en continuité avec ses premiers travaux. Il s’agissait d’expliciter les programmes. Ensuite, on comprend que la critique "de l’école des années 60" n’a à peu près plus rien à nous apprendre sur l’école d’aujourd’hui. En effet, les implicites des années 60 ne sont plus du tout les mêmes que ceux d’aujourd’hui, comme chacun.e le vérifie aisément.
Une fois cela admis, on comprend ce qu’il faut faire pour agir contre cette conscience malheureuse. Le remède au fatalisme, c’est l’explicitation. Naturellement, c’est sans compter sur les résistances institutionnelles et psychologiques qui s’opposent à l’explicitation. Peut-être l’institution s’accommode-t-elle de ce fatalisme comme elle s’accommode largement des malaises enseignants, d’ailleurs. Notons par ailleurs que ces résistances à l’explicitation traversent la société toute entière, et les confrontations les plus violentes aujourd’hui ne touchent pas l’école plus que les autres institutions.

L’autre point remarquable du livre est un petit dispositif réflexif mis en place par Anne Barrère et l’honnêteté intellectuelle qu’il provoque. Anne Barrère écrit (explicitement) ce livre à destination des enseignants du secondaire. Elle le présente comme un précis de sociologie de l’école, avec une finalité assumée de vulgarisation. Cela étant, elle n’a pas résisté faire une petite enquête tout de même. Enquête qualitative, puisque c’est sa méthode. Elle a ainsi fait relire le manuscrit par dix enseignants, puis fait des entretiens longs avec ces dix personnes, et enfin compilé ces entretiens dans un dernier chapitre pour terminer le livre. Le dernier chapitre est donc réflexif, puisqu’il pose et répond à la question : ce livre est-il utile pour les enseignants ?
La réponse est la suivante : Ce livre est inutile, voici pourquoi, et les dix enseignants donnent leurs raisons. En effet, tous expliquent ce qui ne leur a pas plu. C’est donc un but manqué qui dit qu’il manque son but. D’aucun y verront une forme de réussite...
Le résultat est, je crois, une auto-critique très salutaire qui montre qu’Anne Barrère ne croit pas à l’expertise sociologique au point d’en faire une science incontestable. Cette confrontation avec ses sujets d’étude est sans doute la plus intéressante des parties du livre pour un philosophe qui s’intéresse à l’épistémologie des sciences sociales. Malheureusement, on ne trouve pas l’adresse mail d’Anne Barrère à la fin du livre, pour continuer l’échange ! Cela étant, il n’est pas difficile de trouver un moyen de contacter la chercheuse.

Vous aurez compris que je recommande cette lecture. Passons maintenant à deux réflexions critiques qui me sont venues à la lecture du livre.

Pour commencer, je voudrais critiquer la méthode de la sociologie descriptive. Ce n’est pas un reproche de cohérence, puisque l’auteure n’a pas la prétention de faire autre chose que de la sociologie descriptive. On reproche souvent à la sociologie descriptive un je-ne-sais-quoi trop terre-à-terre, lié, peut-être, à un fond positiviste. Je crois que c’est ce que je lui reproche aussi, jugez-en vous-même.
La sociologie descriptive, telle que je la conçois, est une étude de la société (selon les méthodes quantitatives et qualitatives développées par les grands noms de la sociologie) telle qu’elle est. En ce sens, le sociologue est descriptive dans la mesure où elle ne se demande pas ce qui doit être. Peut-être que les sociologues se demandent sincèrement ce qui doit être, mais la conscience scientifique les retient de disserter là-dessus. C’est, je crois, pour cette raison que les sociologues font parfois alliance avec les littéraires, les poètes, les romanciers. Les sociologues veulent faire le pont avec une recherche de ce qui doit être. (Je pense en particulier à la réflexion sur la place de la fiction dans l’enquête sociologique dans le travail de Didier Fassin, qui me semble tout à fait paradigmatique de la tendance que je viens de décrire.) Certains pensent que les sociologues devraient plutôt s’allier avec des philosophes pour rechercher la société qui doit être. Mais, soyons honnêtes, ce sont généralement des philosophes qui deviennent plus ou moins sociologues que les sociologues qui deviennent plus ou moins philosophes. Je ne saurais pas dire pourquoi.
Ma critique vient ici : pourquoi tenir encore si fermement à cette distinction, ce fond positiviste qui me semble totalement d’un autre âge ? Que l’étude de la société ait pour but de changer les choses vers le mieux, cela me semble tout à fait clair, sans aucune équivoque, et sans aucun problème. C’est ce qui doit être qui motive depuis le début l’étude de ce qui est. Essayer d’expliquer que la meilleure des sociétés est précisément ce que les sociologues se refusent à penser me semble un curieux sophisme.
Ce que je dis ne choquera, je pense, aucun philosophe. Simone Weil dans les Leçons de philosophie (Roanne 1933-34) commence son cours sur la sociologie ainsi, après avoir cité la fameuse injonction de Spinoza "Humanas actiones non ridere neque detestari, sed intelligere." :

[La sociologie] la dernière des sciences en date. On peut dire qu’elle n’existe pas encore. En général, on traite toujours les questions sociales avec les passions. Une science de la société doit nous servir à voir quelle est la société qui serait la moins oppressive dans des conditions données. Si on comprenait de quoi dépend l’oppression, on ne serait plus dans cet état insupportable qui consiste à la subir en étant plongé dans le désarroi. L’idée d’inégalité entre oppresseurs et opprimés disparaîtrait. Les oppresseurs cesseraient de se croire les instruments de Dieu, ils se croiraient les instruments d’une nécessité. Les opprimés, eux, cesseraient de considérer les oppresseurs comme étant d’une espèce supérieure.

Que cela soit rendu explicite, et nous pourrions tous comprendre, sans rire et sans détester, les sociologues humains !
Appliquons ce raisonnement à l’école. Étudier l’institution scolaire telle qu’elle est aujourd’hui, c’est imaginer une société meilleure où l’"oppression" propre à l’institution scolaire cesserait de s’imposer. Il s’agit donc de chercher, en général, à quoi ressemble l’école dans une société dépourvue d’oppression. Ici, il me semble, on doit considérer honnêtement toutes sortes d’hypothèses. Mais l’une d’entre elle doit clairement être que dans la société non-oppressive, l’école n’existerait simplement plus du tout. Une autre manière de dire la même chose est ceci : toute enquête sérieuse sur ce que l’école est devrait considérer, à titre d’hypothèse, que l’institution scolaire est un problème en soi. Cette hypothèse ne me semble pas tout à fait gratuite, car émettre l’hypothèse que l’institution scolaire est vouée à disparaître permettrait de replacer les "malaises enseignants" à leur juste place dans l’histoire des idées. On pourrait ainsi dépasser la sociologie descriptive et les pensées malheureuses des collègues en proposant toutes sortes de pensées joyeuses...

Ma deuxième critique dépasse assez largement la portée du livre : c’est une réflexion qui m’est venue à la rencontre d’une expression dont Anne Barrère semble assez fière. Cette jolie expression est celle d’"artisanat intellectuel". C’est une expression qu’elle utilise pour décrire le travail de préparation de cours. Sa proposition est étayée par de nombreux témoignages et elle est manifestement en continuité avec le vécu des enseignants interrogés. L’expression en contexte déclenche clairement une présupposition positive. L’artisanat intellectuel est bien vécu, et c’est une belle activité. Autrement dit, ce que les profs aiment dans la préparation des cours, c’est ce qui relève de l’artisanat intellectuel. C’est cette présupposition que j’entends ici critiquer.
Acceptons l’expression. Je crois qu’on peut enrichir la métaphore dans des sens opposés. L’artisanat peut désigner l’artisanat millénaire des trésors nationaux vivants japonais. Il peut aussi désigner des procédures de débrouille ou de bricolage. Je sais que le mot "bricolage" a reçu ses lettres de noblesses avec Claude Levi-Strauss. Mais je pense que la distinction entre ces deux types d’artisanat est claire lorsque l’on considère la transmission concrète des savoir-faire.
Je n’ai jamais rencontré quelque chose qui ressemble à un trésor national vivant de pédagogie ; et je vois très bien ce que signifie "bricoler un cours". C’est ce genre d’intuition qui fait pencher mon interprétation de l’expression d’Anne Barrère vers l’artisanat-bricolage qui ne me semble pas du tout une chose bien en soi, n’en déplaise au grand ethnographe.
Mais sans doute faudrait-il défendre une forme d’artisanat intellectuel aujourd’hui, selon une modalité politique particulière. En effet, on sait bien que l’artisanat en France au XIXe siècle a été une forme plus ou moins consciente de résistance à l’industrialisation. L’étude, par exemple des artisans horlogers du Jura le montre très bien. Supposons que l’on estime que le travail intellectuel (en général) est en ce XXIe siècle en train d’être industrialisé, comme le travail manuel l’a été au XIXe siècle. (Cette hypothèse est développée, par exemple, dans la gouvernance par les nombres d’Alain Supiot. C’est une hypothèse.) Alors, l’enseignement, qui est un travail intellectuel, est en passe d’être industrialisé. Supposons maintenant qu’on ait des raisons de vouloir résister à cette industrialisation de l’enseignement. (Ce qu’on peut vouloir pour des raisons très diverses d’ailleurs : les résistances à l’industrialisation peuvent avoir des motivations anti-capitalistes comme des motivations conservatrices.) Alors, on aura des bonnes raisons de penser que l’artisanat intellectuel est une bonne chose, une chose à promouvoir contre les transformations du travail intellectuel qui s’annoncent.
Ayant admis l’intérêt de l’artisanat intellectuel dans un but de résistance à l’ère de l’industrialisation intellectuelle, il s’agit maintenant de se poser la question stratégique : quel type d’artisanat ? C’est ici, je crois, que ma critique d’Anne Barrère se place. Je crois que l’on a besoin d’établir des trésors nationaux vivant de pédagogie et surtout pas d’encourager la débrouille enseignante. Si l’artisanat est une forme de résistance (et de plaisir), alors il faut transmettre. Aujourd’hui, il me semble, la transmission pédagogique est quasi-nulle et que la débrouille ne s’oriente pas du tout vers la transmission. Bien sûr, on s’échange des cours ; bien sûr, on peut acheter des cours tout fait chez les éditeurs scolaires ; bien sûr, on aide volontiers les nouveaux, parce qu’ils n’ont pas d’expérience, en les assommant de cours déjà faits. Mais ça n’est nullement la transmission de savoir-faire. C’est comme si on s’échangeait de la matière première, ça n’est pas du tout une éducation du geste. En d’autres termes, nous n’avons pas d’écoles pédagogiques qui pourraient devenir millénaires.
L’exemple du Japon est évidemment rhétorique. Ici, je pense que la philosophie, tout particulièrement, a quelque chose à dire. En effet, les écoles de philosophies ont été des écoles de pédagogies millénaires. Le stoïcisme, par exemple, est une école de philosophie qui a enseigné pendant des siècles. En ce sens, le stoïcisme n’est pas une doctrine, et la doctrine enseignée dans les écoles stoïques a grandement évolué avec les siècles. Le stoïcisme dont je parle ici est une pédagogie dont on retient essentiellement aujourd’hui les exemples, les anecdotes et certains arguments. Ces exemples et anecdotes des stoïciens ont été si travaillés pendant tous ces siècles qu’ils marchent encore aujourd’hui, tels quels, sur des élèves jeunes et d’une civilisation toute différente. C’est cela en pédagogie qui, je pense, se rapproche de la quête du bol parfait des céramistes japonais et qui devrait donner l’exemple de l’artisanat intellectuel qu’est la préparation des cours.
Pour ma part, et pour finir, en tant que jeune prof, c’est cette absence de transmission du "geste" pédagogique qui m’a le plus frappé et qui, peut-être, contribue à mon "malaise enseignant" : très relatif malaise, d’ailleurs, car c’est aussi un défi intellectuel d’un grand intérêt.

Voir en ligne : Présentation par l’éditeur

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