Mort du philosophe François Dagognet, "dermatologue des choses" - Philosophie - Espace pédagogique académique

Mort du philosophe François Dagognet, "dermatologue des choses"

Tout à la fois graphologue, sismographe, géographe, muséographe, chimiste ou médecin légiste, le philosophe des sciences s’est éteint à l’âge de 91 ans.

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Francois Dagognet, en 2001.
©Hannah Assouline/Opale/Leemage

Lorsqu’il était président du Jury d’agrégation, il paralysait les étudiants, terrorisés par sa « stature », son savoir de philosophe et de médecin, que chacun savait immense. Dans un autre contexte, c’était le plus exquis des hommes, réservé, presque timide, d’une délicatesse et d’une courtoise d’un autre temps. Il arrivait que Libération lui demande des contributions : de la rue des Archives, il venait au journal à pieds, avec son article déjà écrit sur des feuilles de papier jaune pâle, à la main, au crayon. François Dagognet, né à Langres le 24 avril 1924, est mort samedi à Avallon, à l’âge de 91 ans : c’était l’un des plus grands philosophes des sciences français, inscrit dans la droite lignée de Gaston Bachelard et de Georges Canguilhem.

Il était d’origine modeste, et c’est par sa seule force de caractère, en tirant la vie par les dents, qu’il a réussi, sans avoir fait d’études secondaires, à devenir agrégé de philosophie (1949), puis docteur en médecine (1958) – et même poursuivre, après, des études de criminologie, de neuropsychologie et de chimie. Sa double formation l’a naturellement conduit à écrire des ouvrages sur l’épistémologie de la médecine et de la biologie. Mais son véritable intérêt a été la « matière », non la matière en soi dont on fait le « fondement » qui doit s’opposer aux philosophies « idéalistes », mais la « matérialité », les surfaces, les formes, les objets, naturels ou manufacturés… Il voulait promouvoir une « matériologie », qui renonça au mythe (et à la mystification) de la « profondeur » pour donner dignité à ce qui est en superficie, à ce qui émerge, la crête des vagues ou la pelure des fruits, plutôt que l’« essence » des choses cachée on ne sait où.

Un « dermatologue des choses »

Aussi a-t-il été tout à la fois graphologue, sismographe, géographe, muséographe, chimiste, médecin légiste, « dermatologue des choses » - puisque la peau est ce qu’il y a de plus profond, comme il aimait le dire, citant Valéry. Les philosophes s’intéressent à l’âme, à la conscience, à l’Etre, au soi : lui, classait les corps, les végétaux, les mots, les maladies, les instruments de mesure, s’intéressait aux caillous, aux poussières qu’on a sous les chaussures (qui, examinées, peuvent retrouver l’histoire et la géographie de chacun !), aux papiers gras… Il rêvait d’un dictionnaire universel – et aussi d’en être l’auteur, comme Diderot, né aussi à Langres - qui soit comme « une campagne immense couverte de montagnes, de plaines, de rochers, d’eaux, de forêts, d’animaux et de tous les objets qui font la variété d’un grand paysage ». Mais, dans son œuvre – qui est considérable – il a ajouté à ce paysage les centrales hydroélectriques et les alambics, les costumes et les œuvres d’art, les poèmes, les images et les capteurs, les musées, les pellicules photographiques, les écorces, les virus, les usines, l’argent vif, les chaises et les chiffons sales, les cadavres, les plumages, les masques et les visages.

On peut certes tenter d’établir son « ascendance », se demander qui, de Comte, de Pasteur ou de Lavoisier a compté le plus, et qui, de Platon à Descartes, a compté le moins. Mais si on doit du travail de François Dagognet saluer la polyédrie, les arborescences – et l’irrespect vis-à-vis de toute tradition – il est sûr que, spécialiste des « objets insolites », il était lui-même le plus insolite des hommes. A partir de tout ce qu’il a écrit, en l’imaginerait aisément en explorateur audacieux, allant de forêt en laboratoire, d’océan en amphithéâtre. Or il ne prenait jamais l’avion, jamais le train, rarement le bateau et ne se laissait voiturer par son épouse qu’en cas de nécessité. Théoricien de la matérialité, on le penserait sensuel, sensible aux fumets, aux goûts et aux ragoûts. Il déclarait à Libération : « Je ne crois pas avoir de vices, et je n’ai aucune passion. Je ne suis pas un gourmet, je mange n’importe quoi. »

Prolixe, allant jusqu’à publier trois ou quatre livres par an, quand la santé le lui permettait, on le verrait sous l’emprise de quelque muse, fébrile, allumé. Il n’était qu’un bourreau de travail, régulier, méticuleux, mettant cent fois son ouvrage sur le métier. On le disait de droite, surtout quand le marxisme triomphait à l’université, et que personne ne demandait l’avis ou n’exigeaient que se manifestent ceux qui ne travaillaient pas sur l’idéologie ou les lendemains qui chantent, mais tentaient de voir de quelles choses réelles le monde est fait. Il écrivait ici même : « Au début de la guerre, je travaillais à la poste, au tri, et je mettais de côté toutes les lettres adressées à la Kommandantur. Je les ai remises plus tard au Comité de libération de Haute-Marne, qui n’en a rien fait. Les dénonciateurs et les salauds m’ont toujours fait horreur, comme les exploiteurs. Je n’ai pas été un "philosophe engagé", mais mes options politiques sont claires. Je suis d’une gauche extrême, et du côté du peuple, qui voit quelle misère, quelles injustices produit le capitalisme libéral. » Cet homme timide, « matériologue », qui allait à pas feutrés et semblait parfois s’excuser d’être là, a cherché le Sens et la Vérité à la surface des choses, dans les rouilles, les plumages et l’épiderme. Il disait que la philosophie devait « tout embrasser ». Il a, lui, tout embrassé, en effet.

Robert Maggiori

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