Peter Trawny — Heidegger et l’antisémitisme - Philosophie - Espace pédagogique académique

Peter Trawny — Heidegger et l’antisémitisme

Un article de Nicolas Rousseau, Professeur de philosophie ; auteur de l’article "Le sens du surhumain chez Bergson et Nietzsche", in "Bergson" (C. Riquier dir.), cahiers d’histoire de la philosophie, Cerf, 2012.

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Peter Trawny, professeur à l’université de Wuppertal, éditeur et spécialiste de Heidegger, a publié en septembre 2014 un ouvrage très attendu, très redouté par beaucoup, sur lesCarnets noirs de Heidegger, dont ce dernier avait exigé qu’ils soient publiés à la fin de ses oeuvres complètes – exigence qui, on le voit, n’a pas été respectée. Il ne sera pas question dans ce livre de de l’engagement politique du penseur allemand au sein du parti nazi, question qui a déjà fait l’objet de plusieurs publications, mais spécifiquement des propos antisémites qu’il coucha dans ces « Schwartzen Hefte » au cours des années 30 et 40.

La preuve est désormais faite, avec cette publication, que Heidegger a tenu des propos antisémites. Le but de Peter Trawny est de comprendre le sens particulier de cet antisémitisme et de définir la façon dont il s’intégra à la philosophie de l’Être. A quel point la pensée du philosophe a-t-elle été « contaminée » par ce discours de haine envers les Juifs ? A la marge seulement, ou bien en profondeur ? La question est alors de savoir si Heidegger est encore lisible à la lumière de ces révélations, ou si toute sa pensée doit être invalidée. En désignant dans les années 1930 les Juifs comme peuple éminemment hostile, en faisant d’eux les ennemis les plus dangereux au sein d’un combat entre ouverture à l’Être ou perte dans la technique, Heidegger n’a-t-il pas lui-même fait perdre tout crédit à sa pensée ? Comment continuer à écouter quelqu’un qui dit mépriser la publicité, l’actualité, qui dénonce la déchéance dans l’opinion, qui dit ne s’intéresser qu’aux penseurs grecs et au dévoilement de l’essence du monde... tout en ayant, en même temps, donné la tête la première dans les préjugés antisémites les plus bêtes de son temps ?

On comprend que ce livre, chapitre après chapitre, ne posera que des questions douloureuses... « Quand bien même la pensée de Heidegger survivrait à cette révision, écrit Peter Trawny, elle restera défigurée par les phrases dont nous parlions tout au long de ce texte, comme par autant de cicatrices purulentes » [1].

 Une vision manichéenne de l’histoire

L’idée principale de Trawny est que Heidegger a repris des thématiques antisémites en les intégrant à son histoire de l’être. Le fait peut paraître aussi scandaleux qu’aberrant, mais il est pourtant indéniable : les Carnets Noirs contiennent des notes très claires qui font état de ce qu’on pourrait appeler un antisémitisme ontologique de l’auteur ; autrement dit, si les Juifs sont dangereux , c’est parce qu’ils sont à l’opposé de la voie qui mène au dévoilement de l’Être. Dans sa préface à l’édition française, l’auteur écrit :
« « Le concept que je propose d’« antisémitisme inscrit dans l’histoire de l’être » [« seinsgeschichtliche(r) Antisemitismus  »] a été rejeté avec indignation avant tout par les apologètes. Il ne pouvait et ne pourrait être question de relier la pensée de Heidegger avec l’antisémitisme en général. Les arguments pour ce rejet sont si faibles que l’on préférerait ne pas les rappeler. On m’a reproché de compromettre la « pensée de l’histoire de l’être de Heidegger » tout entière comme si un « oiseau vert » permettait de conclure que tout ce qui est vert serait un oiseau. La thèse que j’ai avancée reste que dans une phase de sa pensée, Heidegger a transformé au sein de son récit de l’histoire de l’être des stéréotypes antisémites alors très répandus. Mon impression est que la fin de cette phase doit être reliée avec ses retrouvailles avec Hannah Arendt » » [2].

Les notations antisémites apparaissent particulièrement dans la période 1937-1941 mais pour Trawny, il est possible d’en repérer des traces plus tôt dans les textes de Heidegger. Il existe plusieurs indices les origines de cet antisémitisme. Le principal serait celui du « manichéisme onto-historique » de Heidegger, expression employée à dessein par l’auteur : Heidegger voit dans son époque l’affrontement entre deux voies ; d’un côté, le redévoilement de l’origine, la poésie, l’attention à la présence –qui serait la charge historique du peuple allemand ; de l’autre, le dévoiement dans la technique, la manipulation, le calcul, le gigantisme de la puissance effrénée... – dont les Américains et particulièrement les Juifs seraient les représentants, ces derniers en tant que « juiverie mondiale » (Weltjudentum).
« « D’une manière générale, il semble qu’on puisse transférer sur la « juiverie mondiale » le contraire de tout ce que Heidegger cherchait à sauver – l’« attachement au sol », la « patrie », le « propre », la « terre », les « dieux », la « poésie », etc. » » [3]

 Un antisémitisme sans racisme

Cet antisémitisme trouve donc, on le comprend, un fondement dans la philosophie de l’histoire heideggerienne. Qu’il soit original ne signifie cependant pas, précise bien l’auteur, qu’il soit particulièrement « raffiné ». Pour le montrer, l’auteur fait le point sur la question du racialisme de Heidegger. Les Allemands et les juifs forment-ils chacun une race à part, éventuellement ennemies l’une de l’autre ? Dès l’abord, Heidegger refuse toute dimension biologique à la notion de race. Elle ne s’enracine pas dans le « sang ». Peter Trawny montre ici l’influence qu’a pu avoir Nietzsche sur Heidegger, avec son propre concept, assez variable selon les textes, de « race ». Heidegger aurait en parti repris Nietzsche, tout en cherchant à surenchérir sur lui (et quelques autres) : le véritable sens d’une race se déciderait au niveau de l’Être, par rapport à un destin « historial », et pas biologique. Comme à l’habitude, Heidegger a d’abord en tête de se montrer plus profond, plus radical, plus étonnant que ses prédécesseurs.

Il n’est toutefois pas possible, selon Heidegger, de réduire totalement un homme à sa race, car cette détermination ne concerne le Dasein qu’en tant qu’être-jeté, historique. Autrement dit, le Dasein ne saurait être compris à partir de sa seule condition biologique factice car celle-ci n’est pas le tout de son être propre. Il est toutefois inévitable de se demander ce que cela change de fonder la race sur l’Être plutôt que sur le sang... Dans les deux cas, antisémitisme « vulgaire » ou antisémitisme « inscrit dans l’histoire de l’Être », les Juifs apparaissent comme des ennemis :

“« La « juiverie mondiale » doit lui être apparue comme un peuple ou un groupe d’un peuple qui, dans la concentration sur soi la plus intense, ne poursuivait d’autre but que la désagrégation de tous les autres peuples : une « race » qui œuvrait consciemment à la « déracialisation des peuples » »” [4]

Le plus triste est peut-être de voir Heidegger reprendre sans aucune distance ces clichés de l’idéologie völkisch, de les prendre très au sérieux, comme s’ils révélaient un problème très profond sur lequel le philosophe devrait méditer gravement. Les Juifs seraient finalement, avec les Américains, les représentants les plus dangereux du commerce mondial, de la « machination » (au sens de « machinisation », de mobilisation technique totale de l’étant), des apatrides sans concept avec un sol, une origine. Au fond, Heidegger était encore plus technophobe qu’il n’était antisémite (et antisémite peut-être avant tout parce que technophobe), et c’est pourquoi il dénonce les Juifs comme ceux qui précipitent cette catastrophe mondiale l’arraisonnement de tout étant. En dernier lieu, la menace qu’ils incarneraient confirmerait le diagnostic heideggerien sur l’oubli de l’être. Pour un antisémite ordinaire, les Juifs dominent le monde en secret ; pour Heidegger, les Juifs sont eux-mêmes dominés par cette entité anonyme et sans sujet qu’est la Technique. Nous voici donc pris entre deux puissances manichéennes, la Technique gigantesque et le Dieu qui seul pourrait nous sauver. Et les Juifs apparaissent en quelque sorte comme les ministres de l’entité mauvaise.

Du fait de cette réinterprétation de l’antisémite en termes ontologiques, Heidegger reste à distance nazis, pour ces deux raisons : parce que ceux-ci s’appuient sur un racisme biologique que Heidegger tient pour inessentiel, et parce qu’ils poursuivent de manière effrénée la domination inconditionnelle sur l’étant, que le philosophe dénonce.

« « Plus il apercevait que le récit du commencement « premier » et de « l’autre commencement » n’avait rien à voir avec la « révolution nationale », et reconnaissait clairement que l’intérêt du national-socialisme réel ne fut jamais de s’orienter sur la poésie de Hölderlin, plus il prenait philosophiquement ses distances avec la « pensée en termes de race » » » [5]
Si seulement Hitler avait cité Hypérion ! Trawny continue à ce sujet :
« « Pour lui, la révolution était un renversement total au niveau de l’histoire de l’être, concernant non seulement le monde vécu, mais aussi la philosophie, la science, l’art et la religion. Il est évident que les nationaux-socialistes auraient tenu ce genre d’idées pour de burlesques châteaux en Espagne d’un rêveur. Heidegger savait pourquoi il ne confiait ce genre de pensées qu’aux Cahiers noirs, pourquoi il les « taisait » » » [6].

Heidegger ne s’opposait pas aux nazis par refus de leur orientation idéologique, mais parce qu’ils trouvaient au contraire qu’ils n’allaient pas assez loin. Ils n’avaient pas compris le véritable sens de la révolution totale, pas compris la signification authentique, ontologique !, de l’antisémitisme, le vrai, celui qui nous permettra d’accueillir la présence de l’« origine » ! « Nazis, encore un effort pour être heideggeriens ! » si l’on peut dire, pour paraphraser le marquis de Sade. (Du reste, Vincent Descombes a bien décrit chez l’auteur d’Être et Temps cette montée aux extrêmes, vers une métaphysique « intensifiée », toujours plus radicale, grâce à laquelle le penseur peut nous « vociférer le sens de l’Être » [7].)

 L’Être et la violence

Selon Peter Trawny, Heidegger ne s’en est pas tenu à des critiques, mêmes dures, contre les Juifs en général, mais il a regroupé ces derniers dans une catégorie homogène (« les Juifs ») et surtout, c’est là le point essentiel, il a vu dans le peuple Juif un ennemi pour les Allemands. C’est à partir du moment où éclate ces déclarations d’hostilité à peine voilées que l’étiquette antisémite devient irrécusable. Si les Juifs forment une puissance hostile, une menace pressante, alors il faut les combattre, et si possible les éliminer, ceci au nom de la violence nécessaire pour faire advenir la différence entre l’Être et l’étant. Si les Juifs sont la non-race qui déracialise les autres, s’ils n’ont aucune dimension « ontologique » sinon d’être une menace pour l’accès à l’Être, alors, en bonne logique, ils devraient envisager de s’auto-supprimer –puisque c’est la logique de l’histoire de l’Être qui l’exigerait. Ils devraient reconnaître l’erreur même de leur être et choisir de s’éclipser tout seul de la scène mondiale... Le philosophe donne ici dans un travers intellectuel somme toute courant, dont Marx se moque à propos des « Jeunes Hégéliens » Max Stirner et Bruno Bauer (voir La Sainte famille) : le dépassement dialectique des conflits seulement en parole.

Mais la question se pose alors de savoir, au cas où les Juifs refuseraient d’eux-mêmes de disparaître comme peuple, s’il ne faudrait pas les y forcer... C’est ici que l’appel à distinguer l’Être de l’étant pourrait déboucher sur un appel pur et simple à l’élimination physique. Heidegger ne va pas jusque là, mais ses propos n’excluent pas clairement cette possibilité. La violence intellectuelle nécessaire pour apprendre à distinguer l’être de l’étant pourrait appeler historiquement une violence tout aussi extrême, mais bien matérielle cette fois, pour départager deux camps, entre ceux qui vont vers l’Être et ceux qui nous en bouchent l’accès. D’autant que comme le montre Trawny, Heidegger ne fait jamais montre d’aucune compassion pour les malheurs des juifs, contrairement à ce qu’il peut dire des Allemands ou des Russes, victimes de la modernité technique. La « violence » de la pensée de l’Être, qui met en transe certains commentateurs, adeptes de radicalité poétique et de l’intimidation conceptuelle, prend dès lors une tournure beaucoup plus concrète, et bien moins reluisante. Désormais, au moins, on ne pourra plus dire qu’on ne savait pas et que l’extermination des juifs ne saurait être envisagée par un penseur aux idées aussi pures que désintéressées.

Concernant cette menace obscure que représenterait la « juiverie mondiale » (Weltjudentum), l’explication de Peter Trawny n’est cependant pas tout à fait claire, mais sans doute les propos de Heidegger ne l’étaient-ils pas plus : où sont-ils cachés, ces conspirateurs insaisissables ? Que font-ils exactement pour asservir les peuples ? Comment s’y prennent-ils pour pousser les États à la guerre ? Heidegger était en fait pris dans une contradiction bizarre, mais attestée chez plusieurs antisémites, à savoir fréquenter cordialement des juifs (ses élèves comme Levinas, le poète Paul Celan, ou encore Hannah Arendt qui fut sa maîtresse), tout en fantasmant sur la menace globale de israëlites cupides et dissimulés en haut de quelque abri d’où ils planifient leur domination. Ainsi, le Juif, c’est toujours l’Autre. (On trouverait même une nette jalousie, chez Heidegger ou chez d’autres, envers les juifs pour leur capacité supposée à maintenir le « principe racial » : ils auraient déjà accompli ce que les tenants de la pureté de la race recherchent désespérément. Le Juif est par là-même tour à tour détesté, adoré et jalousé, et c’est sans doute pourquoi il devient une figure obsédante, une idole.)

De même, en cherchant à savoir s’il entra de l’antisémitisme dans le ressentiment de Heidegger envers Husserl (après que ce dernier avait désavoué publiquement Être et Temps), Trawny ne parvient pas à une conclusion nette. Cette brouille avec son maître pourrait-elle être à l’origine de sa dénonciation des juifs ? Heidegger était-il déjà antisémite quand il voyait dans la phénoménologie de Husserl un nouvel avatar de la pensée seulement « calculante », incapable d’accéder aux décisions fondamentales sur le sens de notre existence ?... Cela ne ressort pas clairement. Trawny démontre en revanche sans ambiguïté l’influence des Protocoles des sages de Sion sur les propos de Heidegger. Ce dernier reprenait en fait, sous une forme à peine déguisée, les délires complotistes habituels de la littérature antisémite, comme un Drumont ou un Céline. Fantasmes qui font massivement leur retour en France aujourd’hui dans les discours sur le « complot sioniste ».

 Des « cicatrices purulentes »

A la lecture de ce livre, le doute ne sera plus permis : Heidegger a bel et bien été antisémite. Il a écrit dans ses Carnets noirs des propos relevant nettement de la stigmatisation des Juifs, comme d’un peuple dangereux, devant être combattu au nom de la menace qu’ils représentent pour l’accès à l’Être. La question qui se pose alors est de savoir jusqu’à quel point l’ensemble de la pensée de Heidegger est contaminée par cet antisémitisme. Peter Trawny n’apporte pas une réponse tranchée, laissant chacun se faire une opinion. C’est d’ailleurs la plus grande qualité de son livre : prendre cette question à froid, en ne tombant ni dans le réquisitoire imprécateur ni dans l’apologie illuminée.

On voit grâce à lui comment Heidegger s’est retrouvé pris, dans l’avant-guerre, dans une posture sans doute impossible, tragique même, de rejet de son époque (la philosophie ne devant aucunement se compromettre avec la « publicité », l’opinion) et en même temps d’adhésion déniée (le penseur de l’Être se faisant fort de révéler aux Allemands le vrai sens de leur destin). Rien ne fait mieux état de ce rapport conflictuel à son temps que sa reprise des thèmes antisémites : « Il a produit ses « Réflexions » à un moment où tout le monde pouvait brandir des discours antisémites. L’antisémitisme était une carrière. Pour cette raison, il importe de faire valoir une justice herméneutique. Mais précisément cette justice doit constater que Heidegger a consigné ses notations sur « la juiverie mondiale » alors qu’en Allemagne les synagogues brûlaient » [8].

Que Heidegger ait donné une dimension « ontologique » à la haine des Juifs, qu’il ait voulu faire de ces derniers des ennemis dans le combat de la différence entre l’être et l’étant, n’atténue pas la portée de ses attaques. On peut même admettre que vouloir donner un fondement philosophique à de tels propos ne fait qu’aggraver son cas -ce qui n’est pas se tromper « grandement », mais se tromper lourdement... Que Heidegger ait préféré un antisémitisme « métaphysique » à l’antisémitisme « vulgaire » (qu’il trouvait « bête »), cela change-t-il quoi que ce soit ? Il ne reprochait à l’antisémitisme ordinaire que de se tromper en prenant pour base la biologie, une science par essence vouée à se tromper sur la nature réelle du Dasein. C’est Bernanos, qui affirmait, en une phrase aussi célèbre que controversée : « Hitler a déshonoré l’antisémitisme ». Heidegger a pu vouloir au contraire l’anoblir, il a bien pu chercher à se distinguer des nazis « ordinaires » en la matière, il a de toute façon cherché à intégrer à sa philosophie ces représentations, communes à l’époque, du Juif voué au calcul et à l’argent. Il est bien sûr facile, avec le recul, de juger les aveuglements des hommes du passé, comme si nous avions atteint aujourd’hui un stade de lucidité complète sur l’histoire, et sur nous-mêmes. Rien n’est moins certain, évidemment. (Qu’est-ce qui consternera nos descendants quand ils nous liront ? Quels naïvetés ridicules ou coupables dénonceront-ils chez nous ?..)

Cette précaution étant prise, il y a tout de même quelque chose dont on ne pourra plus, à mon avis, douter après avoir lu Trawny : c’est que sur la question de l’antisémitisme, comme sur d’autres, malgré ses dénégations et celles de plusieurs de ses thuriféraires, Heidegger fut un homme de son époque... La grandeur de la pensée n’est pas un antidote contre la bêtise.

Notes
[1] Page 160.
[2] Pages 18-19.
[3] Page 80.
[4] Page 100.
[5] Page 95.
[6] Page 104.
[7] Voir Philosophie par gros temps, pages 104 et suivantes, éditions de Minuit, 1989.
[8] Page 21.