Réflexions sur l’évaluation et la notation des copies de philosophie au baccalauréat. - Philosophie - Espace pédagogique académique

Réflexions sur l’évaluation et la notation des copies de philosophie au baccalauréat.

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Une copie de philosophie doit toujours être considérée comme un acte de pensée singulier. Dès lors, son évaluation, bien qu’elle relève nécessairement de certains principes qui orientent le jugement du correcteur, ne peut être soumise à une grille de critères définis à l’avance, imposée à tous les correcteurs et identique pour toutes les copies. Elle ressortit essentiellement à ce que Kant appelle le jugement réfléchissant : jugement d’un sujet singulier sur un objet singulier.

La possibilité et donc la justesse du jugement réfléchissant reposent sur l’héautonomie de ses principes, qui se réalise à travers la visée d’un sens commun. Il revient donc à chaque correcteur de formuler pour lui-même les principes selon lesquels il juge de la valeur des copies et, en même temps, tous les correcteurs doivent pouvoir se référer à des principes consonants entre eux et se comporter idéalement comme un correcteur unique. C’est à la fois une exigence philosophique relative à la rectitude du jugement et une exigence institutionnelle relative à l’équité de l’examen.

Le principe unique de la notation en philosophie peut alors être désigné a parte subjecti comme un principe de collégialité : tout acte de notation dont la maxime serait incompatible avec le principe de la collégialité serait nécessairement injuste. Sa contrepartie a parte objecti est que tout principe philosophiquement sensé selon lequel s’oriente le jugement d’un correcteur doit être considéré comme légitime, mais seulement à condition qu’il soit limité ou modéré par tous les autres principes avec lesquels il entre en tension et qu’on pourrait légitimement lui opposer. C’est ce double principe qui fonde l’existence des commissions d’entente et d’harmonisation, et c’est seulement en se réglant sur lui qu’on peut parvenir en philosophie à une notation à la fois juste et homogène.

Le principe de la collégialité de la notation doit également permettre de donner sens à l’échelle quantitative des notes. La question de savoir ce qu’on note se résout à partir de la question de savoir comment on note. Or, on ne peut noter ni à partir d’un constat empirique de ce qu’ont fait les élèves, ni à partir d’un idéal de perfection posé au départ : on ne peut noter qu’en cherchant quel travail philosophique l’auteur de la copie a pu réaliser sur lui-même dans l’examen d’une question qui lui a été posée. La note de 10 correspond à un travail moyen partant d’un naturel moyen.

Les conditions de la notation en philosophie continuent de s’améliorer. Si le jugement est conscient des conditions de possibilité a priori de son exercice, et s’il s’exerce sérieusement dans des conditions institutionnelles convenables, rien ne doit pouvoir l’empêcher d’atteindre à un degré de sûreté et de justesse réellement satisfaisant.

La question initiale : quel sens donner au travail des commissions d’entente et d’harmonisation ?

Le bilan des réunions d’entente et d’harmonisation mises en place il y a une vingtaine d’années pour améliorer les conditions de la correction du baccalauréat apparaît à la plupart de participants, selon un mot célèbre qu’il faut entendre ici en le dépouillant de toute ironie, même involontaire, comme « globalement positif » : les écarts de note ont dans l’ensemble très sensiblement diminué, les discussions entre correcteurs sont devenues plus efficaces et plus sereines, chacun peut mesurer lui-même comment sa propre notation a pu, sous certains de ses aspects, se modifier grâce à l’échange raisonné avec d’autres correcteurs.

Cette satisfaction pratique est toutefois relative, et elle ne permet pas, à elle seule, de résoudre certaines questions de principe. C’est pourquoi certains correcteurs, même parmi ceux qui se rendent spontanément à ces réunions, continuent de s’interroger sur leur bien-fondé, ou encore contestent leur caractère d’obligation. C’est pourquoi aussi certaines discussions sur les « critères » de notation reviennent fréquemment, pour aboutir, de manière tout aussi récurrente, à une impasse ; cette aporie répétée, si elle n’empêche pas le travail de progresser, n’en manifeste pas moins une certaine impuissance théorique à le penser et à le justifier.

Il apparaît donc souhaitable, pour ne pas dire philosophiquement nécessaire, de tenter d’éclaircir au plan théorique les principes sur lesquels peut se fonder le travail collectif mis en place chaque année au moment du baccalauréat. C’est l’intention de ce texte.

Une référence libre mais non une référence obligée.

Une précision liminaire paraît toutefois indispensable. Le lecteur s’apercevra rapidement que la conception kantienne du jugement est constamment invoquée dans les lignes qui suivent. Mais ce n’est là le signe d’aucune obédience philosophique (si cette expression peut avoir un sens), et il n’est nullement requis du lecteur qu’il se détermine comme « kantien » pour acquiescer à ces analyses. Que ce texte prenne à l’occasion l’aspect d’une « critique de la faculté de corriger » est au contraire accidentel par rapport à son propos. Sa lecture fera plutôt apparaître qu’il n’y a, espérons-nous, aucun de ses arguments ni aucune de ses propositions qu’on ne puisse réinterpréter et réécrire dans une perspective philosophique différente. Pour ne prendre que quelques exemples, nous pensons qu’une réflexion qui s’appuierait sur le concept de la phronèsis et celui de la dialectique chez Aristote, ou sur l’opposition entre l’esprit de géométrie et l’esprit de finesse chez Pascal, ou encore sur la philosophie herméneutique de Gadamer, permettrait une transposition intégrale du propos que nous tentons d’articuler ici. Ainsi se trouve nécessairement mis en abîme, au moment même où on s’efforce de le justifier théoriquement, le principe qui guide pratiquement le travail des commissions d’entente et d’harmonisation du baccalauréat, à savoir que des points de vue différents et donc des principes qui s’énoncent diversement doivent pouvoir, idéalement, consonner entre eux complètement.

Une antinomie qui se retrouve dans tous nos débats sur la correction et la notation.

Le meilleur moyen d’aborder la question de la notation en philosophie est peut-être de comprendre précisément pourquoi, alors que l’activité qui consiste à juger de la valeur des copies renvoie nécessairement à des principes, faute de quoi il ne s’agirait plus d’un jugement mais de l’exercice d’un pouvoir arbitraire, il est en même temps impossible de parvenir à une énonciation de ces principes qui soit uniforme, univoque, et universellement admissible. Sans doute y a-t-il des principes qui, implicitement ou explicitement, fondent nos jugements, car sinon nous ne pourrions, dans les commissions consacrées à la correction des copies, procéder à aucun échange raisonné ; en fait, nous ne pourrions même pas discuter. Mais chacun comprend bien en même temps, même s’il peut être tenté à certains moments, quand les discussions lui semblent s’enliser, de formuler et de fixer lui-même autoritairement ces principes pour tous les autres, que nul n’a en réalité compétence pour agir de la sorte, et qu’aucune instance, fût-ce l’Inspection, ne pourrait s’y risquer sans méconnaître la nature même du jugement au point de compromettre les conditions de son exercice légitime.

La situation devant laquelle nous nous trouvons est donc une antinomie, au sens le plus rigoureux du terme, puisqu’il s’agit d’un conflit entre deux exigences qui s’annoncent comme également rationnelles et également légitimes. D’un côté, si des principes existent (et ils existent nécessairement), ils ne peuvent pas se refuser d’eux-mêmes à leur propre formulation ; chacun a plutôt besoin de pouvoir les convoquer et les évoquer, dans un usage public de sa raison, pour justifier son jugement auprès des autres. D’un autre côté, quiconque prétendrait pouvoir en fixer la formule pour l’imposer à tous, ferait cette fois de sa raison un usage privé illégitime. Gardons cette antinomie en mémoire, et voyons si elle ne pourrait pas s’éclairer du côté de l’analyse philosophique du jugement.

Toute copie de philosophie est une singularité.

Un préalable paraît pourtant s’imposer : pour savoir de quel type de jugement relève une copie de philosophie que nous nous proposons de noter, il semblerait qu’il soit nécessaire de s’entendre d’abord sur ce que nous devons juger, c’est-à-dire de partir d’une définition minimale de la dissertation philosophique elle-même. Mais l’antinomie rebondit aussitôt, et elle paraît bien près de nous paralyser : car définir l’idée régulatrice de la dissertation, n’est-ce pas ipso facto définir les principes selon lesquels on prétend qu’elle doit être évaluée ? Pour sortir de la difficulté, non seulement on proposera une définition d’une extrême généralité, mais surtout on supposera qu’elle peut sans inconvénient être reformulée, pourvu précisément que, quelle que soit la définition retenue, les conséquences en soient les mêmes quant à la nature du jugement qu’elle implique de la part du correcteur. Nous proposerons donc cette définition de la dissertation, qui en vaut une autre : nous poserons qu’elle est « la recherche méthodique d’une réponse fondée à une question prise dans sa (ou, plus prudemment, dans « une ») dimension problématique ». Nous étendrons aussitôt cette définition à l’explication de texte philosophique, moyennant une précision essentielle : dans cet exercice, l’élève est appelé à s’expliquer philosophiquement avec un texte, c’est-à-dire, à égale distance de deux écueils qui consisteraient, l’un, à considérer le texte comme un simple objet qu’il faut décortiquer par des procédures extérieures pour en démonter les mécanismes, l’autre, à le poser comme une subjectivité extérieure à soi avec laquelle on déciderait d’entrer en « discussion » ou en « débat », à dégager du texte même, à travers son étude rigoureuse, le traitement problématique d’une question qu’on peut se poser aussi bien à soi-même. En résumé, le travail philosophique d’un élève, qu’il s’agisse d’une dissertation-question ou d’une explication de texte, doit toujours être considéré comme un effort autonome de réflexion, donc comme une forme d’exercice du jugement. Et c’est sur cet exercice du jugement que nous sommes appelés ensuite à exercer le nôtre.

Sans doute le jugement s’applique-t-il différemment d’un cas à l’autre, puisque produire un écrit dans lequel un acte de pensée tente de s’expliciter et noter le résultat de cet effort ne sont assurément pas la même chose. Mais cela n’entraîne aucune amphibologie quant à l’usage de la notion de jugement, qui est la même dans les deux cas : le jugement est l’acte d’un sujet singulier portant sur un objet singulier. Il n’y a donc pas de changement essentiel dans la fonction du jugement quand l’acte de pensée d’un sujet est pris comme objet de l’évaluation d’un autre.

Ainsi, le point essentiel est qu’une copie d’élève doit être lue, comprise, appréciée comme une pure singularité. La définition de la dissertation et de l’explication de texte philosophiques que nous avons proposée n’avait d’autre intention que de dégager cette idée, et c’est pourquoi il nous semble que toute définition différente, mais qui poserait la même exigence, serait pour notre propos également bonne. Ce n’est pas, bien entendu, que n’importe quoi puisse valoir comme démarche philosophique, ni non plus qu’une copie d’examen échappe à toute détermination qui lui viendrait de ses conditions de préparation et de réalisation. Mais cela signifie qu’il demeure en tout cas impossible d’étalonner selon des critères définis préalablement et susceptibles d’une application quasi-mécanique ce qui peut être considéré comme valable philosophiquement dans une copie d’examen d’élève de Terminale.

Le singulier est ce qui ne laisse pas le particulier et l’universel subsister côte à côte et l’un en dehors de l’autre, comme si le particulier n’était pour l’universel qu’un cas en lui-même indifférent et contingent, à l’égal de tout autre, et l’universel pour le particulier une règle définie indépendamment de lui et sous laquelle il viendrait extérieurement se ranger. Le singulier est au contraire le particulier en tant que lui seul peut actualiser l’universel, ou encore l’universel en tant qu’il n’a d’existence effective que dans le particulier. Qu’une copie de philosophie doive être considérée comme une pure singularité signifie donc qu’on ne peut la juger que selon des normes qui, même lorsqu’elle se trouve ne valoir presque rien au regard de ces normes, lui sont pourtant essentiellement immanentes. Cela entraîne évidemment qu’il ne saurait exister de critères définis avant elle et hors d’elle pour permettre de l’évaluer, et donc qu’il est précisément nécessaire, pour la juger correctement, de bannir toute espèce de grille de notation ou d’évaluation critériée.

Le jugement réfléchissant.

Or, la faculté de juger du singulier en tant que tel relève de ce que Kant appelle le jugement réfléchissant. Définissant la faculté de juger en général comme celle « qui consiste à penser le particulier comme compris sous l’universel », voici comment Kant distingue entre le jugement qui détermine son objet et celui qui se contente de le réfléchir : « Si l’universel (la règle, le principe, la loi) est donné, alors la faculté de juger qui subsume le particulier sous celui-ci est déterminante... Si seul le particulier est donné, et si la faculté de juger doit trouver l’universel qui lui correspond, elle est simplement réfléchissante. ». Jugement déterminant et jugement réfléchissant ne s’opposent pas toutefois comme deux espèces distinctes correspondant à des actes séparés : c’est le jugement réfléchissant qui, présent en tout jugement, intervenant comme condition préalable à toute détermination ultérieure, exprime à lui tout seul l’essence même de la faculté de juger. Il ne détermine pas son objet, mais il le rend déterminable par un concept de l’entendement (dans le cas d’un jugement théorique) ou une idée de la raison (dans le cas d’un jugement pratique). Il est vrai qu’en tout domaine où on considère des objets qui dépendent d’une constitution a priori, la détermination peut apparaître comme quasi-immédiate, et la réflexion comme une médiation seulement évanouissante : c’est que le schème est censé déterminer l’application des principes de l’entendement pur, comme le type est censé déterminer celle de la loi morale. Il faut néanmoins maintenir qu’aucune détermination du particulier n’est concevable à moins qu’il ne soit réfléchi dans les facultés subjectives qui vont opérer sa détermination.

Mais comme le jugement réfléchissant prend des formes très variées, il peut être utile de parcourir toute son extension (en excluant toutefois le cas précédemment évoqué où il n’intervient que pour s’effacer devant une détermination a priori), afin de comprendre où se situe précisément le type de jugement qui se trouve impliqué dans l’évaluation des copies. A un bout de cette extension, on peut placer le jugement qui réfléchit un objet empiriquement donné pour trouver, ou plus exactement retrouver, le concept le plus capable de le subsumer de manière adéquate. C’est ainsi que, lorsque Kant évoque comme exemple de jugement réfléchissant le diagnostic médical, il faut entendre que le concept déterminant de la maladie ne peut être retrouvé, et de manière seulement probabiliste, que par une réflexion sémiologique et symptomatologique sur le corps du malade. A l’autre bout, on peut situer le jugement dont la réflexion ne peut jamais s’achever en détermination, parce que ce qui est réfléchi dans l’objet est précisément l’impossibilité de tout concept qui pourrait le subsumer adéquatement, le débordement de tous les concepts par le libre jeu d’une imagination qui ne s’appuie plus sur l’entendement que pour l’entraîner toujours au-delà des concepts qu’il fournit : il s’agit du jugement esthétique. Entre les deux, il doit y avoir place pour un jugement dont la réflexion, tout en tendant vers la détermination (au lieu de l’exclure, comme dans le jugement esthétique), ne permet jamais à celle-ci de se réaliser complètement, un jugement dans lequel la détermination s’effectue, mais sans pouvoir opérer une relève totale de la réflexion qui la conditionne. C’est probablement de cette manière qu’on peut envisager l’évaluation des copies : la détermination doit y être tentée jusqu’à permettre même la schématisation la plus brutalement réductrice, la schématisation de la valeur par la simple quantité (la note) ; mais la valeur ainsi (imparfaitement) mesurée ne peut jamais être rapportée à un critère (une règle) extérieur à la copie, elle doit au contraire demeurer attachée à la considération réfléchissante de la copie elle-même.

Une copie de philosophie ne peut donc jamais déchoir de sa singularité pour devenir un simple cas particulier auquel on pourrait appliquer une grille de notation. C’est évident des meilleures copies. Ca ne l’est pas moins des plus mauvaises. Il faut reconnaître qu’il y aurait une étrange injustice à croire que les copies plus moyennes pourraient entrer dans un cadre qui fait aussi manifestement violence aux extrêmes. L’évaluation des copies de philosophie relève donc bien, de manière essentielle, du jugement réfléchissant.

Retour à l’antinomie relative aux principes du jugement.

Or, ce que nous avons dit précédemment du jugement réfléchissant peut se résumer très simplement à ceci : dans un tel jugement, à l’inverse de ce qui se passe dans le jugement déterminant, c’est toujours le juge qui subsume le législateur. La raison de l’antinomie relevée plus haut apparaît alors très clairement : c’est la nature même du jugement réfléchissant qui interdit qu’on passe de la légitimité de principes supposés à la légalité de règles imposées.

L’antinomie peut alors être reformulée. La thèse porte sur la nécessité objective que le jugement s’oriente selon certains principes régulateurs qui doivent être, en eux-mêmes, énonçables ; l’antithèse lui oppose l’impossibilité subjective de fixer de tels principes, car nul ne peut, sans destituer le juge lui-même, prétendre imposer ses principes au jugement réfléchissant : ce serait les prendre ipso facto pour les règles d’un jugement seulement déterminant. Ou encore : la thèse établit la nécessité qu’un énoncé des principes soit toujours possible ; l’antithèse exclut la possibilité même d’un certain mode d’énonciation qui reviendrait à en faire la charte du correcteur. Mais la différence entre les ordres (objectivité et subjectivité, énoncé et énonciation) garantit maintenant que l’antinomie ne risque pas de choir dans la contradiction pure et simple, et que les deux légitimités qui s’y affrontent doivent pouvoir surmonter leur opposition, se sauvant ainsi l’une et l’autre.

L’héautonomie de la faculté de juger et la visée d’un sens commun.

Un premier pas vers une solution consiste à s’apercevoir que l’antinomie rencontrée est directement expressive de ce que Kant appelle l’ « héautonomie de la faculté de juger ». Rappelons-en la définition : « la faculté de juger possède en elle-même, mais seulement à un point de vue subjectif, un principe a priori de la possibilité de la nature, grâce à laquelle elle prescrit une loi pour la réflexion sur la nature, non à la nature (comme autonomie), mais à elle-même (comme héautonomie) ». Dans la troisième Critique, ce principe est celui de la finalité de la nature pour nos facultés de connaissance, principe en vertu duquel la faculté de juger, pour son propre usage, et sans légiférer pour autant sur la nature elle-même, fait comme si la diversité des formes naturelles et des lois empiriques était agencée de telle sorte qu’elle permette toujours de progresser dans les synthèses de l’entendement sans compromettre la possibilité de concevoir une unité de la nature. Transposée dans notre « critique de la faculté de corriger », l’héautonomie du jugement réfléchissant signifiera donc à la fois que la nature des copies ne se laisse jamais imposer de lois (comme autonomie) par notre faculté de les juger, mais que cette dernière est pourtant fondée à prescrire, pour son usage, une loi (comme héautonomie) à la réflexion sur les copies, loi en vertu de laquelle elles doivent toujours pouvoir se prêter à un jugement selon des principes justifiables et raisonnables. Autrement dit : d’un côté, aucune évaluation critériée ne pourra jamais relever d’une véritable autonomie de la correction (mais seulement du caprice et de la fantaisie du correcteur) ; d’un autre côté, l’évaluation n’est pas pour autant arbitraire, mais elle renvoie toujours à un principe de l’héautonomie, véritable principe des principes, selon lequel une copie peut toujours être jugée selon des principes. C’est donc l’héautonomie de la faculté de juger réfléchissante qui explique que nous puissions avoir à propos de l’évaluation des copies des discussions argumentées, et qu’il soit en même temps impossible d’envisager de formuler pour toutes les copies les principes auxquels ces discussions font pourtant nécessairement appel.

Mais nous savons bien que ce n’est pas seulement pour toutes les copies qu’une telle déclaration des principes serait absurde et illégitime : c’est aussi pour tous les correcteurs. Là, le cas de la correction des copies se distingue de manière évidente de celui de l’effort qui vise à la connaissance scientifique de la nature. Dans ce second cas, la réflexion peut en effet aboutir à une détermination universelle et objective : la valeur objective de la synthèse de l’entendement garantit a priori l’accord nécessaire de tous les esprits. Dans le cas de l’évaluation des copies, il en va tout autrement : la singularité demeure, elle ne redevient pas simple particularité comprise sous l’universel, parce qu’aucune synthèse contraignante de l’entendement ne peut venir mettre un terme définitif à l’activité libre du jugement. La visée de l’universalité subjective est alors nécessaire pour pallier l’impossibilité de parvenir à une universalité objective. L’accord des esprits, ne pouvant plus être obtenu comme un résultat, apparaît maintenant comme une condition du jugement ; en même temps, comme le conditionné ne peut lui-même produire sa condition, cet accord nécessaire au jugement est seulement recherché, et postulé pour donner sens à cette recherche. Ainsi, pour saisir l’universel dans un objet particulier, à défaut de pouvoir recourir à une règle déterminante, c’est la subjectivité du juge lui-même qu’il faut s’efforcer d’arracher à ce qu’elle a toujours de trop particulier, pour l’élever en direction de l’universel : il faut, le plus possible, « élargir » son point de vue. « Penser en se mettant à la place de tout autre » est selon Kant la maxime même du jugement, compris dans son essence réfléchissante. Par sa position médiatrice entre la « maxime de l’entendement » (« penser par soi-même ») et la « maxime de la raison » (« penser toujours en accord avec soi-même »), cette « maxime du jugement » apparaît même comme celle qui guide et anime tout le mouvement par lequel peut s’effectuer la visée d’un « sens commun », sous l’idée duquel seul un jugement véritable est possible : « Sous cette expression de sens commun, on doit comprendre l’Idée d’un sens commun à tous, c’est-à-dire d’une faculté de juger qui, dans sa réflexion, tient compte (a priori), en pensant, du mode de représentation de tout autre homme, afin de rattacher pour ainsi dire son jugement à la raison humaine tout entière et échapper, ce faisant, à l’illusion résultant de conditions subjectives et particulières pouvant aisément être tenues pour objectives, qui exercerait une influence néfaste sur le jugement. »

Nous pouvons déjà conclure que l’exercice héautonome de la faculté de juger n’a de sens que sous la condition de la recherche effective d’un sens commun. C’est donc bien pour une même raison que les professeurs de philosophie ne peuvent se laisser prescrire des grilles d’évaluation et qu’ils ont absolument besoin de se réunir pour discuter entre eux de la notation des copies de baccalauréat. Comme nous allons le voir, cela signifie qu’à défaut de pouvoir se soumettre à une déclaration commune de principes de notation objectifs (au sens de : relatifs à l’objet lui-même, c’est-à-dire aux copies), les professeurs de philosophie doivent pouvoir se reconnaître dans un principe unique et commun de notation d’ordre subjectif (au sens de : relatif au sujet, c’est-à-dire au correcteur lui-même).

Le principe de collégialité.

En effet, si tous les principes objectifs de la notation peuvent demeurer problématiques et, jusqu’à un certain point, virtuels dans nos discussions, c’est qu’ils se ramènent tous aisément à un unique principe subjectif entièrement apodictique et immédiatement actuel, manifesté par l’existence même de nos réunions, et qu’on peut donc assimiler à un véritable « fait de la raison » examinatrice et notatrice. On pourrait le formuler ainsi : tous les actes de notation dont la maxime est incompatible avec le principe de la collégialité sont injustes. Ce principe ramène l’héautonomie de la faculté de juger à la visée d’un sens commun. Il signifie qu’idéalement, tous les professeurs de philosophie devraient pouvoir se comporter comme un correcteur unique.

Il n’est pas inutile de remarquer liminairement que c’est ce principe qui justifie, dans tous les examens et concours où cela est possible, le recours à la double ou à la multiple correction, sans qu’aucun correcteur se formalise jamais de la transaction, voire de la dessaisie, dont son jugement est par là-même l’objet. Mais, outre que cet argument de fait ne fait pas droit, il est nécessaire, pour comprendre quel sens pourrait avoir pour un correcteur isolé l’action d’évaluer et de noter une copie sous l’idée d’une collégialité vidée d’une grande partie de son effectivité empirique, d’examiner sur quoi se fonde le principe lui-même.

1° Positivement, le principe de collégialité se fonde sur l’idée d’un collège des professeurs-correcteurs de philosophie. Il faut d’abord concevoir celui-ci comme un collège de philosophes. Son idée revient à postuler l’existence d’une communauté philosophique qui, sans doute, ne repose pas sur la propriété commune d’un trésor de thèses, de concepts, ni même de problèmes, mais qui se crée pourtant sans cesse autour de la pure communicabilité de certains soucis, de certaines questions, de certaines exigences de pensée ; elle renvoie donc à la supposition d’un espace public de la pensée philosophique, où des raisons s’échangent dans un constant débat de la raison philosophique avec elle-même. Mais il s’agit aussi, et plus précisément, d’un collège de professeurs-correcteurs de philosophie. De ce point de vue, son existence témoigne d’une relation complexe, d’intériorité et d’extériorité à la fois, qui s’est instituée historiquement en France entre l’espace public de la philosophie et l’espace public de l’Etat : l’Etat républicain, démocratique et laïque, reconnaît et institutionnalise la philosophie sans avoir à la connaître ; la philosophie de son côté, entre tous les autres objets de sa réflexion critique, fait porter son examen sur un fondement possible de cet Etat, sans avoir à l’instituer ni à le renverser, à le cautionner ni à le contester. Lorsque des élèves se présentent à une épreuve de philosophie lors d’un examen public, ils ont donc le droit absolu de s’attendre à être notés dans des conditions qui reflètent tant cette postulation d’une communauté philosophique que cette institutionnalisation de l’enseignement philosophique dans la communauté politique. Autrement dit, ils doivent pouvoir supposer et qu’ils seront notés selon les exigences de la philosophie telles qu’on a essayé de les aider à les reconnaître au cours de l’année, et que leur note sera à peu près la même quel que soit le correcteur. Le professeur-correcteur de son côté n’a pas seulement le devoir de corriger les copies en se plaçant sous cette idée de collégialité, il a également le droit d’exiger que toutes les copies, dont, bien sûr, celles de propres élèves, soient corrigées dans ces conditions qui, seules, peuvent sauvegarder ses propres prérogatives de professeur-correcteur de philosophie dans l’évaluation des centaines de milliers de copies qu’il a pourtant la chance de ne pas corriger chaque année. L’indépendance du professeur-correcteur de philosophie par rapport à l’administration et à l’Etat, et même son autonomie dans son métier, conçu le plus extensivement comme s’adressant à tous les élèves possibles, passent donc par cette relative dessaisie qu’il doit consentir au profit d’une collégialité visée au moins en idée.

Cela implique comme conséquence institutionnelle que les réunions des commissions d’entente et d’harmonisation ne peuvent absolument pas être conçues comme facultatives : elles ne constituent en aucune manière une simple aide à la correction, dont on chercherait seulement à bénéficier si on en ressent le besoin ; on ne s’y rend d’ailleurs pas seulement pour entendre le point de vue des autres, mais, ce qui n’est pas moins indispensable, également pour faire entendre le sien. Ces réunions sont encore moins une simple obligation extérieure d’origine administrative, qui viserait à imposer des directives de correction et à induire un conformisme ; historiquement, elles ont été instituées à la demande expresse des professeurs et de l’inspection de philosophie, pour mettre fin à la pratique antérieure, incompatible avec l’exercice héautonome du jugement, des consignes de correction élaborées par un petit groupe de correcteurs désignés. Les réunions d’entente et d’harmonisation font intrinsèquement partie du travail de correction, dont elles garantissent le caractère à la fois libre et collégial. C’est pour cette raison seulement, et non du fait d’une quelconque injonction extérieure, qu’elles ne peuvent être considérées que comme strictement obligatoires.

2° On pourrait ajouter - mais il s’agit en fait de la même idée, présentée d’une manière dérivée et qui touche donc moins à l’essentiel - que, négativement, le principe de collégialité peut se justifier aussi par la faillibilité du correcteur individuel. Nous avons tous l’expérience - rare heureusement - d’erreurs absolument manifestes, engageant une différence de note d’amplitude importante, commises par nos collègues et, bien évidemment, par nous-mêmes. Il nous arrive parfois, littéralement, de "passer à côté" d’une copie, d’être aveugles à ce qu’elle contient de plus significatif en bien comme en mal. Il nous arrive aussi parfois de saisir le contenu d’une copie d’une manière apparemment correcte, mais d’être obnubilés dans notre jugement par telle qualité ou tel défaut indûment privilégié. Il y a dans ce résidu de contingence, qui témoigne de la grande difficulté qu’on éprouve toujours à « élargir son point de vue », quelque chose qui prend l’allure d’une fatalité, quelque chose qu’on pourrait désigner comme un « mal radical inné dans la nature du correcteur ».

Le principe de collégialité, toutefois, doit en limiter la portée, et surtout lui seul le peut. D’une manière générale, il nous enjoint de multiplier et de faire varier nos points de vue sur une copie quelconque. Très exactement, il nous fait obligation de faire entrer a priori et à titre limitatif dans nos jugements tel ou tel point de vue, qui n’est pas spontanément le nôtre, mais dont nous savons qu’il pourrait être celui d’autres correcteurs qui sauraient en donner une justification philosophiquement admissible.

On peut ajouter que ce principe de collégialité joue son rôle limitatif d’une manière particulièrement évidente lorsqu’il s’agit de copies auxquelles nous nous apprêtons à attribuer une note très basse. Nous savons en effet qu’une telle note n’est susceptible de faire l’unanimité que lorsque la copie, selon une formule en elle-même obscure mais qui prend précisément son sens lorsqu’on se place au point de vue de la collégialité de la notation, cesse aux yeux de tous les correcteurs d’avoir « forme de copie », c’est-à-dire de représenter une tentative, même totalement inaboutie, même échouant jusqu’à l’absurde, de problématiser quelque chose qui essaye d’être en rapport avec la question posée. Ce n’est donc en aucun cas un barême (qui serait nécessairement arbitraire), mais bien le fonctionnement collégial de la correction lui-même, qui nous impose de réserver les notes très basses à ces copies dont nous sommes assurés qu’aucun collègue ne pourrait en faire une lecture capable de les sauver. Il ne s’agit pas là d’un effet qu’on puisse négliger, puisqu’il revient précisément, dans une notation dont il n’y aurait pas de sens à exiger qu’elle soit « parfaite », à éviter du moins les erreurs et les injustices les plus dommageables.

Retour à la question des principes objectifs de la notation.

Nous tenons maintenant pour acquis qu’il n’y a pas d’autre principe de notation qui puisse avoir autorité dans (et non pas sur) le jugement des correcteurs que ce principe qui s’applique subjectivement au juge lui-même et que nous avons désigné comme le principe de collégialité. Il reste que la notation s’appuie nécessairement sur des principes objectifs, relatifs au contenu de copies, et que ces principes, sans qu’ils puissent jamais pour autant faire l’objet d’une déclaration commune qui ferait loi pour tous, sont nécessairement convoqués, de manière explicite ou implicite, dans toutes nos discussions à propos des copies. Il est donc de la plus grande importance de comprendre comment le principe subjectif et les principes objectifs peuvent s’articuler entre eux ou, mieux, comment doit s’effectuer le passage du premier aux seconds.

Une première remarque s’impose avec évidence. La pluralité des points de vue qui, à la fois, permet et exige l’élargissement du jugement, implique qu’il revient à chacun de formuler pour lui-même les principes qui orientent ou orienteront son jugement. Autant il est exigible que ces principes soient d’un correcteur à l’autre parfaitement consonants, autant il serait absurde de vouloir accorder à une formulation quelconque un privilège sur les autres. Car il n’y aurait plus de sens à vouloir élargir des points de vue qu’on aurait cru, illusoirement bien sûr, pouvoir ramener à un seul. C’est là le sens d’une remarque qu’on entend énoncer souvent lors des réunions des commissions d’entente, savoir que chacun doit en ressortir en s’étant formulé pour lui-même certains principes de correction, mais il n’y a pas lieu de chercher pour ces principes une formulation qui soit la même pour tous.

Ce n’est toutefois pas suffisant. Car cette première conclusion formelle ne peut rien décider du contenu des principes que chacun va devoir se donner. Le principe de collégialité doit encore permettre que chacun formule des principes de correction et de notation dont le contenu soit légitime et philosophiquement pertinent, ce qui est d’ailleurs la condition nécessaire pour que tous les principes des divers correcteurs puissent être en droit consonants.

La difficultése résout aisément. Car ce que révèlent précisément les discussions dans les commission d’entente et d’harmonisation, c’est qu’il n’est à peu près pas un principe formulé par un professeur auquel tous les autres ne reconnaissent une légitimité relative. Cependant, non seulement ces principes sont divers, variables, mais surtout ils se limitent et se modèrent le plus souvent l’un l’autre en raison de la tension qui s’établit entre eux du fait de leur opposition relative. Comme nous l’avons déjà remarqué ci-dessus, le principe subjectif de la collégialité m’oblige alors à faire entrer en ligne de compte dans ma notation à titre limitatif, et donc souvent comme correctif et dans un second temps, telle appréciation de sens ou de valeur qui n’est pas spontanément la mienne, ou même à laquelle je résiste, mais dont je sais pertinemment, pour peu que j’y réfléchisse, que ce serait celle de certains de mes collègues dont je comprendrais les raisons et dont le jugement en général mérite mon intérêt. Il est alors possible de nouveau de poser, mais cette fois a parte objecti, un principe unique, un principe des principes, qui se déduit immédiatement de ce qui était posé par le principe de collégialité a parte subjecti : tout principe de notation, pourvu qu’il soit philosophiquement sensé, est valable à la condition que se réfléchisse en lui la limitation qui lui vient d’un principe (ou de principes) qu’on pourrait lui opposer. Ce principe a sa contrepartie négative, qui est peut-être plus significative que sa formulation positive, et à laquelle nous pensons sans doute trop rarement : c’est que tout principe d’évaluation des copies, si légitime soit-il philosophiquement, est nécessairement dangereux, c’est-à-dire potentiellement mauvais, dès lors qu’il se formule unilatéralement.

Exemples.

On proposera quelques exemples.

1° Soit la question de la prise en charge de la question posée (du sujet).

Un(e) collègue dit : la probité philosophique d’une copie se mesure à l’effort pour questionner la question posée et la prendre réellement en charge dans une démarche problématisante. Sans doute, pourvu qu’il (elle) ajoute : 1) il faut se défier de toute interprétation unique de la question elle-même ; le « hors sujet » ne se détermine pas de manière simple et univoque ; 2) il peut se rencontrer un réel effort philosophique même dans une copie dont le rapport avec le sujet demeure équivoque ou incertain ; 3) l’équité, dans la notation d’une copie qu’on estime hors sujet, exige qu’on tienne compte de la difficulté du sujet proposé, qui se reconnaîtra par exemple à la proportion des copies qui seront tombées dans le même travers.

Un(e) collègue dit au contraire : il peut se rencontrer un réel effort philosophique même dans une copie dont le rapport avec le sujet demeure équivoque et incertain. Sans doute, à condition qu’il (elle) ajoute : cela reste une insuffisance que de ne pas chercher à assumer la question posée, et il y a au contraire un mérite particulier à tenter de le faire. Etc.

2° Soit la question de l’utilisation de références philosophiques par les élèves.

Un(e) collègue dit : une doxographie n’a pas de valeur philosophique. Sans doute, pourvu qu’il (elle) ajoute : 1) un enchaînement de paragraphes d’allure doxographique peut correspondre dans certains cas au déploiement latent de questions successives et progressives ; il s’agit alors davantage de maladresse que d’inconsistance philosophique ; 2) Ce n’est pas la restitution de la pensée d’un philosophe qui est constitutive de la doxographie, mais la réduction de cette pensée à une opinion ; 3) même une doxographie réelle, c’est-à-dire une culture philosophique adultérée, reste supérieure à la nullité absolue.

Un(e) collègue dit au contraire : il faut valoriser les copies qui témoignent de la compréhension de textes étudiés dans l’année et de l’acquisition d’une réelle culture philosophique. Sans doute, mais il faut ajouter : 1) on préférera toujours, parmi ces copies, celles qui ont déployé un réel travail de problématisation dans lequel les références ont trouvé leur véritable place ; 2) on n’est jamais en droit d’exiger des références, dès lors qu’il y a effectivement de la philosophie dans une copie. Etc.

3° Soit la question de la progression méthodique de la réflexion et de l’organisation de la dissertation.

Un(e) collègue dit : dans une copie, il faut valoriser la rigueur dans le déploiement progressif d’un problématique. Sans doute, pourvu qu’on ajoute : 1) le travail de problématisation caractérise le mouvement même de la réflexion, on ne peut donc le réduire à un moment introductif et à une structure d’ensemble (le « plan ») qui en dépendrait ; 2) c’est pourquoi il peut très bien arriver que la problématisation demeure superficielle dans une copie en apparence fortement structurée, et qu’elle soit à certains moments plus radicale dans une copie maladroite et mal organisée.

Un(e) collègue dit au contraire : qu’une copie progresse méthodiquement n’est pas l’essentiel ; ce qui compte, c’est qu’il y ait dedans de réels moments de philosophie, où certains problèmes sont aperçus avec radicalité. Très bien, mais il faut évidemment ajouter : la capacité de progresser avec rigueur et méthode témoigne d’une réflexivité qui ajoute une valeur supplémentaire aux mouvements immanents du contenu qui peuvent, sinon, se livrer d’une manière désordonnée. Etc.


La notation.

Si le jugement porté sur une copie est un jugement réfléchissant, il reste que le fait d’attribuer à cette copie une note constitue un acte de détermination (de détermination de sa valeur en tant que copie philosophique d’un élève de Terminale) et même de schématisation (de schématisation - au sens kantien - de la valeur par un nombre). De ce fait, toutes les copies, pourtant irréductiblement singulières, vont se trouver comparées et mesurées sur une échelle quantitative unique. Il n’y a là en soi rien de choquant : les analyses précédentes tendent à montrer que l’effort pour élargir son point de vue en direction d’une universalité virtuelle chez celui qui juge a son corrélat dans la capacité qu’acquiert l’objet singulier du jugement à entrer en résonnance avec d’autres dans une comparaison qui tend aussi vers une extension universelle.

Mais peut-on aller plus loin ? Peut-on fonder sur ce que nous avons appelé le principe de la collégialité nécessaire de la notation en philosophie la détermination d’une échelle de notes ? Si les analyses précédentes se rapportaient plutôt, dans l’ensemble, à la fonction des réunions d’entente, la question posée ici regarde plus particulièrement celle des commissions d’harmonisation.

Le meilleur biais pour aborder les difficultés soulevées par l’établissement d’une échelle de notation est peut-être de s’interroger sur la signification qui s’attache à la notion de copie « moyenne », c’est-à-dire méritant la note de 10. Là encore, considérer les choses a parte objecti ne permet pas de s’y retrouver, mais conduit au contraire à une contradiction apparemment insoluble. L’objet, ici, apparaît en effet sous une double forme, comme ce qu’il est et comme ce qu’il doit être : il est déterminé par une confrontation entre le fait et la norme. On ne pourra donc, au choix, qu’ajuster la norme au fait, ou le fait à la norme, d’une manière totalement extérieure dans les deux cas. Dans le premier cas, on attribuera la note de 10 à une copie qui sera censée se situer à la moyenne statistique, dans une totale indifférence à sa valeur propre. Dans l’autre cas, on attribuera la note de 10 à une copie qu’on jugera, au contraire, moyenne quant à sa valeur, mais par rapport à une norme qu’on aura posée sans se soucier de ce que les élèves semblent être effectivement en mesure de réaliser. Il est facile de dégager les conséquences absurdes de ces deux manières de noter les copies en ne considérant que leur objectivité réelle ou idéale, et en ignorant le moment subjectif qui est l’essence même du jugement. D’un côté, une moyenne simplement redondante par rapport à la réalité empirique des copies resterait toujours la même que les cours soient bons ou mauvais, que les élèves travaillent ou ne travaillent pas. A l’opposé, une moyenne purement idéalisante ne varierait pas seulement en fonction des performances de l’enseignement et des efforts des élèves, mais d’abord et surtout en fonction d’un niveau d’exigence posé arbitrairement, qui ne serait plus la norme immanente du travail réalisé, mais sa transposition imaginaire. Au lieu de chercher ce qui est dans la copie qu’on lit, on ne chercherait dans un cas que ce qui est dans toutes les autres, pour permettre la comparaison, dans l’autre cas ce qui n’est pas dans cette copie, pour mesurer l’écart par rapport à un idéal de perfection supposé. Paradoxalement, l’effort illusoire pour objectiver la copie aboutit nécessairement à ne pas entrer en rapport avec ce qui est effectivement dedans.

On voit qu’aucune détermination de l’échelle de notation n’est possible à partir de l’objet, qu’il soit décrit empiriquement ou défini idéalement. Reste donc, une fois de plus, comme seule possibilité, celle de se placer au point de vue subjectif du jugement pour voir ce qu’il requiert quant à la saisie de l’objet. Il faut chercher "ce qu’on note" en se demandant seulement "comment on le note".

Or, il est facile d’indiquer ce que le jugement cherche à apprécier dans une copie : c’est toujours la manière dont elle témoigne d’un certain travail, qu’il faut entendre non seulement comme un effort scolaire, mais comme un véritable travail philosophique sur soi-même. Ce que disent les correcteurs dans les réunions est à cet égard éclairant : une formule qui revient très souvent est qu’une copie convenable est celle que le candidat n’aurait certainement pas pu écrire en début d’année, avant d’avoir « fait de la philosophie ». On pourra donc admettre qu’une copie qui mérite 10 est celle qui témoigne d’un travail moyen partant d’un naturel moyen. On voit que les points de vue descriptifs et normatifs sont ici réellement médiatisés l’un par l’autre, au lieu de faire l’objet d’un compromis arbitraire. La norme redevient immanente à la réalité, en même temps que la réalité ne peut plus être saisie sans sa norme. En effet, d’un côté, c’est par rapport à des élèves réels, ceux qui se trouvent effectivement scolarisés dans tel secteur déterminé de l’Ecole, que peut s’apprécier ce qu’on doit considérer comme « un travail moyen partant d’un naturel moyen » : il est évident que cette expression ne peut pas s’entendre, par exemple, de la même manière dans les séries d’enseignement général et dans les séries technologiques. Mais, d’un autre côté, cette manière de déterminer quelle copie mérite la note de 10 ne conduit nullement à désigner celle qui se trouve factuellement représenter la moyenne statistique de l’échantillon : la moyenne statistique de toutes les copies sera au contraire plus ou moins élevée selon l’efficacité du travail philosophique qu’auront pu effectuer ensemble professeurs et élèves.

Que nous est-il permis d’espérer ?

Des écarts de notation entre les correcteurs subsistent inévitablement ; il arrive rarement, mais il arrive parfois qu’ils soient importants. Qu’ils ne soient pas plus grands que dans les autres disciplines et que nous en soyons probablement plus conscients ne les rend pas plus admissibles. Nous voudrions conclure en indiquant quelles raisons tant a priori qu’a posteriori peuvent faire légitimement espérer qu’ils continuent de se réduire.

Nous commencerons par les raisons a posteriori. L’expérience d’une partie importante du travail effectué dans les commissions au moment du baccalauréat, surtout au cours des réunions les plus récentes, montre que les correcteurs discutent de plus en plus sereinement, dans un esprit qui n’est plus celui d’une affirmation par chacun de la valeur absolue de son point de vue particulier, mais celui de la recherche d’une entente (on peut jouer sur l’équivoque de ce mot) de tous les points de vue, de telle sorte que les écarts de note tendent effectivement à se réduire beaucoup sur la plupart des copies. L’expérience de la formation des professeurs stagiaires et celle de divers stages de formation continue permet même d’affirmer que la convergence des notes peut être encore plus grande si les principes mêmes qui doivent présider à la notation ont fait auparavant l’objet d’un examen et d’un débat philosophiques en commun, un peu selon les idées qui ont été exprimées ici : sans doute le jugement ne s’apprend-il pas, mais s’exerce seulement ; mais il s’exerce mieux s’il essaye de réfléchir ses conditions de possibilité a priori.

Les raisons a priori d’espérer de nouveaux progrès dans notre notation sont d’ailleurs nécessairement plus décisives. Dans les années 70, un professeur de philosophie, fort d’une expérience heureuse de double correction lors d’une épreuve de concours, avait déclaré en manière de boutade que « la notation est une science exacte ». C’est une boutade qu’il faut prendre au sérieux. A priori, la rectitude du jugement qui réfléchit son objet n’a rien à envier à l’exactitude du jugement qui le détermine. Comme on vient de le dire, il suffit, pour que cela se vérifie, que le jugement réfléchisse sérieusement sur ses propres conditions a priori, et qu’il s’exerce avec le même sérieux dans les occasions et les formes institutionnelles qui s’y prêtent le mieux.

Si la pensée philosophique est essentiellement jugement, tout jugement, même celui qui, modestement, porte sur la valeur de copies d’élèves, est pour elle une épreuve de la vérité de ses prétentions. Mais, si nous avons le devoir de bien juger, c’est aussi que nous le pouvons. Il suffit que nous n’en négligions pas les moyens.