Quand Christiane Taubira décrit la traite négrière, source du racisme - Philosophie - Espace pédagogique académique

Quand Christiane Taubira décrit la traite négrière, source du racisme

Petit précis de pensée politique plus que livre d’histoire, " L’Esclavage raconté à ma fille ", écrit par la garde des sceaux en 2002, est réédité.
Source : Le Monde du 7 mai 2015

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C’est une histoire qu’on n’apprenait pas (pas encore) à l’école. Christiane Taubira l’a découverte en ses vertes années dans les bibliothèques, à Paris, cette histoire oubliée qui sommeille dans de confidentielles monographies, une histoire de sang, de drames, d’épices, de viols, de tortures et de meurtres. Avec ses héros inconnus, ses rebelles et ses héroïnes, Lumina en Martinique, Solitude en Guadeloupe, Romaine en Guyane.
Christiane Taubira a bûché l’histoire de la traite négrière et de l’esclavage pour sa loi du 21 mai 2001, qui leur reconnaissait le statut de crimes contre l’humanité. Jack Lang, alors ministre de l’éducation, avait indiqué à la députée guyanaise que le sujet avait été retenu pour le concours des droits de l’homme René-Cassin de tous les lycées de France, et elle était fort déconfite de n’avoir pas trouvé un seul bouquin utile pour les ados sur la question. C’est ainsi qu’elle a écrit et publié en 2002 L’Esclavage raconté à ma fille (Bibliophane), un aimable petit livre rapidement épuisé, et qui est réédité jeudi 7 mai dans une version légèrement augmentée (éd. Philippe Rey, 192 p., 16 €).
" Cette histoire terrifiante "
La garde des sceaux a deux filles et deux garçons, mais cette fille-là, c’est Nolywé – du nom, pour les distraits, de la fiancée de Chaka kaSenzangakhona (1787-1828), le fondateur de la nation zouloue. La petite avait une douzaine d’années en 2002. " C’est un livre pour une adolescente qui se pose des questions ", explique sa mère. Le livre est rapide et parfois un peu frustrant, tant de grandes figures sont à peine esquissées, mais " ce n’est pas un manuel de travail, c’est un survol de l’essentiel. J’espère seulement donner l’envie aux gamins ".
Christiane Taubira est comme toujours en son privé détendue, chaleureuse et passionnante. " C’est une histoire avec laquelle j’ai pris assez de distance. Plus jeune, je n’avais pas compris en quoi j’étais concernée. Jusqu’à ce que je réalise que la Guyane était une colonie où il y avait eu de l’esclavage. " C’est il y a presque vingt ans, alors qu’elle travaillait sur sa proposition de loi et qu’elle croyait avoir réglé ses comptes avec " cette histoire terrifiante ", qu’elle a retrouvé une rage oubliée pour ces 70 à 150 millions de gens arrachés à leurs terres d’Afrique, dont seule une trentaine de millions sont arrivés vivants, déportés aux Amériques – le mot déportation, à sa grande colère, a disparu du texte de loi.
" Il faut être lucide et rigoureux, assure la ministre. Lucide pour regarder la réalité : oui, c’est une histoire extrêmement violente. Rigoureux pour ne pas tolérer le relativisme, qui consiste à dire : il ne faut pas juger ça avec les yeux de l’époque. On sait maintenant que les esclaves ont résisté depuis le premier jour. Mais en Europe même, l’indignation a commencé aux alentours de la Révolution française, pour ne plus jamais s’arrêter. " L’Esclavage raconté à ma fille n’est pas un livre d’histoire, mais un petit précis de pensée politique, et la thèse de la ministre est simple : " Le racisme a été construit, élaboré, structuré pour justifier l’esclavagisme : sa source est là. Des préjugés existaient bien sûr auparavant, mais la doctrine qui consiste à construire une hiérarchie des races, à la valider, à la légitimer naît de la traite négrière et de l’esclavage. Avant la traite, ce qui n’était que des rapts devient une industrie organisée, pour les raisons purement économiques d’un capitalisme en pleine expansion. "
Christiane Taubira espère en cela contribuer à déconstruire les fondements du racisme, en chercher la source, revenir sur un terrain rationnel, pour en tirer des fruits. " La traite et l’esclavage ont été un accélérateur phénoménal de la diversité, cette déportation massive a fabriqué des métis, de nouvelles identités collectives. C’est la vie qui mélange, et c’est le plus grand présent que l’humanité ait reçu d’une histoire absolument abominable. "
L’histoire de l’esclavage, du métissage et de la diversité a bien sûr un écho aujourd’hui. " Les gamins des cités, qui sont nés ici, avec la barre d’immeubles qu’ils ont toujours vue : leur vie est là, et en même temps ils sont porteurs d’un héritage familial. Ce n’est pas une contradiction, c’est un enrichissement, assure Christiane Taubira. Quelque chose est en œuvre, très entravé par le manque de mixité sociale, d’accès au savoir, aux cultures, aux loisirs. Et quand la République est partie, les voyous s’installent, et aujourd’hui les prêcheurs. "
Elle garde cependant espoir. " La France est mieux préparée que d’autres à comprendre la complexité du monde. Parce qu’elle a gardé des outre-mers, dans les trois océans. Elle ignore ce trésor, fruit de son histoire, qui permet de trouver l’altérité familière. "
Franck Johannès

“La traite des êtres humains est le fait de recruter une personne, de la transporter, de la transférer, de l’héberger ou de l’accueillir à des fins -d’exploitation. Soit avec l’emploi de menace (...). Soit par un -ascendant légitime (...) par une personne qui a autorité sur elle ou abuse de l’autorité que lui confèrent ses fonctions. Soit par abus d’une situation de -vulnérabilité (...). Soit en échange ou par l’octroi d’une -rémunération ou de tout autre avantage ou d’une promesse de rémunération ou d’avantage. "
Article 225-4-1 du Code pénal.

“La grande et inestimable leçon que nous laisse la sombre et longue traversée de la traite négrière et de -l’esclavage est de nous donner à voir le monde dans sa -pluralité, de nous inviter à saisir que le seul immuable, le seul -indissoluble est l’altérité.
C’est la possible promesse, par une attention à tous et à chacun, en particulier pour les jeunes -générations qui se sentent -refoulées aux confins de la -République, de la réémergence d’une conscience civique. "

Extrait de L’Esclavage raconté à ma fille, de Christiane Taubira (éd. Philippe Rey, 192 p., 16 €).