Didier Carsin — Montesquieu, les lois et les mœurs - Philosophie - Espace pédagogique académique

Didier Carsin — Montesquieu, les lois et les mœurs

L’ouvrage de Didier Carsin s’ins­crit dans une col­lec­tion qui, s’adres­sant aux lycéens pré­pa­rant le bac­ca­lau­réat, cher­che à croi­ser les notions du pro­gramme de ter­mi­nale en phi­lo­so­phie avec les œuvres des auteurs dudit pro­gramme « pour appro­fon­dir les ensei­gne­ments de phi­lo­so­phie ».

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S’il peut sem­bler évident que L’Esprit des lois soit convo­qué pour éclairer les « lois », il faut remar­quer qu’un com­men­taire sou­cieux de col­ler au pro­gramme de ter­mi­nale aurait tout aussi bien pu axer cette étude de l’œuvre de Montesquieu sur l’idée de « société », de « jus­tice » ou de « liberté » (autres notions au pro­gramme). Le choix du cou­ple lois et mœurs pour la lec­ture pro­po­sée de l’œuvre sem­ble révé­la­teur du ques­tion­ne­ment que Didier Carsin a mis en avant dans sa pré­sen­ta­tion de L’Esprit des lois, et donc aussi des types de lec­tu­res qui sont écartées. En ce sens, ce petit ouvrage à voca­tion sco­laire est un mar­queur effi­cace pour mesu­rer l’évolution des atten­tes des pro­fes­seurs et de leurs étudiants vis-à-vis de l’œuvre de Montesquieu – non que l’ouvrage recueille ce qui relè­ve­rait d’une lec­ture com­mune du corps ensei­gnant, et révé­le­rait une vul­gate ensei­gnée, mais il a voca­tion à atti­rer l’atten­tion de ces lec­teurs for­ma­teurs ou en for­ma­tion sur ce qui fait la spé­ci­fi­cité de L’Esprit des lois. Or ne pas enga­ger la lec­ture de la grande œuvre de Montesquieu à par­tir des notions de « société », de « jus­tice » et de « liberté », c’est s’écarter des trois topoi qui ont long­temps par­couru les ouvra­ges à voca­tion sco­laire, et qui conti­nuent à peu­pler les pages que peu­vent consul­ter le plus grand nom­bre, sur les « fiches » que pro­po­sent les sites qui s’inté­res­sent à la culture géné­rale ou dans les manuels, qui pro­po­sent à lire les mêmes extraits de L’Esprit des lois. Indirectement, l’ouvrage indi­que donc 1/ que l’appro­che de Montesquieu n’est pas celle d’un socio­lo­gue (ou d’un pré­cur­seur de la socio­lo­gie) 2/ que l’œuvre ne peut se com­pren­dre dans une appro­che stric­te­ment juri­di­que (ou cons­ti­tu­tion­na­liste) 3/ qu’elle n’est pas la sim­ple illus­tra­tion d’un libé­ra­lisme moderne dont Montesquieu serait une figure éminente. Bien entendu, Montesquieu, et le com­men­taire que pro­pose Didier Carsin le sou­li­gne, parle des socié­tés humai­nes, de l’exi­gence de jus­tice et des condi­tions de la liberté, mais ce qui fait l’unité du des­sein de l’ouvrage, ce qui relie socié­tés, jus­tice et liberté dans L’Esprit des lois, n’appa­raît que si l’on consi­dère que celui-ci a pour objet « cette infi­nie diver­sité de lois et de mœurs » (L’Esprit des lois, Préface) – un cou­ple donc, et non les lois seu­les. Or met­tre cela en avant, c’est indi­quer que c’est l’acti­vité légis­la­tive qui orga­nise l’écriture et la com­po­si­tion de L’Esprit des lois, ce qui ne va pas de soi – c’est même un point essen­tiel qui réap­pa­raît dans les débats inter­pré­ta­tifs, soit d’une façon cen­trale, soit d’une façon inci­dente. Il faut donc sou­li­gner, non cette nou­veauté dans l’inter­pré­ta­tion, mais cette clarté dans la ligne inter­pré­ta­tive pro­po­sée aux pro­fes­seurs et étudiants : tirant pro­fit des der­niè­res recher­ches menées en phi­lo­so­phie sur L’Esprit des lois depuis une quin­zaine d’années et/ou encore en cours (1), Didier Carsin offre une syn­thèse qui donne à lire autre­ment Montesquieu, c’est-à-dire qui détrompe son lec­teur sur ce qu’il croit pou­voir y trou­ver.

L’ordre adopté par le com­men­taire suit d’une façon très clas­si­que l’orga­ni­sa­tion en par­ties et en livres de l’ouvrage. Car il faut bien com­men­cer par une lec­ture du livre I, qui exa­mine les dif­fé­rents sens du mot « loi » et pré­sente la pro­blé­ma­ti­que poli­ti­que que Montesquieu expose en son cha­pi­tre 3 (« Les lois comme ‘‘rap­ports néces­sai­res’’ »). Suit un exposé de la typo­lo­gie des ordres poli­ti­ques, axée sur la dis­tinc­tion entre nature et prin­cipe des gou­ver­ne­ments (« Les lois poli­ti­ques et civi­les »), puis un exa­men de la ques­tion cli­ma­ti­que et de la for­ma­tion de l’esprit géné­ral (« De l’enra­ci­ne­ment natu­rel des lois à leur émergence his­to­ri­que »). Ces deux temps ne sui­vent pas stric­te­ment l’ordre des livres des trois pre­miè­res par­ties de l’ouvrage, mais se concen­trent sur les points rele­vés. Un der­nier temps du com­men­taire aborde enfin les rap­ports entre lois et mœurs (« Lois, mœurs et maniè­res »). Ce que pro­met le titre du livre arrive en der­nier, mais ce trai­te­ment est jus­ti­fié par la démar­che même de Montesquieu et par la néces­sité de poser les inven­tions concep­tuel­les majeu­res de l’ouvrage (esprit des lois, nature et prin­cipe des gou­ver­ne­ments, esprit géné­ral des nations) pour éclairer le jeu des lois et des mœurs dans l’étude pra­ti­que qu’en pro­pose Montesquieu. Si de fait des déve­lop­pe­ments impor­tants de L’Esprit des lois (notam­ment sur la reli­gion et l’économie poli­ti­que (2)) ne sont pas abor­dés – mais il eût été dif­fi­cile de le faire dans le cadre pro­posé –, le com­men­taire de Didier Carsin offre cepen­dant une vue d’ensem­ble sur l’ouvrage. En guise de conclu­sion, il attire l’atten­tion du lec­teur sur la der­nière par­tie de L’Esprit des lois, peu lue, et sur le livre XXIX dédié à la com­po­si­tion des lois (« La for­ma­tion du légis­la­teur à l’esprit de modé­ra­tion »), ce qui s’accorde avec la volonté de met­tre en avant la pers­pec­tive pra­ti­que et for­ma­trice de l’ouvrage.

La lec­ture du livre I mani­feste com­ment Montesquieu s’écarte d’une concep­tion volon­ta­riste de la loi pour met­tre au jour le lien entre vie sociale et rai­son légis­la­trice. Les lois posi­ti­ves sont une néces­sité dans l’état de guerre qui carac­té­rise l’état social. Mais plu­tôt que d’inter­ro­ger leurs fon­de­ments, Montesquieu entend les exa­mi­ner tel­les qu’elles sont ins­ti­tuées, dans leur infi­nie diver­sité, afin de se don­ner les moyens de les com­pren­dre et de les évaluer. Didier Carsin indi­que à juste titre que le cha­pi­tre 3 du livre I met en place une pro­blé­ma­ti­que de la conve­nance et des rap­ports qu’il faut consi­dé­rer pour bien juger de l’accord ou du désac­cord des lois et des for­mes de gou­ver­ne­ments avec la dis­po­si­tion des peu­ples. L’esprit des lois, défini comme ensem­ble de ces rap­ports, per­met d’appré­hen­der la diver­sité des situa­tions en évaluant, à cha­que fois, les ten­sions exis­tan­tes et les cor­rec­tions pos­si­bles. Ce sont les œuvres de la rai­son légis­la­trice qui sont étudiées afin que celle-ci puisse être éclairée.

Cette appro­che rela­tion­nelle des situa­tions his­to­rico-poli­ti­ques conduit d’abord à exa­mi­ner les lois en rap­port avec les for­mes d’orga­ni­sa­tion poli­ti­que. La typo­lo­gie des gou­ver­ne­ments est pré­sen­tée de façon claire, en met­tant en évidence la dis­tinc­tion entre nature et prin­cipe, ce qui per­met de mon­trer com­ment les lois peu­vent s’accor­der avec les pas­sions socia­les ou les cho­quer, et le res­sort prin­ci­pal qui anime cha­cun des gou­ver­ne­ments. L’exposé est atten­tif à cha­cune de ces for­mes, en insis­tant, ce qui n’est pas tou­jours le cas dans ce type de pré­sen­ta­tion, sur les for­mes démo­cra­ti­que et aris­to­cra­ti­que de la répu­bli­que. Un sort par­ti­cu­lier est réservé au des­po­tisme, du fait de la fonc­tion nor­ma­tive de ce gou­ver­ne­ment et de l’impor­tance qu’il prend au regard de la ques­tion de la cor­rup­tion des prin­ci­pes. Si Montesquieu cher­che à pen­ser les condi­tions de la liberté, c’est tou­jours dans le cadre d’une situa­tion his­to­ri­que et de son deve­nir, et les lois appa­rais­sent comme des moyens de régu­ler l’ordre poli­ti­que.

Du fait de la pro­blé­ma­ti­que de la conve­nance (de la dis­po­si­tion du gou­ver­ne­ment à la dis­po­si­tion du peu­ple pour lequel il est établi), Montesquieu doit exa­mi­ner ce qui se rap­porte à la for­ma­tion de l’esprit géné­ral des nations à par­tir des effets du cli­mat. Ce qui per­met de met­tre en place la ques­tion du rap­port des lois aux mœurs et de sou­li­gner la dimen­sion his­to­ri­que des lois. Relevant bien l’ancrage médi­cal de l’étude cli­ma­ti­que, Didier Carsin expose les consé­quen­ces mora­les et poli­ti­ques des effets du cli­mat, et prend soin de mon­trer com­ment l’argu­men­ta­tion de Montesquieu concer­nant la ques­tion de l’escla­vage n’entraîne aucune jus­ti­fi­ca­tion de celui-ci. La décons­truc­tion des dis­cours jus­ti­fiant l’escla­vage se dou­ble d’une réflexion sur les condi­tions de pos­si­bi­lité de l’action légis­la­trice, qui appa­raît de ce fait comme por­teuse des exi­gen­ces de la rai­son. Loin de s’en tenir à une condam­na­tion de prin­cipe, Montesquieu place ces ques­tions sur le ter­rain de la « nature des cho­ses ».

Le der­nier moment de ce par­cours est sans conteste le plus ori­gi­nal, dans la mesure où il se pen­che sur les exem­ples qui don­nent corps aux ana­ly­ses de l’ouvrage, mais qui, étant évoquées dans des cha­pi­tres et des livres dif­fé­rents, sont sou­vent oubliées des pré­sen­ta­tions géné­ra­les de L’Esprit des lois. On saura gré à Didier Carsin d’éclairer le cas de la Chine et de Sparte, et de ne pas pré­sen­ter le cas anglais sans avoir évoqué celui des Français à l’humeur socia­ble. On voit alors clai­re­ment que ce n’est pas la cons­ti­tu­tion d’un « modèle », quel qu’il soit, qui préoc­cupe Montesquieu, mais une atten­tion fine aux modes de régu­la­tion d’une société, aux dif­fé­rents niveaux de cons­ti­tu­tion des nor­mes et des motifs d’action sociale, en vue de pré­ci­ser les modes d’inter­ven­tion du légis­la­teur et les média­tions qu’il doit met­tre en œuvre. Distinguer l’ordre des lois, leur champ d’appli­ca­tion, la per­ti­nence de telle ou telle cor­rec­tion en fonc­tion de situa­tions où « tout est extrê­me­ment lié » (L’Esprit des lois, XIX, 15) donne ainsi sens à « l’esprit de modé­ra­tion » qui doit gui­der le légis­la­teur.

Denis de Casabianca

(1) Comme le signalent les notes et les indications bibliographiques. On peut également par ce biais mesurer la réception des travaux de spécialistes sur Montesquieu.

(2) Rapidement évoquée à partir d’un paragraphe sur la « mondialisation » (p. 71-72), expression qui constitue certainement un anachronisme.

Voir en ligne : Montesquieu (UMR 5037)