Éléments d'histoire de l'enseignement français de la philosophie - Philosophie - Espace pédagogique académique

Éléments d’histoire de l’enseignement français de la philosophie

, par Louis Rouillé - Format PDF Enregistrer au format PDF

L’enseignement de la philosophie dans le secondaire est une spécificité française. Vu de l’étranger, c’est presque incompréhensible. Je me souviens d’une conversation avec une philosophe américaine de renom qui s’émerveillait de constater que, chaque année, les sujets de philosophie donnés au baccalauréat fassent la une des journaux télévisés nationaux. Un philosophe néerlandais qui partageait la discussion apprenait à cette occasion que c’était le cas, et il ne manqua pas d’être impressionné. Dans cette discussion, j’avais beau essayer de nuancer, de préciser la place de la philosophie dans la culture française : c’était peine perdue. Vu de pays où l’enseignement de la philosophie n’a pas accompagné la massification de l’enseignement secondaire, la France est une exception. Cette exception est a priori heureuse pour les amis de la philosophie.

L’enseignement de la philosophie a une histoire bien connue. Ou plutôt, bien étudiée. Car elle est en réalité peu connue des profs de philo. Ici, je souhaite rassembler des éléments pour entrer dans cette histoire. Cette page a vocation à s’étoffer de vos commentaires et propositions, car je ne peux pas prétendre à une quelconque exhaustivité sur ce sujet que je maîtrise peu. Ce sont simplement les quelques lectures que j’ai faites moi-même lorsque j’ai voulu en savoir plus, lorsque je me suis retrouvé à enseigner au lycée : je me demandais depuis quand il existait des gens comme moi, minuscule rouage d’une institution désormais bicentenaire.
L’histoire des institutions est difficile, car relativement rébarbative. Mais elle est aussi très intéressante, car on voit dans les institutions (grâce à celles et ceux qui savent décrypter le langage de l’institution) comme une sédimentation des débats entre les acteurs de l’institution. Dans le cas de l’enseignement de la philosophie, ce sont les débats entre les profs de philo qui se sédimentent. Et, je ne vous l’apprends pas, les profs de philo parlent beaucoup !

Une curiosité tout de même, pour en revenir à "l’exception française" et donc à son rapport avec l’étranger. L’histoire de l’enseignement de la philosophie en France montre très clairement que le corps professoral est majoritairement conservateur. Cette proposition ne s’accompagne malheureusement pas de chiffres qui seraient pourtant intéressants. Je la donne ici tout de même, car c’est une découverte qui m’a étonnée. Je pensais que les profs de philo étaient plutôt progressistes. Mais non. Ceci n’est pas encore la curiosité, qui vient après la fausse intuition. La curiosité, c’est que cette grande division politique entre conservatisme et progressisme traverse l’institution philosophique dans des termes pour le moins... peu français. En effet, la grande opposition chez les profs de philo est celle des républicains contre les démocrates. Et l’histoire nous montre que ce n’est pas une américanisation de la philosophie, mais une histoire bien française. Reste à comprendre ce que ces termes signifient...


En 1894, la question s’est posée de supprimer la classe de philosophie. Enfin, un article a paru qui proposait cette suppression. Cet article était un canular. Mais avant de savoir le statut de cette proposition, de nombreux défenseurs de la philosophie et de son enseignement ont pris position publiquement. En 1895, Émile Durkheim (qui fut professeur de philosophie) profite de ce malentendu qui avait révélé des émotions profondes pour donner quelques clés de lecture sur l’histoire de l’enseignement de la philosophie.
On trouvera dans cet article une assez longue description de l’emprise (néfaste pour Durkheim) de Victor Cousin sur l’enseignement de la philosophie en France. Durkheim voit aussi dans cette histoire une grande division de la philosophie française qui remonte à l’opposition entre Auguste Comte et Maine de Biran, entre positivisme et spiritualisme. [1]

Émile Durkheim 1895 “ L’enseignement philosophique et l’agrégation de philosophie. ”

Un article de Pierre-Henri Tavoillot, publié dans Philosopher à 18 ans en 1999, par Luc Ferry et Alain Renaut. Ce livre est une première contribution à ce qu’il est désormais convenu d’appeler la "guerre des programmes". Cet article synthétique couvre toute la période et a le mérite de montrer où creuser pour qui voudra.

Pierre-Henri Tavoillot 1999 "L’invention de la classe de philosophie"

Un article de Serge Cospérec, publié en 2010, sur l’histoire de l’enseignement de la logique, notamment dans ses rapports avec la rhétorique sur le temps long. On y trouvera ensuite un élargissement à l’argumentation en général, thème d’enseignement commun à la philosophie et au français dans les lycées, ainsi qu’une réflexion sur la forme que devrait revêtir l’enseignement de l’argumentation philosophique aujourd’hui.

Cospérec 2010 La Place de la logique et de l’argumentation dans l’enseignement secondaire de philosophie

Un article de Hervé Boillot, publié le 4 février 2014 sur le site du Groupe de Recherches sur la Démocratisation Scolaire, intitulé L’enseignement de la philosophie en France depuis 1945 et la question de sa démocratisation. Comme son nom l’indique, cette contribution s’inscrit très clairement dans le camp démocratique. Il est très exhaustif. Il permet notamment de comprendre très précisément pourquoi le rapport Derrida-Bouveresse (ou Bouveresse-Derrida, c’est selon...) a une place aussi charnière dans l’histoire récente de notre discipline.


Le travail de Serge Cospérec enfin est sans aucun doute le plus précieux et le plus volumineux pour l’histoire récente. Fin 2019, il publie La guerre des programmes (1975-2020) L’enseignement de la philosophie, une réforme impossible ?, qu’il présente comme une contre-histoire. Une bonne partie du contenu du livre était déjà écrite en 2013, et on la trouvera ici.
C’est certainement le livre avec lequel il faut commencer pour qui s’intéresse à l’histoire en tant qu’elle est actuelle et récente. Comme le remarque Jacques Bouveresse dans sa préface, ce livre comble une « lacune regrettable dans le récit des débats et des combats qui ont marqué l’histoire longue, compliquée et tourmentée de l’enseignement scolaire », celle de l’histoire récente, dans laquelle nous sommes encore largement. Bouveresse, à la suite de Cospérec, insiste très, très clairement sur l’amnésie toute particulière des profs de philo. Quand les profs s’intéresseront-ils à leur histoire ? Bouveresse, alors qu’il finissait sa vie avait déjà fini d’espérer.
Mais, c’est que ça nous demanderait d’arrêter de dire des bêtises sur notre métier. Un ami trompettiste à qui on demandait de jouer moins fort un jour avait répliqué : « J’ai pas choisi de faire de la flûte traversière ! » Eh bien un prof de philo à qui on demanderait d’arrêter de dire des bêtises répliquerait certainement : « J’ai pas choisi d’être prof d’histoire ! »
Si vous trouvez que le livre de Cospérec est trop lourd ou trop cher, lisez au moins la préface de Bouveresse, et ça vous fera peut-être changer d’avis...

Bouveresse 2019 préface de La Guerre des Programmes