"Comment on devient ethnographe" - Philosophie - Espace pédagogique académique

"Comment on devient ethnographe"

, par Louis Rouillé - Format PDF Enregistrer au format PDF

Claude Levi-Strauss 1955 Triste Tropiques, ch. 6 « Comment on devient ethnographe » :

Je préparais l’agrégation de philosophie vers quoi m’avait poussé moins une vocation véritable que la répugnance éprouvée au contact des autres études dont j’avais tâté jusque-là.
À l’arrivée en classe de philosophie, j’étais vaguement imbu d’un monisme rationaliste que je m’apprêtais à justifier et fortifier ; j’avais donc fait des pieds et des mains pour entrer dans la division dont le professeur avait la réputation d’être le plus « avancé ». Il est vrai que Gustave Rodrigues était un militant au parti S.F.I.O., mais, sur le plan philosophique, sa doctrine offrait un mélange de bergsonisme et de néo-kantisme qui décevait rudement mon espérance. Au service d’une sécheresse dogmatique, il mettait une ferveur qui se traduisait tout au long de son cours par une gesticulation passionnée. Je n’ai jamais connu autant de conviction candide associée à une réflexion plus maigre. Il s’est suicidé en 1940 lors de l’entrée des Allemands à Paris.
Là, j’ai commencé à apprendre que tout problème, grave ou futile, peut être liquidé par l’application d’une méthode, toujours identique, qui consiste à opposer deux vues traditionnelles de la question ; à introduire la première par des justifications du sens commun, puis à les détruire au moyen de la seconde ; enfin à les renvoyer dos à dos grâce à une troisième qui révèle le caractère également partiel des deux autres, ramenées par des artifices de vocabulaire aux aspects complémentaires d’une même réalité : forme et fond, contenant et contenu, être et paraître, continu et discontinu, essence et existence, etc. Ces exercices deviennent vite verbeux, fondé sur un art du calembour qui prend la place de la réflexion ; les assonances entre les termes, les homophonies et les ambiguïtés fournissant progressivement la matière de ces coups de théâtre spéculatifs à l’ingéniosité desquels se reconnaissent les bons travaux philosophiques.
Cinq années de Sorbonne se réduisaient à l’apprentissage de cette gymnastique dont les dangers sont pourtant manifestes. D’abord parce que le ressort de ces rétablissements est si simple qu’il n’existe pas de problème qui ne puisse être abordé de cette façon. Pour préparer le concours de cette suprême épreuve, la leçon (qui consiste, après quelques heures de préparation, à traiter une question tirée au sort), mes camarades et moi proposions les sujets les plus extravagants. Je me faisais fort de mettre en dix minutes sur pied une conférence d’une heure, à solide charpente dialectique, sur la supériorité respective des autobus sur les tramways. Non seulement la méthode fournit un passe-partout, mais elle n’incite à percevoir dans la richesse des thèmes de réflexion qu’une forme unique, toujours semblable, à condition d’y apporter quelques correctifs élémentaires : un peu comme une musique qui se réduirait à une seule mélodie, dès qu’on a compris que celle-ci se lit tantôt en clé de sol et tantôt en clé de fa. De ce point de vue, l’enseignement philosophique exerçait l’intelligence en même temps qu’il desséchait l’esprit.

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