Quand nos enfants tuent nos pères - Philosophie - Espace pédagogique académique

Quand nos enfants tuent nos pères

Un article de Julie PAGIS, chercheure en sociologie politique au CNRS, paru dans Libération le 16 janvier 2015 à 17:06.

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Depuis le 7 janvier, médias, politiques et intellectuels médiatiques nous enjoignent à l’« union nationale » et à « être Charlie », avec pour effet de stigmatiser au passage ceux qui ne s’y rallient pas. Mais serions-nous « Tous Zemmour » ou « Tous Minute », si ces derniers avaient été pris pour cible ? Cette question - ni provocatrice ni rhétorique - permet de distinguer deux niveaux de sens derrière le « Nous sommes Charlie » : celui d’une revendication sur la liberté inaliénable de la presse ; celui d’une identification aux journalistes assassinés pour ce qu’ils incarnaient. Or, les injonctions médiatiques, politiques, scolaires ou familiales, à « être Charlie », en ne distinguant pas ces deux registres, empêchent de saines disputes (dont les dessinateurs de Charlie étaient friands) et génèrent des malaises dont les sciences sociales peuvent commencer à esquisser certains ressorts.
Charlie Hebdo, par ses figures historiques dont plusieurs ont été assassinées le 7 janvier, incarnait une unité de génération, engagée durant les années 60 et 70 dans la remise en cause de tous les conservatismes, de tous les carcans - politiques, religieux, sexuels - lesquels corsetaient la société française. Cabu, Wolinski, Maris, c’était cette croyance en une liberté absolue (celle, émancipatrice, du « Il est interdit d’interdire » - sauf le voile ?) et, au-dessus de tout, la liberté de critiquer, par la voie privilégiée de l’humour, toutes formes d’autorité. Charlie était alors jouissivement transgressif, et nous sommes nombreux - nés dans les années 60, 70 et 80 - à avoir grandi avec son rire émancipateur : ce sont nos pères, dont la seule arme était l’humour, qui ont été tués à coups de kalachnikov.
Poursuivant inlassablement la critique des religions, il faut avouer que certaines caricatures de Charlie Hebdo ne faisaient plus rire une partie d’entre nous depuis des années : la religion essentialisée était devenue un mal à combattre en tant que tel et « les personnes revendiquant une religion des conservateurs, des aliénés, des frustrés, bref, des ennemis imbéciles de la [leur ?] liberté (1) ». A ceux qui s’en défendent (souvent de manière sincère) au nom qu’ils n’auraient fait que continuer le même combat, celui de l’anticléricalisme, rappelons qu’un point dans un espace (social, économique et culturel) en mouvement, se déplace. S’en prendre au pape et au clergé d’une religion majoritaire dans les années 70, c’est s’attaquer à une bourgeoisie influente dans toutes les sphères du pouvoir. Viser, dans les années 2000, l’islam en France (en représentant les musulmans comme des fanatiques et les musulmanes comme des femmes voilées soumises), c’est s’attaquer à une confession minoritaire, largement dépourvue d’influence sur les institutions du pouvoir, et qui concerne, en majorité, les classes populaires.
Au-delà des cibles visées, il y a la question des personnes que l’on fait rire. Dans les années 70, les jeunes révoltés de Hara-Kiri puis de Charlie Hebdo s’en prenaient aux pouvoirs en place et à leurs conservatismes, faisant rire des dominés et des jeunes de différents horizons (marginaux, soixante-huitards reconvertis dans les luttes féministes, écologistes, etc.). Dans les années 2000, les mêmes se situent au pôle culturel des classes moyennes et supérieures (parisiennes), et leur humour offense une partie des classes populaires urbaines, en particulier, quand il tourne en dérision l’islam qui représente, pour certains, la seule appartenance positive à laquelle se raccrocher. En effet, la mémoire coloniale et ouvrière de leurs parents est celle de l’humiliation ; ils connaissent les plus forts taux de chômage ; la « gauche » les a largement abandonnés, délaissés ; et ils subissent une islamophobie grandissante (2). On est passé du rire jouissif, minoritaire, émancipateur, car participant d’une remise en cause de l’ordre établi, à un rire qui n’est plus transgressif, un rire aveugle à ce que les diverses affirmations identitaires musulmanes « peuvent porter comme colère et protestation contre l’abandon des cités et de leurs habitants (1) ».
Un rire mépris de classe ? Un rire en tout cas qui a tourné le dos depuis longtemps
à de larges franges des classes populaires.
Je sais que je serai attaquée - notamment par des proches - pour cette chronique,
mais je n’arrivais pas à écrire « Je suis Charlie » : grâce à Charlie Hebdo, à Renaud
et tant d’autres, quand on me dit « union nationale », je crains le bruit des bottes et j’entonne le Déserteur plutôt que la Marseillaise. Plutôt que de sommer les musulmans à se désolidariser des actes de la semaine dernière, ou à renforcer les moyens d’une « guerre contre le terrorisme », battons-nous collectivement pour plus de
culture et pour une justice sociale et économique. Sans oublier l’essentiel : faire
l’humour, pas la guerre !

(1) Extrait d’une tribune de Louis Jésu adressée à Charb en 2013 (« Libération »). (2) « Islamophobie. Comment les élites françaises fabriquent le "problème musulman" », Abdellali Hajjat, Marwan Mohammed, La Découverte.

Cette chronique est assurée en alternance par Cyril Lemieux, Frédérique Aït-Touati, Julie Pagis et Nathalie Heinich.
Julie PAGIS chercheure en sociologie politique au CNRS.

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